N°24 | L’autorité en question / Obéir-désobéir

Yann Talbourdet

Un légionnaire dans le vignoble

Quinze ans de vie militaire. Presque onze comme officier de la Légion étrangère. Et en arrivant en entreprise exactement la même appréhension qu’avant de me présenter pour la première fois devant le colonel commandant le régiment au sein duquel je devais servir. Appréhension, curiosité, impatience aussi. Parce que, de nouveau, j’allais devoir faire mes preuves. Une série de questions se bousculait dans ma tête : « Vais-je savoir m’adapter ? », « vais-je être aussi compétent que sous l’uniforme ? », « suis-je fait pour ce poste ? », « moi qui vais être cadre, comment vais-je exercer mes responsabilités ? », « mon expérience de l’exercice du commandement me servira-t-elle ? »... En y réfléchissant presque treize ans plus tard, ces questions gravitaient toutes autour de la notion d’autorité.

Mon arrivée au domaine viticole bordelais Clarence Dillon n’a pas été marquée par une prise de fonction officielle. Pas de formule à la fois traditionnelle et légale : « Vous lui obéirez en tout ce qu’il vous commandera : le respect des lois, l’exécution des ordres, l’application du règlement militaire pour le succès des armes de la France. » Pas de cérémonial. Simplement la légitimité fournie par le choix du directeur et une tâche à accomplir. Alors a commencé le travail de tous les jours, au cours desquels, simplement, en montrant l’exemple, en écoutant, en organisant, en faisant confiance, on se fait connaître, on se fait reconnaître, on devient progressivement, avec la réussite, un élément cadre, une personne qui fait référence, une autorité.

Cet article ne prétend en aucune façon faire le tour du vaste et complexe sujet de l’autorité en entreprise. D’abord parce que je ne peux porter témoignage que de mon expérience personnelle. Ensuite parce que ce sujet est trop dépendant de paramètres sociologiques : l’entreprise, son secteur d’activité, sa taille, sa population, son histoire, son évolution, sa direction constituent autant de variables dont le croisement aboutit à un style de management, à un mode d’exercice de l’autorité forcément différent d’un établissement à l’autre.

Néanmoins, de prime abord, il semble que l’autorité repose toujours sur les mêmes fondements : une hiérarchie, un engagement d’obéissance, des règles et des sanctions. Cela vaut pour l’entreprise comme pour toute institution civile ou militaire. La hiérarchie doit être connue : l’organigramme positionne tous les salariés par rapport à l’encadrement, avec plusieurs niveaux identifiables par les fonctions (directeur, responsable, chef, agent, ouvrier) et/ou par le statut (cadre dirigeant ou non dirigeant, agent de maîtrise, employé). Et la hiérarchie doit être reconnue : il est essentiel que chacun puisse s’y situer et reconnaître un supérieur ou un subalterne... Le code vestimentaire permet encore souvent de se signaler, bien que cela tende à disparaître. La place dans la hiérarchie donne le niveau de responsabilité. En entreprise, chacun possède une responsabilité, de la même façon qu’au sein du binôme le fantassin est responsable de son frère d’armes.

Cette responsabilité est traduite par le contrat de travail. Sa signature engage le salarié à une obligation de discipline qui peut se traduire par la stricte exécution des ordres et le respect des règles en vigueur au sein de l’entreprise. Afin que nul n’ignore la « loi », un exemplaire du règlement intérieur est remis en main propre à chaque salarié le jour de la signature de son contrat de travail. Il reconnaît en avoir pris connaissance. Ce règlement précise les règles de tenue et de comportement au travail ainsi que les relations avec la hiérarchie. Il énumère les fautes et les sanctions applicables en cas de non-respect de ces règles.

Car la sanction existe aussi en entreprise. Elle joue un rôle essentiel dans l’éducation du salarié à l’autorité, à l’image de la punition dans l’éducation d’un enfant, ou, à un autre niveau, l’arme nucléaire dans la dissuasion. La seule menace liée à son existence peut parfois suffire à garantir l’autorité. Il faut ici souligner que, depuis la fin du service national, l’entreprise embauche des jeunes ouvriers ou employés qui n’ont pas fait l’apprentissage de la discipline et qui réagissent parfois de façon surprenante à la découverte de l’autorité du patron, du dirigeant ou du cadre.

Comment un militaire fraîchement revenu à la vie civile pourrait-il ne pas se retrouver en terrain connu dans l’exercice d’une telle autorité, si proche de son expérience et de ses fondamentaux ? Une hiérarchie connue et reconnue par les galons de l’uniforme, un engagement à l’obéissance, avec signature d’un règlement de discipline générale fixant les obligations et les interdictions, ainsi que les sanctions applicables en cas de faute...

Mais du principe à la réalité, comment l’exercice de l’autorité se traduit-il dans la vie quotidienne de l’entreprise ? Il existe de toute évidence de fortes distorsions, qui semblent vouloir remettre en cause l’idée même que l’autorité puisse efficacement s’appliquer à l’entreprise. Sans vouloir tomber dans le lieu commun, force est de constater que la jeunesse actuelle supporte de moins en moins obligations et interdictions, perçues comme contraires à la désormais sacro-sainte liberté. La tenue, les horaires, le travail lui-même sont perçus comme des contraintes, et la présence du chef comme un contrôle ou une surveillance forcément néfaste. Pour bien en prendre la mesure, étudions quelques exemples.

Premier exemple : un salarié reste connecté presque toute la journée à son smartphone, qui lui permet d’écouter la radio voire de communiquer tout en travaillant grâce à son kit mains-libres. Cela n’étant pas expressément interdit par le règlement intérieur et ne gênant pas l’exécution d’une tâche répétitive, il ne comprend pas que son supérieur lui demande de le ranger ; il vit cette demande comme une brimade. Le cadre qui lui fait la remarque se sent quant à lui atteint dans son autorité lorsqu’elle n’est pas suivie d’effets. La difficulté est donc pour le salarié de comprendre ce qu’il peut faire et ce qu’il ne peut pas faire, et pour le cadre de faire preuve de discernement dans l’application de règles explicites ou implicites. Dans les vignes, il n’y a pas de raison d’interdire l’utilisation permanente d’un téléphone. Mais dans un chai, où le travail est collectif et où la non-application d’une consigne de ce type peut nuire à la concentration, entraîner une mauvaise synchronisation du travail de l’équipe voire la perte du contenu d’une cuve, il est important d’être exigeant voire intransigeant.

Deuxième exemple : un salarié décide de se laisser pousser la barbe et les cheveux à l’excès, visiblement par goût de la provocation. Là encore, il s’engouffre dans une faille du règlement intérieur, qui prévoit l’obligation du port des vêtements de travail fournis, mais rien sur la coupe des cheveux. Si son supérieur lui fait une remarque, il s’efforce de discuter mais ne s’exécute que bien plus tard afin de faire sentir que c’est lui qui mène le jeu. L’autorité du cadre est mise en question. Comment sanctionner dans ces conditions ? Certes il est toujours possible de faire référence aux contraintes d’hygiène du monde de l’agroalimentaire. Mais cette contestation apparaît aussi comme un signal : pourquoi cet employé éprouve-t-il le besoin de se faire remarquer ? L’autorité ne s’applique donc pas uniquement en ouvrant un livre de règles aussi bien rédigé soit-il, mais également en écoutant, en expliquant ce qui est demandé, les raisons des modalités d’exécution. Elle passe par l’échange. Ce qui peut être vécu comme déstabilisateur pour le cadre. Celui-ci doit avoir le courage de dire, voire de sanctionner en positif comme en négatif. Cela crée à terme une confiance et donc une légitimité.

Troisième exemple : un vendangeur en contrat saisonnier a fait la fête un soir. Il ne vient pas travailler le lendemain matin, ne prévient pas, ne présente pas d’excuses et ne comprend pas que l’on mette fin à son contrat, après avertissement, lorsqu’il récidive. L’entreprise attend un travail en échange d’un salaire ; si le travail n’est pas accompli, l’autorité constate la rupture du contrat.

Ces trois exemples illustrent la difficulté croissante que rencontre l’entreprise à poser un cadre de référence disciplinaire stable et efficace qui facilite l’exercice de l’autorité. Le législateur a d’ailleurs cru bon d’intégrer dans la rubrique des risques psychosociaux les difficultés inhérentes au manque d’éducation des jeunes classes d’ouvriers ou d’employés.

Le problème majeur rencontré dans bien des entreprises provient de lacunes ou du laxisme des cadres en matière de management, dus pour partie à leur formation mais aussi à un certain manque de courage. Ils sont d’abord des techniciens en situation d’encadrer. Un problème qui n’est pas nouveau, mais qui s’est aggravé avec la fin du service national. La plupart des futurs cadres d’entreprise effectuaient autrefois leur service militaire en tant qu’aspirant ou sergent, acquérant ainsi une première expérience dans un cadre favorable au développement d’un embryon d’autorité. L’École polytechnique, la plus renommée de toutes nos grandes écoles, revendiquait d’ailleurs ce passage obligé dans le cursus de formation de ses élèves. Les écoles d’ingénieurs ou de commerce peinent aujourd’hui à mettre en place une formation au commandement équivalente. Il y a quelques années, Bernard Arnault, s’adressant aux élèves d’hec, n’avait pas peur de les provoquer en affirmant qu’il ne connaissait que deux grandes écoles de management : l’École spéciale militaire de Saint-Cyr et l’École navale de Brest !

Depuis deux décennies, toutes ces écoles ont cherché à reproduire la formation à l’exercice de l’autorité (anciennement nommée cours pédagogique) qui a inculqué à des générations d’officiers un mélange complexe de savoir-faire et de savoir-être leur permettant de prendre d’emblée un ascendant sur la troupe. Au point d’organiser pour leurs élèves des stages aux écoles de Saint-Cyr Coëtquidan. Elles ont même changé l’intitulé de leurs cursus, voire leur nom même : l’École supérieure de commerce de Bordeaux, par exemple, est devenue Bordeaux école de management ! Les cursus proposés mettent en évidence l’ambition de former des managers capables d’exercer cette autorité si recherchée dans l’entreprise. Mais n’y a-t-il pas une lourde ambiguïté sur le sens donné à ce mot de management ? On manage des ressources, des projets, des équipes, des centres de profits... Une simple pirouette pour éviter d’employer le mot qui fâche : commander ? C’est-à-dire imposer à l’autre sa décision.

La réalité de l’échec des écoles d’ingénieurs ou de commerce dans la formation de manager peut être évaluée par la place qu’occupe le management dans les catalogues des organismes de formation. Ajoutons-y les différentes formes de coaching en appui des cadres en situation de leadership proposées par des conseillers rh. Ces termes anglais qui sont passés dans le jargon de l’entreprise soulignent l’influence exercée par la culture anglo-saxonne de la performance et du contrôle, mais aussi une forme d’échec de la formation initiale fondamentale du futur cadre qui devient d’autant plus avide de recettes.

Toute cette énergie déployée pour améliorer le niveau de performance des cadres dans l’exercice de l’autorité ne suffit pas à résoudre dans la durée les difficultés rencontrées dans nombre d’entreprises. En effet, les problèmes d’autorité proviennent souvent d’un manque de courage des cadres face à leurs subordonnés. Dire les choses simplement, les yeux dans les yeux, sans peur de déplaire et sans flatterie ; conduire un entretien annuel d’évaluation en relevant les points négatifs et en insistant sur les efforts à fournir ; sanctionner un retard ou une faute de comportement dans la stricte application du règlement intérieur… Cela leur semble impossible. Il est donc nécessaire que les cadres d’un niveau hiérarchique supérieur prennent en charge la formation des plus jeunes. Comme à l’armée. A contrario, certains recherchent l’adhésion générale et sont tentés de flatter, de se montrer gentils voire généreux dans l’octroi des heures supplémentaires par exemple. Le problème est que la démarche est alors à sens unique. Chercher à se rapprocher de ses subordonnés est légitime, mais il faut qu’il y ait un effort inverse. Sans cela, la distance qui confère le respect minimum, à défaut de véritable autorité, disparaît.

L’objectivité nous oblige à admettre que cette tendance démagogique se rencontre également dans l’institution militaire, en produisant avec les mêmes causes les mêmes effets : le consensus et l’affection sont recherchés plutôt que le conflit ou même l’indifférence, alors que ce qui compte c’est le fonctionnement, l’accomplissement de la mission ou de l’objectif et la vie de l’entreprise ou de l’unité.

Derrière la notion d’autorité apparaît très rapidement celle de charisme. Mais celui-ci, indispensable, peut-il s’apprendre en classe ? Doit-on le reconnaître comme un don, un trait de la personnalité ? Auquel cas, comment le déceler dans un concours ou un recrutement ? Les tests psychologiques des chasseurs de têtes s’y emploient, mais les résultats sont-ils absolument fiables ? Dans ce domaine, les résultats obtenus par des générations de formateurs de l’École spéciale militaire tendent à prouver qu’il est possible de transmettre à un cadre des savoir-faire et un savoir-être propres à trouver rapidement l’autorité en situation de commandement, et autour desquels il est possible de bâtir un charisme personnel. Il ne faudrait pas non plus oublier l’éthique. Elle tient la première place pour conduire à un comportement exemplaire susceptible d’impressionner un subordonné ou un employé.

Charisme et éthique structurent la personnalité et l’élèvent vers le chef idéalisé, les héros de l’histoire de France. Malheureusement, ces fondements spirituels de l’autorité tendent à disparaître dans le modèle social qui prévaut aujourd’hui à tous les niveaux de l’éducation. Dès lors, comment espérer faire évoluer l’enseignement supérieur vers le développement de personnalités charismatiques ? Les entreprises cherchent des recettes miracles, les écoles des chefs cuisiniers pour les appliquer, mais encore faut-il avoir les bons ingrédients, ceux que la nature (innée), l’élevage (éducation) et la culture (spiritualité) amènent à maturité jusqu’aux fourneaux...

Au terme de cette courte et incomplète réflexion, il me semble que l’exercice de l’autorité en entreprise procède des mêmes ressorts qu’en régiment. L’autorité s’inscrit dans un cadre législatif et réglementaire, mais ne peut se limiter à son seul appui. C’est une légitimité acquise par l’exemple donné, le discernement, c’est-à-dire la faculté de s’adapter aux situations. C’est la recherche d’une cohérence entre le discours et les actes. C’est aussi le résultat d’une confiance et d’une crédibilité : crédibilité de la menace, confiance technique et humaine qui limite les abus. L’autorité, c’est aussi le courage d’assumer ses responsabilités dans les petits gestes du quotidien.

Autorité, management et modern... | J.-P. Le Goff
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