La « psychologie des foules » de Gustave Le Bon, a très largement contribué à stigmatiser en une image d’irrationalité fondamentale les groupes sociaux. Selon les propres termes du médecin et sociologue français, dont se réclamaient Goebbels et Mussolini, la foule, comme tout phénomène collectif, serait synonyme de régression et d’hypnotisme à grande échelle.
- Introduction
L’argument présenté dans ce texte consiste à interroger la généralité de cette conception, en précisant dans quelle situation les groupes deviennent violents. Après avoir identifié les facteurs sociaux classiquement associés à la violence individuelle dans la criminologie contemporaine et leur pertinence dans l’analyse des violences collectives, cet article s’attache à démontrer que la violence des groupes n’est ni aléatoire ni irrationnelle, et découle de l’une des propriétés du groupe social, qui est d’extrémiser les dispositions et normes préexistantes des individus.
Bien qu’un phénomène collectif ne soit pas réductible à la somme de ses composantes individuelles, la connaissance des facteurs associés à la violence des individus est très utile. Actuellement, la criminologie quantitative identifie trois grands types d’explication des comportements agressifs et délinquants. Le premier type regroupe trois formes de contrôle qui, lorsqu’ils sont déficitaires, rendent plus probable agression et délinquance : le contrôle externe (opportunités de délinquance offertes par l’environnement), le contrôle interpersonnel (attachements sociaux éloignant de la violence), et le contrôle interne (normes morales opposées à la violence et intériorisées par l’individu). Le deuxième type d’explications rassemble les facteurs liés à l’apprentissage des normes déviantes (degré d’exposition et impact des modèles déviants). Enfin, le troisième type réunit les facteurs liés à la frustration individuelle et sociale. Après avoir rapidement présenté chacun d’entre eux, je montrerai leur pertinence dans l’explication des violences collectives.
- Les trois grandes explications du comportement agressif et délinquant
Les comportements d’agression résultent de déficits dans la régulation sociale formelle ou informelle. Cette affirmation se perçoit actuellement dans de nombreux travaux en criminologie. Dans l’esprit d’un Hobbes, pour lequel toute vie sociale demeure vouée à la violence et à la brutalité, en l’absence des contraintes fixées par le contrat social, ou d’un Durkheim, qui analyse le caractère psychologiquement coercitif des représentations collectives sur le comportement humain, cette explication se présente sous la forme d’une question paradoxale : pourquoi ne sommes-nous pas des êtres violents ? L’ancienne réponse de Glaucon, mise en scène par Socrate dans La République, apparaissait sans appel : en l’absence de contrainte forte, n’importe quel humain transgresserait les règles de base de la vie collective s’il pouvait en tirer quelque bénéfice, comme l’illustre l’exemple de la fable de Gygès.
Après qu’une forte pluie se fut abattue, causant un glissement de terrain, un endroit de terre se déchira et […] s’ouvrit une béance dans le lieu où Gygès faisait paître. […] S’y penchant, il aurait vu que s’y trouvait un cadavre […] qui ne portait rien si ce n’est, à la main, une bague en or. Il s’en serait emparé, et serait ressorti. Or, comme avait lieu le rassemblement habituel aux bergers, destiné à rapporter chaque mois au roi l’état des troupeaux, lui aussi y serait venu, portant la bague en question. S’étant assis parmi les autres, il aurait tourné par hasard le chaton de la bague vers lui-même, vers l’intérieur de sa main, et dès lors serait devenu invisible pour tous ceux qui siégeaient à coté de lui […]. Il s’en serait émerveillé, et manipulant la bague en sens inverse, aurait tourné le chaton vers l’extérieur, et […] serait redevenu visible […]. Dès qu’il s’en serait aperçu, il aurait fait en sorte d’être parmi les messagers qui allaient auprès du roi, et une fois là-bas, ayant commis l’adultère avec la femme du roi, il aurait comploté avec elle pour tuer le roi et ainsi s’emparer du pouvoir.
Platon, La République, Livre II.
La première forme de contrôle est appelée le contrôle direct. Elle correspond à un jeu de surveillance, de contraintes physiques et de sanctions. On sait par exemple que la quantité de dégradations et de violences observées dans les lieux publics urbains est liée à l’importance du contrôle formel ou informel qui y est effectivement exercé, qu’il s’agisse des dégradations dans les bus (vingt fois plus importante dans l’étage supérieur que dans l’étage inférieur, où se trouve le chauffeur) ou les espaces scolaires (dont la superficie, indépendamment du nombre d’élèves, est corrélée aux violences et dégradations). Cette idée de contrôle s’applique également à d’autres contextes, comme la famille, où l’on constate que la surveillance parentale est inversement proportionnelle à la délinquance des adolescents (ce résultat résiste au contrôle statistique d’autres facteurs comme le niveau économique du ménage, par exemple) ; elle permet de comprendre en partie pourquoi les aînés, les personnes de sexe féminin, ou encore celles issues de fratries peu nombreuses, sont moins enclins à la délinquance que les autres. Un autre exemple illustrant que l’absence de contrôle permet la délinquance est donné par l’économiste Stanley Levitt (2005). Ce professeur à l’université de Chicago a constaté que l’entrée en vigueur aux États-Unis d’une nouvelle procédure fiscale, consistant simplement à mentionner le numéro de sécurité sociale sur la déclaration d’impôts (et non simplement le nom de l’enfant), a provoqué la « disparition » brutale de 7 millions d’enfants américains, soit une évaporation du dixième de leur nombre ! On pourrait citer maints exemples historiques de pillages et violences diverses facilités ici par telle catastrophe naturelle (l’exemple de la Nouvelle-Orléans n’est pas loin), là par telle grève des services du maintien de l’ordre, pour alimenter cette idée simple : le relâchement du contrôle direct crée des opportunités déviantes que certains s’empressent de saisir. On se limitera ici à ces quelques exemples. Bien qu’un contrôle direct excessif puisse avoir des effets contre-productifs, en augmentant la frustration (voir ci-après), l’absence de contrôle direct est fréquemment liée à des comportements indésirables.
Toutefois, les êtres humains sont plus durablement influencés par d’autres formes de contrôle, que l’on peut appeler des contrôles interpersonnels. Des études réalisées en France auprès de milliers d’adolescents scolarisés indiquent que l’attachement aux parents, aux enseignants ou aux autorités, comme la police, sont inversement liés à la délinquance. Les principaux régulateurs du comportement social sont en effet d’autres êtres sociaux et des institutions sociales. Dans une ancienne recherche, on demandait à de jeunes de 15 à 21 ans quelles seraient les conséquences qui compteraient le plus pour eux s’ils étaient arrêtés pour un délit. Tandis que seulement 10 % mentionnaient la sanction pénale et 12 % l’apparition publique au tribunal, 55 % évoquaient la réaction de leurs proches, famille ou petite amie. Une importante synthèse de Lawrence Sherman a montré que le taux de récidive de conjoints ou maris violents lorsqu’ils étaient arrêtés immédiatement après les faits était plus faible que lorsqu’ils étaient simplement admonestés par les forces de l’ordre, mais ce uniquement s’ils avaient un attachement social significatif (profession, lien conjugal). Dans le cas contraire, la sanction avait un effet d’augmentation de la récidive. En tant qu’êtres sociaux, l’orientation de nos pensées et de nos comportements est fortement liée à nos attachements, littéralement vitaux.
L’idée de contrôle direct tout comme celle de contrôle interpersonnel décrivent une moralité extrinsèque très conforme à une idée que Bentham développe dans le Panoptique : « être incessamment sous les yeux d’un inspecteur, c’est perdre en effet la puissance de faire le mal ». Cette conception risque néanmoins de faire oublier que la plupart des conduites individuelles traduisant un respect des lois ne nécessitent pas de contraintes physiques ou sociales immédiates. Une troisième forme de contrôle, appelée contrôle interne, complète donc les deux premières. Elle correspond aux normes morales intériorisées par l’individu et s’exprime par exemple à travers le jugement de gravité porté sur tel ou tel comportement. Des adolescents qui jugent bénigne telle conduite délinquante en ont plus fréquemment été auteurs dans le passé. Le contrôle interne correspond en outre à la capacité de mettre en œuvre une décision comportementale, qui résulte elle-même de deux influences : les caractéristiques neuropsychologiques de l’individu (la « force de la volonté », par exemple) et le contexte dans lequel le comportement est réalisé (fatigue, influence de substances psychoactives).
Le deuxième type explicatif tient pour responsable de la violence l’observation de conduites délinquantes et l’association à des sources d’influence délinquante. L’une des observations les plus récurrentes de la criminologie est la suivante : le meilleur prédicteur statistique de la délinquance d’un individu est la délinquance de ses amis. Ce constat n’est pas réductible à une simple tendance homophilique qui voudrait que l’on s’associe préférentiellement aux personnes qui nous ressemblent. En réalité, la délinquance est véritablement apprise au contact des pairs délinquants : c’est ce que démontrent les recherches longitudinales consistant à réaliser un suivi des mêmes personnes durant plusieurs années. Le groupe délinquant initie et renforce la délinquance de ses membres à plusieurs niveaux. Tout d’abord, il est dispensateur de normes délinquantes et de modes de conduite délinquants. Il fournit en outre des gratifications matérielles ou symboliques aux auteurs d’actes transgressifs. Il offre enfin un échantillon de modèles, de modes de conduite et de techniques spécifiques, qui seront susceptibles d’être imités. Comme n’importe quel apprentissage, l’acquisition de comportements agressifs est stimulée par les encouragements dispensés par l’environnement. Par exemple, Ennis et Zanna (1991) ont montré que les adolescents joueurs de hockey, dont les pères applaudissent lorsque le jeu est plus agressif, sont plus violents sur la glace que les autres. Faire soi-même l’expérience d’encouragements ou de désapprobation n’est pas nécessaire pour acquérir des connaissances et des modes de conduite : l’observation d’autrui est également très efficace. Divers exemples issus de la psychologie sociale expérimentale montrent que des enfants qui observent incidemment des modèles agressifs, par rapport à des enfants exposés à des modèles neutres, expriment davantage de conduites agressives par la suite, et ce d’autant plus que les modèles observés tirent profit de leurs actes, sont attractifs ou encore ressemblent aux observateurs. Des centaines de recherches réalisées sur le rôle de l’exposition à des scènes de violence médiatisée sur l’agression vont dans ce sens.
La violence apparaît également à la suite de frustrations et plus largement d’émotions négatives. Le troisième type explicatif en rend particulièrement compte. Bien que l’expérience de frustrations ou d’émotions négatives ne soit ni nécessaire ni suffisante pour déclencher un comportement agressif (l’interprétation de la situation est déterminante, de même que la personnalité de l’individu), elle y est fréquemment associée. Dans une ancienne expérience, Barker et ses collègues ont étudié le jeu spontané d’enfants auxquels des jouets étaient mis à disposition. Certains enfants devaient longuement attendre avant de jouer : ils voyaient les jouets mais ne pouvaient physiquement les atteindre. D’autres enfants, dans un groupe témoin, pouvaient manipuler immédiatement les jouets. L’observation des enfants a montré que ceux qui avaient préalablement été frustrés avaient des comportements plus destructeurs, jetant plus fréquemment les jouets au sol ou sur les murs de la pièce. Dans une étude plus récente réalisée à Lille par Francoise Van Düuren et Jean-Pierre Di Giacomo, certains participants recevaient (aléatoirement) une évaluation négative ou positive d’une tâche qu’ils venaient d’effectuer. Il est apparu que ceux qui avaient obtenu une évaluation négative étaient plus enclins à accepter ensuite d’être complices du vol d’un objet supposé appartenir à une autre personne. Les études consacrées à la frustration permettent de distinguer les frustrations occasionnées par l’impossibilité d’atteindre un but (par exemple, démarrer la réalisation d’une tâche donnée et être empêché de la poursuivre), qui donnent souvent lieu à des réactions moins agressives que celles qui résultent d’une menace pour la valeur de soi, comme c’est le cas lorsqu’un individu est insulté par un autre. Ces deux types de frustration peuvent être liés, comme on l’observe dans ce que l’on appelle l’incohérence de statut. Les travaux consacrés aux violences conjugales montrent ainsi que lorsqu’un homme subit un écart entre sa qualification professionnelle et le métier qu’il occupe effectivement (il est par exemple titulaire d’un diplôme valorisant, mais n’a trouvé qu’un emploi plus faiblement qualifié ou moins bien rémunéré qu’il pouvait l’espérer), il est six fois plus enclin que la moyenne à agresser sa femme. Lorsque la valeur que l’on s’attribue à soi-même est menacée par autrui, l’agression verbale ou physique n’est généralement pas très loin. Une très grande proportion d’homicides résultent d’un écart entre la haute opinion que les gens se font d’eux-mêmes et la manière irrespectueuse dont ils s’estiment être traités par quelqu’un. Cette idée, qui invalide la croyance de sens commun selon laquelle une faible estime de soi serait génératrice de violence, reflète une intuition très hobbesienne : pour le penseur anglais, l’une des principales sources de la violence est la fierté. Dans une étude consacrée à cette question, des sujets étaient insultés par un assistant de recherche passant lui-même pour un participant, et avaient la possibilité de l’agresser en retour. Il est apparu que par rapport aux sujets qui n’avaient pas été insultés, ceux qui l’avaient été et qui avaient une haute image d’eux-mêmes (cela était évalué au préalable au moyen d’un questionnaire psychométrique) avaient une réaction significativement plus agressive. Ce résultat est conforme aux observations de terrain de Martin Janowski (1991), sociologue ayant partagé le quotidien d’une douzaine de gangs pendant plus de 10 ans : individuellement et collectivement, les membres du gang avaient une haute opinion d’eux-mêmes. La fierté est exacerbée lorsque le manque de respect supposé est public ; or, dans plus de la moitié des homicides examinés dans une étude de référence, une audience est présente, encourageant éventuellement les protagonistes à se battre.
La frustration, on l’a dit, ne mène toutefois pas inéluctablement à l’agression. Il existe en outre des agressions qui ne résultent pas de frustrations. Trois stratégies cognitives majeures permettent de diminuer considérablement la frustration : la dévaluation du but visé (minimiser la valeur du but), la minimisation du besoin éprouvé à l’atteindre (se convaincre qu’il n’est pas important d’y parvenir), ou l’autodépréciation (penser qu’on ne mérite pas d’atteindre le but visé). La frustration éprouvée peut également être diminuée par le recours à des stratégies non agressives (se relaxer, s’adonner à un loisir). Divers modulateurs sont à mentionner, concernant tant l’individu faisant l’expérience d’une frustration que le type de frustration elle-même. Les personnes les plus susceptibles de réagir à la frustration par la violence ne disposent généralement pas de ressources et de qualifications leur permettant de la gérer de manière légitime (compétences verbales limitées, ressources intellectuelles, relationnelles et financières faisant défaut) et sont plus fréquemment caractérisées par des traits de personnalité comme l’impulsivité ou l’irritabilité. Les types de frustration les plus fortement associés à la violence sont celles qui sont perçues comme intentionnelles, injustes, sont de forte intensité et associées à des incitations à la violence de la part d’autrui.
- Expliquer la violence collective
- La violence collective et la désindividuation
Les grandes explications de la délinquance individuelle qui viennent d’être mentionnées éclairent certains aspects importants des violences collectives. Selon la théorie du contrôle, la violence résulte d’une absence de surveillance ou de contraintes physiques, sociales ou psychologiques. Le groupe apporte un anonymat et une désindividuation propices à une baisse du contrôle et à une suspension temporaire des normes opposées à la violence. L’intensité de la désindividuation étant théoriquement fonction de la taille du groupe lui-même, on doit s’attendre à une plus grande propension à la violence lorsque les groupes sont plus denses. De même, on peut supposer que plus la désindividuation est importante, plus la violence exprimée est intense. Cette dernière hypothèse a été traitée par Robert Watson, qui a étudié des documents archéologiques provenant de 24 cultures. Ce chercheur a montré que dans les sociétés où les guerriers cachaient leur identité avant d’aller à la guerre (par exemple en se peignant le visage ou le corps), ceux-ci étaient significativement plus enclins à tuer, torturer ou mutiler des prisonniers captifs que des combattants qui ne cachaient pas leur identité. Concernant le lien entre la taille du groupe et les actes agressifs, une étude de Mullen, (1986) fondée sur des archives de lynchages sur 50 ans, montrait que plus une foule était nombreuse, plus étaient fréquentes des atrocités comme brûler, lacérer et démembrer la victime. Dans une autre étude très illustrative, Mann (1981) s’est intéressé à 21 cas où une foule entourait une personne menaçant de se jeter d’un édifice ou d’un pont. Il a observé que si la foule était peu nombreuse et agissait en plein jour, les gens ne poussaient généralement pas le désespéré au suicide, contrairement à des situations où la foule était plus dense et lorsque l’événement se produisait la nuit. Dans ce cas, les incitations à sauter étaient plus fréquentes.
Pour tester de manière expérimentale l’hypothèse voulant que la désindividuation soit génératrice d’agression, Phil Zimbardo, de l’univerité de Stanford, a fait écouter à des participants de recherche l’enregistrement d’une personne passant pour une victime et apparaissant comme altruiste et agréable, ou au contraire égocentrique et désagréable. Certains participants étaient individués (portant un large badge marqué de leur prénom), d’autres étaient désindividués (portant des vestes de laboratoire et des masques). Les participants apprenaient ensuite que l’étude concernait le conditionnement, et qu’ils auraient à administrer des chocs électriques douloureux à quelqu’un (en réalité un acteur). Les résultats ont montré que les personnes désindividuées administraient des chocs presque deux fois plus longs que les autres. Dans une autre étude, Diener (1979) a fait en sorte que 1 352 enfants déguisés à l’occasion de la fête d’Halloween sonnent à diverses maisons dispersées dans la ville de Seattle pour quémander des friandises. Dans la vingtaine de maisons que comptait l’étude se trouvaient des assistants de recherche qui demandaient leur prénom à certains enfants et non à d’autres. Une triple désindividuation était donc induite pour certains sujets : aux masques (portés par tous) s’ajoutaient le caractère collectif de la situation et l’anonymat. Reçus dans chaque maison, les enfants étaient invités à prendre une seule friandise, puis laissés seuls. On observait alors à leur insu s’ils chapardaient des friandises supplémentaires et s’ils volaient de l’argent, qui se trouvait dans une coupe sur une table disposée à proximité. Les résultats ont montré que 57 % des enfants en groupe et dont le prénom n’avaient pas été identifié (anonymes) étaient auteurs de vol, tandis que tel était seulement le cas de 7,5 % de ceux qui étaient seuls et dont le nom était connu. Dans les deux autres conditions expérimentales (en groupe et non anonyme, ou seuls et anonyme), 20 % des enfants volaient. Un dernier exemple d’étude réalisée quelques années plus tard en Allemagne est particulièrement intéressant, car il s’agit d’une expérimentation de terrain. L’étude a consisté à regrouper aléatoirement par cinq des élèves pour une compétition de handball. Certaines équipes portaient un tee-shirt orange, d’autres n’étaient pas désindividuées de la sorte (chaque membre avait ses vêtements ordinaires). Les résultats du codage des comportements observés durant la compétition ont montré que les équipes orange jouaient plus agressivement que les autres.
Pourquoi la désindividuation rend-elle plus violent ? Tout d’abord, elle contribue à abaisser le sentiment de responsabilité individuelle. Ensuite, elle altère la conscience de soi en diminuant notamment la capacité de l’individu à vérifier l’adéquation entre ses normes personnelles et ses comportements en situation. Nous verrons toutefois plus loin que la désindividuation n’a pas nécessairement d’effets destructeurs.
Nous avons noté que le deuxième type d’explication individuelle des violences correspond aux apprentissages sociaux et à l’imitation d’autrui. L’une des idées développées par Gustave Le Bon est précisément que, dans la foule, « tout sentiment, tout acte est contagieux » (1963, p. 13). Cette contagion serait indifférenciée :
« Les déformations qu’une foule fait subir à un événement quelconque dont elle est le témoin devraient, semble-t-il, être innombrables et de sens divers, puisque les hommes qui la composent sont de tempérament fort variés. Mais il n’en est rien. Par suite de la contagion, les déformations sont de même nature et de même sens pour tous les individus de la collectivité ; […]. La qualité mentale des individus dont se compose la foule ne contredit pas ce principe. Cette qualité est sans importance. Du moment qu’ils sont en foule, l’ignorant et le savant deviennent également incapables d’observation. » (P. 20.)
Contrairement à ce qu’affirme Le Bon, les phénomènes collectifs affectent la population de manière inégale. La « contagion mentale » est sélective. Un premier exemple illustrera ce point : l’anthologique panique des auditeurs de la radiodiffusion du roman de H.G. Wells intitulé La Guerre des mondes, le 30 octobre 1938. Un tiers des six millions d’auditeurs de cette émission a cru à une véritable émission d’information, et plus de la moitié d’entre eux a été en proie à la panique, créant embouteillages et accidents en fuyant à la hâte leurs domiciles. Les réactions observées n’ont rien eu d’aléatoire : la panique a essentiellement touché certains auditeurs, notamment ceux ayant un faible niveau d’instruction, des faiblesses psychologiques, un sentiment d’insécurité élevé, et dont le lieu d’habitation était situé plus à proximité de la localité du New Jersey, dans laquelle l’invasion de Martiens était supposée se produire. Dans une analyse sociologique de 341 émeutes urbaines, Mc Phail (1994) a montré par ailleurs que les troubles sont généralement orientés vers des buts politiques particuliers, ou l’opposition à des groupes spécifiques, et ne constituent pas « des explosions » anomiques. Concernant le phénomène de lynchage, toutes les fois où une enquête est faite, il s’avère que la sociologie des personnes les plus actives dans la foule montre qu’ils se composent d’individus en situation de précarité économique et sociale.
En ce qui concerne le rôle de la frustration, des analyses économiques indiquent que la probabilité de violences collectives est liée à des facteurs identifiables. Une corrélation solide apparaît par exemple entre la réalisation de lynchages de minorités noires dans le sud des États-Unis et la diminution du prix du coton. D’autres travaux montrent que des stimulations environnementales aversives, comme une température élevée, augmentent la probabilité d’occurrence de violences collectives (Anderson, 1987).
- Normes collectives et violence
Nous avons noté l’importance des normes dans l’explication des violences individuelles. Cette donnée est également importante pour expliquer le comportement collectif. Les recherches réalisées sur la prise de décision collective ont mis en évidence l’intéressant phénomène de la polarisation de groupe, qui correspond à la tendance à prendre en groupe des décisions plus extrêmes que les décisions individuelles. Cette tendance à un déplacement vers des conduites plus extrêmes (le risky shift) a été très documentée dans le domaine de la prise de risque. Cette polarisation s’exprime également au niveau des attitudes sociales. Ainsi, des personnes rassemblées selon un critère homophilique quelconque (par exemple leur opposition commune à telle mesure gouvernementale) et échangeant leurs opinions sur cet objet auront une position plus extrêmes après la discussion collective qu’avant. Ce phénomène est important, car il apporte un éclairage nouveau à la psychologie collective. Un groupe violent sera souvent un groupe adoptant, en les extrémisant, des orientations qui étaient déjà présentes à l’origine chez au moins une partie de ses membres. Mc Cauley et Segal (1987) ont analysé diverses organisations terroristes du monde entier et ont constaté que l’émergence du phénomène terroriste est très graduelle, et se développe chez des activistes rapprochés par certaines positions qui, à l’écart d’influences modératrices, finissent par extrémiser leurs positions initiales.
Le premier aspect à subir une extrémisation sera l’identité collective elle-même. La différenciation entre l’intérieur et l’extérieur du groupe, qui s’opère dans des conditions minimales (par exemple la simple affectation aléatoire d’individus dans un groupe A et un groupe B) va constituer en soi une source puissante de désinhibition comportementale. Contribuant simultanément à l’autovalorisation du groupe (on a vu plus haut qu’elle est potentiellement source de violence) et à la dépréciation des exogroupes (ce qui rend plus acceptable un traitement déshumanisant envers eux), la constitution de frontières psychologiques de ce type est un puissant ferment de violences collectives. Par exemple, la différentiation intergroupe et la dépréciation d’un exogroupe ont précédé l’holocauste nazi, le génocide arménien en Turquie, l’autogénocide cambodgien et les disparitions en Argentine.
L’idée du groupe comme facilitateur d’agression (et non comme intrinsèquement générateur d’agression) par extrémisation normative nous conduit à évoquer à nouveau les travaux sur la désindividuation. Bien que l’anonymat conféré par la participation collective soit associé à des actes de violence, certains travaux suggèrent que la désindividuation pourrait également générer des comportements non violents. Par exemple, des personnes à qui l’on fait porter des uniformes d’infirmières adoptent des conduites moins agressives que des personnes non désindividuées. Ce résultat interroge les conclusions tirées des recherches sur la désindividuation. Il se pourrait que la signification sociale des moyens utilisés pour désindividuer les participants aux recherches ait implicitement instillé des normes agressives. Dans certaines études par exemple, les vêtements et masques portés par les sujets ressemblaient à ceux du Ku Klux Klan. Est-il étonnant, dans ces conditions, que les comportements adoptés aient été négatifs ? De tous ces travaux, ce qui peut être conclu avec certitude, c’est que la participation collective a pour effet d’extrémiser les attitudes et les décisions comportementales, et non de plonger l’individu dans une irrationalité fusionnelle. Cela étant posé, on peut ensuite noter que la situation collective n’est pas obligatoirement synonyme de violence. « Criminelles, les foules le sont souvent, certes, mais souvent aussi héroïques » (p. 15), écrira Gustave Le Bon, à qui il faut donner raison sur ce point. Il pensait toutefois que l’altruisme de la foule n’était que l’expression de son impuissance à se raisonner (p. 129). Il eût été moins inexact de voir dans la foule héroïque l’action des personnes et des idées qui la composent.