Le débat autour des rapports entre le pouvoir politique et l’armée dans une démocratie renvoie généralement à deux postulats majeurs : la prééminence du pouvoir civil sur les militaires, mais aussi la capacité du pouvoir civil de décider en connaissance de cause, et non en avalisant purement et simplement les avis de l’état-major. Mais comment analyser ces rapports sans verser dans la dénonciation souvent complaisante des dangers du « pouvoir militaire » ou de l’« incompétence » endémique des civils ?
Deux préalables méthodologiques s’imposent. Le premier est de ne pas se limiter au seul point de vue de la sociologie militaire, qui privilégie l’observation de l’armée : ses activités, ses croyances, la manière dont les officiers perçoivent leur rôle dans la société, l’origine sociale des élites militaires1… La manière dont le pouvoir civil conçoit son rôle dans les questions de défense, la marge de manœuvre qu’il accorde aux militaires, les moyens dont il se dote pour contrôler l’armée sont des variables au moins aussi importantes, car, en réalité, c’est de lui que dépend, en dernier ressort, l’influence de l’armée2. Le second préalable est de resituer cette analyse dans une perspective historique qui permette l’indispensable distanciation du chercheur par rapport à son objet.
- « De quoi vous mêlez-vous ? »
Les rapports entre le pouvoir politique et l’armée ont été régis, du moins dans un passé récent, selon des règles simples, non écrites : l’armée s’abstenait de s’immiscer dans la politique. En échange, le gouvernement ne s’ingérait pas dans la conduite des affaires militaires, sauf par le biais de l’allocation des crédits de la Défense. Cela est particulièrement vrai sous la IIIe République. Ce pacte non écrit accordait aux militaires une grande influence sur la politique étrangère et militaire. Intimidés par l’uniforme, peu au fait des questions militaires, les dirigeants politiques, à quelques rares exceptions près, s’en remettaient volontiers aux chefs militaires pour toutes les décisions concernant la défense.
Quand, en mars 1936, la Rhénanie est remilitarisée, le point de vue du général Gamelin, chef d’état-major général, plutôt réticent à une action militaire, s’impose sans difficulté à celui du président du Conseil, Albert Sarraut, et du ministre des Affaires étrangères, Pierre-Étienne Flandin, favorables à une intervention. Tous deux se rallient au point de vue militaire sans avoir vraiment tenté de faire pression sur l’armée, exigé des précisions ou suscité un débat contradictoire. Le prestige des vainqueurs de la Grande Guerre intimide encore les politiques, qui s’interdisent toute ingérence dans le domaine de la guerre.
Devant la commission d’enquête parlementaire sur les événements survenus en France de 1933 à 1945, Albert Sarraut confessera cet effacement, cette « entière confiance, pénétrée de timidité, dans les militaires » : « Les hommes politiques et les chefs de gouvernement hésitaient toujours devant des intrusions dans le milieu militaire, soit pour y faire certaines investigations, soit pour donner certaines directives impérieuses. Il y avait un domaine qui leur paraissait pour ainsi dire interdit – c’est stupide, mais c’est comme cela –, c’est le domaine stratégique. Nous n’avions pas le droit de nous immiscer dans cette affaire et lorsque, de temps en temps, un homme politique se permettait de juger les militaires, d’un point de vue qui n’était pas le point de vue purement budgétaire, il fallait voir immédiatement s’élever un haro dans la presse, qui disait : “Mais qu’est-ce que c’est ! Les militaires connaissent leur affaire. Vous, vous ne la connaissez pas comme eux ! De quoi vous mêlez-vous ?”3. »
La IVe République n’a que très partiellement remédié à cette fuite du pouvoir politique devant ses responsabilités. Les guerres d’Indochine et d’Algérie sont dirigées à l’encontre des préceptes de Clausewitz subordonnant le point de vue « militaire au point de vue politique ». Car, selon l’auteur de De la guerre, « c’est la politique qui a entraîné la guerre ; la politique est la faculté intellectuelle, la guerre n’est que l’instrument pas l’inverse ». Pour Clausewitz, c’est le cabinet et non les soldats professionnels qui doit élaborer « les grandes lignes d’une guerre, car lui seul détient une connaissance interne de la situation politique que le chef militaire, simple spécialiste, ne peut posséder »4.
Investis pourtant par la Constitution des pouvoirs de « direction des forces armées » et de « coordination de la mise en œuvre de la défense nationale », les présidents du Conseil n’y prêtent qu’un intérêt intermittent, préférant réserver leur temps à la solution des problèmes politiques et financiers, déléguant leurs pouvoirs à des ministres de la Défense nationale sans autorité suffisante pour imposer leur point de vue aux autres membres du gouvernement.
La coopération entre le pouvoir politique et les hauts responsables militaires n’est pas un modèle du genre. Ainsi, en février 1954, le gouvernement propose une conférence sur l’Indochine sans en informer au préalable le général Navarre qui a organisé le camp retranché de Diên Biên Phû, que le Vietminh est décidé à investir afin de se présenter en position de force à la négociation. Suez, en revanche, est préparée dans de meilleures conditions. C’est sans doute une des rares collaborations réussies sous la IVe République. Mais c’est pendant la guerre d’Algérie que se produit la dérive la plus dramatique. Le « pouvoir militaire » qui s’y établit à la fin de la IVe République est en grande partie la conséquence de la démission des dirigeants politiques. L’armée est investie de lourdes responsabilités, celles de la lutte contre le terrorisme, du rétablissement de l’ordre et de la reconquête de la population musulmane par le biais de l’action psychologique : couper la population des insurgés, rechercher son appui, l’amener à prendre parti pour la cause française5.
Déçue par le pouvoir politique, qui s’est très largement désintéressé des opérations militaires conduites en Indochine et qui a frustré les soldats de leur victoire à Suez en 1956, l’armée va alors évoluer à l’écart du contrôle du pouvoir politique, faisant de la réussite de la pacification son affaire personnelle. Les principes d’obéissance et de subordination sont publiquement bafoués sans que le pouvoir politique réagisse. Discrédité et divisé, le pouvoir civil laisse faire. Ainsi, le bombardement par l’aviation française du village tunisien de Sakhiet Sidi Youssef, le 8 février 1958 (soixante-neuf morts, dont vingt et un enfants), en représailles à une embuscade organisée à partir du territoire tunisien et ayant causé la mort d’une vingtaine de soldats français, ne fait l’objet d’aucune sanction.
Lorsque les premiers soupçons d’abandon de l’Algérie apparaissent, en mai 1958, l’armée n’hésite pas à faire pression sur le pouvoir politique. Le 13 mai, elle se dresse ouvertement contre celui-ci et clame son souhait de voir le général de Gaulle revenir au pouvoir, seul capable, à ses yeux, de s’opposer à un retrait de la France du territoire algérien. Et en avril 1961, quatre généraux tentent un coup militaire contre de Gaulle, qui échoue piteusement.
- Quand Clausewitz triomphe
La Ve République opère un tournant majeur dans les relations entre le pouvoir politique et les chefs militaires. L’ordre politique prend le pas sur l’ordre militaire, consacrant ainsi le triomphe des thèses de Clausewitz. Les généraux, à la faveur de l’affaire algérienne, n’avaient pas hésité à empiéter sur la sphère politique. Désormais, c’est le pouvoir politique qui envahit la sphère du militaire. Il assume la responsabilité des grandes orientations de politique étrangère et de défense, sans nécessairement solliciter l’avis des chefs militaires. Ceux-ci deviennent des auxiliaires majeurs, certes pas toujours commodes, mais dans l’ensemble soumis à l’autorité du politique. Bien sûr, ils peuvent toujours tenter de peser sur l’information qu’ils soumettent en surestimant une menace ici, en présentant là telle option comme irréalisable, et certains ne se privent de le faire.
Autre difficulté : l’apprentissage du métier de « chef des armées » par le président de la République demande du temps. À moins qu’il soit un chef militaire, un président élu n’a pas la formation nécessaire pour assumer les responsabilités que lui confère la Constitution. Ceci est vrai dans tous les pays. En matière de stratégie nucléaire notamment, il dispose de très peu de connaissances. Ainsi, Valéry Giscard d’Estaing confessait son « ignorance » et l’« état d’inexpérience » dans lequel il se trouvait lors de son accession à la magistrature suprême6. Selon le général Lacaze, chef d’état-major des armées de 1981 à 1985, un nouveau président serait dans la position du « conducteur du dimanche » qui se verrait confier une formule 17. Mais cet état de dilettantisme est temporaire. L’ensemble du système sur lequel repose la dissuasion nucléaire, qui suppose un décideur suprême averti, lui impose un apprentissage accéléré.
Dans les domaines où ils estiment avoir des responsabilités personnelles, les présidents n’hésitent pas à faire cet apprentissage. Ils ne se contentent plus d’écouter passivement et respectueusement les états-majors, mais étudient eux-mêmes les dossiers et, si l’information est insuffisante, exigent des précisions, n’hésitant pas à contredire ou à contester son bien-fondé. Les responsables de l’armée doivent convaincre. Ils ne peuvent plus déclarer péremptoirement comme autrefois ce qui est souhaitable et ce qui est réalisable. Ils n’intimident plus. Appliquée à la Ve République, l’expression « pouvoir militaire » est inadéquate. Elle passe sous silence cette véritable révolution des mentalités opérée par l’arrivée de De Gaulle au pouvoir : la mise au pas des chefs rebelles pendant la guerre d’Algérie, la réforme des institutions et l’apparition de l’arme nucléaire.
Mais il faudrait se garder également d’une vision trop idyllique des rapports entre politiques et militaires. Subordination n’implique pas adhésion sans réserve et n’exclut pas une certaine dose de méfiance. Le politique et le militaire n’ont pas contracté un mariage d’amour mais de raison. La subordination de celui-ci à celui-là ne doit pas masquer la méfiance que suscite souvent un pouvoir politique dont les décisions en matière de défense s’avèrent parfois, selon les militaires, très éloignées de la logique militaire. Cette méfiance est dans une certaine mesure inévitable.
- Un système bâti pour renseigner le président
Qui informe le mieux le président ? Aussi surprenant que cela puisse paraître, le pouvoir politique obtient ses meilleures informations des militaires eux-mêmes. La plupart d’entre eux ont intériorisé l’esprit des institutions de la Ve République et ses implications. Ce qui n’empêche ni la franche discussion ni la pression. Le passage à la stratégie de dissuasion nucléaire voulue par de Gaulle ne s’est pas fait sans résistances. La réforme du système français de conscription engagée par Jacques Chirac non plus8. Mais la plupart des hauts responsables militaires ont compris qu’il n’est point de salut dans une résistance frontale au pouvoir politique.
L’expérience révèle que, de manière générale, les présidents de la Ve République et leurs ministres de la Défense se sont toujours débrouillés pour avoir à leurs côtés des hommes d’une grande loyauté, qui allaient les aider à voir clair et même à neutraliser certaines résistances. Dans la pire période des relations entre politiques et militaires, de Gaulle avait su trouver les appuis nécessaires pour ramener l’armée d’Algérie et construire la force de dissuasion nucléaire, appuis symbolisés par les généraux Charles Ailleret, Michel Fourquet et François Valentin. La gauche a eu également ses bons et fidèles serviteurs comme les généraux Saulnier, Fricaud-Chagnaud, Montchal, Forray, de Llamby, l’amiral Lanxade et bien d’autres.
Nombre d’officiers généraux ont d’ailleurs servi aussi loyalement la droite que la gauche, affichant ainsi leur refus d’interférer dans le jeu politique partisan. Il n’est pas exceptionnel de voir les mêmes officiers entourer des Premier ministres ou des ministres de la Défense de tendance politique opposée. À Matignon, par exemple, le général Bernard Norlain a successivement servi Jacques Chirac, pendant la première cohabitation, puis Michel Rocard en 1988. L’amiral Lanxade, quant à lui, a été le loyal chef de cabinet militaire d’un ministre de droite, André Giraud, puis de gauche, Jean-Pierre Chevènement, avant de devenir chef de l’état-major particulier du président de la République (cemp), puis chef d’état-major des armées (cema).
Le cas du cemp est symbolique de l’équilibre qui s’est créé dans les rapports politiques/militaires et de l’évolution de l’état d’esprit des cadres supérieurs de l’armée. S’il se montre dévoué et compétent, il obtiendra du président la récompense suprême : le poste de cema. La fonction sélectionne des hommes doués d’une certaine ouverture d’esprit. Celui qui se comporterait en fonction d’intérêts corporatistes serait rejeté à la fois par le pouvoir politique et par les autres chefs militaires, qui craindraient qu’il ne prenne parti en faveur d’une arme au détriment de la leur. Plus le militaire se rapproche du pouvoir politique et plus il doit donner la preuve de ses capacités à réfléchir en termes globaux. Les contacts directs avec le président permettent au cemp d’exprimer des avis indépendants de ceux des états-majors. Certains de ces « généraux de cabinet » se sont montrés d’habiles conseillers, souvent plus écoutés que le chef d’état-major des armées.
L’écueil qui menacerait les collaborateurs militaires des grands responsables politiques serait-il celui du conformisme, du manque de courage, de l’effacement, comme en témoignent les critiques de Jean d’Albion brocardant le « comportement équivoque des officiers en situation de responsabilité auprès des hommes politiques »9 ? Cette critique exprime quelques vérités salutaires, mais comporte également des omissions injustes. La plupart ont su combiner liberté d’expression et loyauté. Les « généraux de cabinet » sont dans une position délicate : s’ils se raidissent dans une attitude trop « carrée », ils se verront accuser de déloyauté et perdront la confiance du président. S’ils font preuve d’une compréhension « excessive » vis-à-vis des préoccupations du politique, on leur reprochera leur conformisme et leur esprit courtisan.
Le système présidentiel français attend des chefs militaires qu’ils fassent valoir leurs convictions, sous réserve que celles-ci ne soient pas portées sur la place publique et qu’elles ne heurtent pas de front les orientations politico-stratégiques du gouvernement. La clé de la réussite de tout conseiller du président, qu’il soit civil ou militaire, est là : apporter une aide, des avis, des idées, des solutions aux problèmes du moment sans s’ériger en penseur indépendant, sans chercher à promouvoir une politique personnelle ou celle de son organisation. La marge de manœuvre est certes étroite. Elle a néanmoins le mérite d’exister.
Le système militaire est bâti pour renseigner directement et rapidement le président de la République. L’Élysée se trouve au cœur du renseignement de haut niveau et pas seulement pour tout ce qui touche à la dissuasion nucléaire. Le chef de l’État préside les conseils de défense qui discutent des grands choix en cette matière. Il est le destinataire des notes et des dossiers préparés par l’état-major des armées, le cabinet du ministre de la Défense, la Délégation générale pour l’armement (dga), le Commissariat à l’énergie atomique (cea), le Secrétariat général à la défense nationale (sgdn) et le ministère des Affaires étrangères. Il préside également les conseils restreints consacrés aux situations de crise internationale. Aucune opération militaire extérieure, même en période de cohabitation, ne peut être menée sans son aval, généralement donné après examen minutieux du plan des opérations. Un membre de son état-major particulier assiste à toutes les réunions qui se tiennent à Matignon concernant les exportations d’armes, et toute exportation de matériel de guerre sensible doit recevoir l’approbation du chef de l’État.
Le ministre de la Défense est un des éléments clés de ce que les militaires appellent l’« autorité politique ». Il est le trait d’union entre les armées, le président et le gouvernement. Il doit faire accepter aux militaires des orientations gouvernementales souvent impopulaires et faire comprendre au président, au Premier ministre ainsi qu’aux membres du Parlement les besoins et les revendications de l’armée quand celles-ci lui paraissent légitimes. Ses relations avec celle-ci ne doivent pas être trop mauvaises sous peine de susciter un climat de crise larvée qui nuirait à son image et à celle du gouvernement. Chaque ministre éprouve sans doute, à un moment ou un autre, cette « terreur des rois [...] à la pensée que cette obéissance des troupes, qui rend tout facile, pourrait soudainement lui manquer », comme le dit si bien Alain dans ses Propos. Si ces relations paraissent trop bonnes, il devient vite suspect, passant pour l’homme lige des militaires. Ces derniers savent qu’ils doivent le ménager puisqu’il est un des seuls capables de défendre leur image et de se battre pour obtenir les moyens financiers qu’ils réclament.
Un ministre de la Défense a de ce fait les moyens de négocier le soutien des chefs militaires. Son poids et son influence varient, bien entendu, en fonction de la personnalité du titulaire du poste, de ses rapports avec le président, le Premier ministre et le ministre de l’Économie et des Finances, ainsi que du degré de son implication dans la gestion de son ministère. Le cabinet civil du ministre est également un élément important du contrôle politique sur les forces armées, même si au départ il a, lui aussi, un sérieux handicap à surmonter. Il est, en effet, composé de personnalités sans expérience aucune des affaires militaires. Le ministre, qui est lui-même rarement un expert des questions de défense, emmène avec lui, à l’Hôtel de Brienne, ses hommes de confiance qui, pour la plupart, ne se sont jamais frottés aux problèmes de défense. Mais il devient très rapidement un rouage essentiel, un relais des volontés du ministre, son œil sur les dossiers les plus importants.
Il ne serait pas inutile de rappeler également ce fait majeur : l’atout premier du président, l’avantage qui lui assure l’information la plus diversifiée, est l’hétérogénéité du monde militaire. Sa position aurait été difficile si, du haut en bas de la hiérarchie militaire, l’armée pensait comme un seul homme. Mais celle-ci n’est pas une. Elle est fractionnée en états-majors, services, unités, clans et coteries. Chacun de ces acteurs est imprégné d’une « sous-culture militaire » différente, et se dispute à la fois la meilleure part du budget et la meilleure manière d’assurer la sécurité de la France. Ces batailles remontent au ministre de la Défense, voire au Premier ministre et au chef de l’État.
Bien souvent, les députés, et spécialement ceux de la Commission de la défense nationale et des forces armées, sont pris à témoin lors des débats préalables aux lois de programmation militaire. Le pouvoir politique a également la possibilité de s’appuyer sur le petit vivier des généraux fraîchement arrivés à la retraite. Bon nombre d’entre eux ont, enfin, l’occasion d’exprimer leurs opinions personnelles sans être gênés par le filtre de la hiérarchie. Certains deviennent des conseillers officieux du pouvoir civil, faisant bénéficier celui-ci d’un avis non conformiste, non suspect d’obéissance à des normes corporatistes.
Aussi déterminé et volontariste qu’un président de la République ou un ministre de la Défense puisse être, il ne sera jamais à égalité de savoir avec les généraux, en raison de la technicité et de la complexité des dossiers militaires, objectera-t-on. Mais la « complexité » est un problème réel, souvent posé de manière simpliste. Du constat que « le civil ne peut pas tout savoir », on conclut toutefois un peu hâtivement que « le civil ne sait rien ». L’égalité parfaite devant la connaissance n’est pas nécessaire. Comme pour la dissuasion du faible au fort, l’important n’est pas la parité mais la « suffisance » et le plus compliqué n’est pas d’acquérir un savoir technique, mais de se forger un point de vue politique. Le président de la République, le Premier ministre et le ministre de la Défense n’ont pas besoin de « tout savoir ». Ils doivent acquérir une vision globale permettant une synthèse entre différentes contraintes politiques et économiques, diplomatiques et militaires, industrielles et technologiques. Ils doivent arbitrer entre le possible et le souhaitable, entre le risque politique et l’avantage stratégique. Ils n’ont pas besoin de connaître tous les détails de la fabrication d’un nouveau missile ou d’un char, mais de savoir si ses caractéristiques générales sont compatibles avec les choix politico-stratégiques et les ressources financières du pays.
- Un couple en temps de guerre comme en temps de paix
On mesure mieux ici l’évolution des rapports entre le pouvoir politique et les militaires depuis le début de la Ve République. Par rapport aux deux républiques précédentes, l’inversion des comportements est presque complète. Malgré les récriminations bien souvent justifiées que des militaires laissent parfois discrètement filtrer, la coopération entre le pouvoir politique et les chefs militaires est globalement satisfaisante, meilleure en tout cas que par le passé. Politiques et militaires se sont beaucoup rapprochés. Les civils ont appris à mieux connaître les limites de l’outil militaire et l’état-major s’est fait à l’inéluctabilité d’un interventionnisme politique rationnalisé. Un modus videndi s’est dégagé. Il est toujours possible de reprocher à un responsable civil de dépendre encore beaucoup trop de ses experts. Mais il faut replacer cette dépendance dans de plus justes proportions.
Historiquement, la situation est meilleure que pendant l’entre-deux-guerres ou sous la IVe République. Elle est plus saine que dans d’autres ministères, à l’Éducation nationale ou encore au ministère de la Santé, par exemple, où l’affaire du sang contaminé a révélé le pouvoir exorbitant exercé par le corps médical. Que le pouvoir politique ne puisse contrôler tous les rouages du ministère de la Défense est une évidence. Dans quel autre pays existe-t-il ce mythique contrôle absolu du militaire par le pouvoir civil ? Mais l’idée d’un pouvoir politique avalisant sans discussion les propositions des états-majors ne correspond pas à la réalité. En sens inverse, on notera que si le président peut, en diplomatie, court-circuiter le secrétaire général du Quai d’Orsay, un ambassadeur, voire même le ministre des Affaires étrangères, pour négocier, il ne peut préparer une intervention armée sans l’avis de ses conseillers militaires. Le pouvoir politique et l’armée forment un couple en temps de guerre comme en temps de paix. Mais dans ce couple, il y a un dominant et des dominés. Il vaut sans doute mieux qu’il en soit ainsi.
1 Samuel P. Huntington, The Soldier and the State: the Theory and Politics of Civil-Military Relations, Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press, 1957, et Morris Janowitz, The Professional Soldier: a Social and Political Portrait, New York, Free Press, 1971.
2 Cet article fait suite à une enquête approfondie conduite par entretiens auprès de hauts responsables civils et militaires de la politique de défense. Elle a fait l’objet d’une publication, La Défaite des généraux. Le pouvoir politique et l’armée sous la Ve République (Fayard, 1994), publication régulièrement mise à jour. La dernière en date est une communication écrite présentée début décembre 2011 sur le « processus de décision » du président Jacques Chirac, présentée au colloque organisé par le Centre d’études et de recherches internationales (ceri) et le Centre d’histoire de Sciences-Po sur « La politique étrangère de Jacques Chirac ». Les actes de ce colloque sont à paraître aux éditions Complexe.
3 Les Événements survenus en France de 1933 à 1945. Témoignages et documents recueillis par la commission d’enquête parlementaire, tome III, puf, 1947, p. 671. Cité par Jean Doise et Maurice Vaïsse, Politique étrangère de la France. Diplomatie et outil militaire 1871-1991, Paris, Le Seuil, « Points », 1992.
4 Clausewitz, De la guerre, Paris, Éditions de Minuit, 1955, pp. 706-707.
5 Raoul Girardet, « La crise militaire française 1945-1962. Aspects sociologiques et idéologiques », Cahiers de la FNSP n° 123, 1964, p. 188.
6 Valéry Giscard d’Estaing, Le Pouvoir et la Vie. Tome II, L’Affrontement, Cie 12, 1991, p. 178.
7 Général Jeannou Lacaze, Le Président et le Champignon, Paris, Albin Michel, 1991, p. 68.
8 Bastien Irondelle, La Réforme des armées en France. Sociologie de la décision, Paris, Presses de Sciences-Po, 2011.
9 Jean d’Albion, Une France sans défense, Paris, Calmann-Lévy, 1991, pp. 34-35.