REGARDS SUR LES FAMILLES
DE MILITAIRES
Depuis la première guerre du Golfe (1991), une attention particulière est portée sur les conséquences psychiques des missions opérationnelles. Désormais, le soldat peut bénéficier d’une aide sur le terrain grâce à la présence continuelle d’un psychiatre militaire et d’un psychologue des forces. Les médecins d’unité, les cadres et les officiers « environnement humain » (oeh) sont également sensibilisés à l’« hygiène mentale du groupe » avant, pendant et au retour de la mission. Le maillon faible de cette prise en compte du « fait psychique » au sein de l’institution militaire, ce sont les familles.
Lors d’une enquête menée en 2005 par l’Association de réflexion, d’information et d’accueil des familles (aria) sur le moral des familles, un militaire interrogé a déclaré : « Je suis fier de ma famille qui a bien résisté à mes nombreuses absences. Ma femme mérite une médaille autant que moi. Un militaire fait d’autant mieux son travail qu’il sait que sa base arrière tient. » Ce soldat a eu la chance d’avoir une famille suffisamment structurée pour s’adapter à ses absences répétées.
Récemment, l’état-major de l’armée de terre a mené une réflexion et élaboré un plan d’actions sur la manière d’organiser l’aide psychosociale au profit des familles. Mais ces actions récentes restent ponctuelles, peu coordonnées et les services de psychiatrie des hôpitaux d’instruction des armées (hia) y sont peu impliqués. Pourtant, les difficultés psychiques rencontrées par les familles sont spécifiques. Leur prise en charge relève de l’action de psychologues et de psychiatres militaires qui connaissent l’institution et qui sont des intermédiaires privilégiés entre l’hôpital, l’unité, le commandement et les services sociaux des armées. Pour l’instant, l’état-major recommande d’orienter les familles en souffrance vers des structures de soins civiles, locales ; or celles-ci sont déjà débordées par la demande de soins ordinaires et connaissent mal le milieu militaire. Même les conférences d’information concernant les conséquences des missions sur le couple et la parentalité sont confiées à des psychologues ou conseillers familiaux civils. Nous devons au professeur Michel Delage, psychiatre militaire à Toulon de 1978 à 2003, un long et dense travail d’élaboration sur les familles de marins, leurs relations avec l’institution et la portée psychique des départs répétés1.
- Famille traditionnelle versus famille moderne
La santé mentale des familles influence grandement la disponibilité opérationnelle et psychique des soldats durant les missions extérieures. Or les nouvelles configurations familiales et les stéréotypes sociaux actuels fragilisent cet environnement. La famille dite « traditionnelle » est à présent minoritaire dans la population générale comme au sein des armées, et les familles « modernes » présentent des caractéristiques parfois incompatibles avec les contraintes institutionnelles.
L’évolution des rapports entre les hommes et les femmes dans notre société explique ces nouvelles configurations. Jusque dans les dernières décennies, les rôles étaient clairement différenciés. L’homme assurait le confort et la sécurité de la famille grâce à son travail à l’extérieur de la cellule familiale tandis que la femme assurait les soins maternels à l’intérieur du foyer. La famille élargie (grands parents, oncles et tantes) était souvent disponible et les absences répétées du père étaient peu problématiques. Ces familles avaient un fonctionnement très complémentaire avec l’institution militaire. L’épouse du militaire, souvent élevée dans un milieu pétri de valeurs traditionnelles, ne manifestait pas de difficulté face aux absences répétées de son époux.
Les familles modernes sont, elles, caractérisées par un modèle « égalitariste » entre l’homme et la femme. Les femmes travaillent, occupent parfois des postes plus importants socialement que leur mari, et, en même temps, sont dans l’attente d’une relation affective épanouissante. Leur époux doit être disponible et participer équitablement aux tâches ménagères. La relation de couple n’est plus fondée sur un contrat moral mais sur le partage de sentiments amoureux. Si ces sentiments cessent, si les exigences affectives ne sont plus comblées, l’union cesse également. Ce modèle familial à présent majoritaire s’accommode mal des contraintes liées à la vie militaire. Si le cadre familial est suffisamment souple et cohérent, et que les individus ont de bonnes capacités à supporter l’éloignement, les difficultés psychologiques sont passagères et même sources d’enrichissement pour chacun. Mais il existe des situations où ces capacités et cette souplesse sont dépassées.
- La « rigidification » du système familial
dans les milieux traditionnels
Dans le cas des familles traditionnelles, les problèmes les plus fréquents sont liés à la « rigidification » du système familial. La mère, si elle est anxieuse, va maintenir la famille à l’intérieur de règles et d’habitudes inflexibles afin de maîtriser au mieux les comportements de chacun. Cela va la rassurer. Mais cela peut provoquer des conflits avec les enfants qui vont manifester leurs difficultés à travers divers troubles du comportement. Ce manque d’ouverture fait que l’extérieur est vécu comme menaçant. Les enfants développent peu leurs capacités sociales et leur connaissance du monde. Au moment de l’adolescence, fugues et conduites d’opposition systématiques, seuls moyens pour ceux-ci de s’extirper d’une atmosphère confinée, sont fréquentes.
- Des alliances déséquilibrées
Autre point concernant ces familles traditionnelles : le risque de distension des rapports père/enfants avec, en balance, des relations mère/enfants trop resserrées. Si la mère occupe une place trop exclusive auprès des enfants, pour prouver ses compétences ou pour trouver l’affection manquante auprès d’eux, le père va se trouver exclu des relations familiales. De leur côté, les enfants vont avoir du mal à se séparer de leur mère à l’adolescence puisqu’ils auront été son unique horizon relationnel durant des années. Un sentiment de culpabilité peut alors les empêcher d’être autonomes à l’âge adulte. Malgré ses absences, le père militaire doit donc trouver une juste place afin d’empêcher l’apparition de relations trop fusionnelles entre la mère et ses enfants qui mettraient à mal leur ouverture sur le monde et leur socialisation. Nous rencontrons malheureusement des situations où cette juste place n’a pas été occupée, au travers de pères démissionnaires ou de pères punisseurs, intransigeants mais absents affectivement et physiquement.
- Quand le retour du père est problématique
Quand la place dédiée au père a été mal occupée et que la mère a adopté des attitudes trop rigides ou trop intrusives envers les enfants, le retour du père est forcément problématique. Nous parlons ici des retours après de longues missions, mais aussi des situations de mise à la retraite ou de rapprochement familial.
On sait que dans les familles où le système est adapté, ce retour est déjà difficile. Une renégociation des relations est nécessaire. Cet ajustement prend du temps. Il y a un mélange de joie, d’attentes, d’excitation et d’appréhension. Des sentiments de frustration liés à une perte d’indépendance sont fréquents du côté de la mère, des enfants et aussi du père. C’est un moment où le sommeil et l’appétit peuvent être perturbés.
On imagine à quel point ces retrouvailles peuvent être problématiques dans les familles où de graves problèmes existaient déjà auparavant, et où l’éloignement a permis de masquer les conflits et les dysfonctionnements. Des luttes de pouvoir sont susceptibles de s’instaurer entre les parents, voire même entre l’un des enfants, souvent l’aîné, et le père. Ces luttes de pouvoir sont d’autant plus fréquentes que l’enfant a été « parentifié ». Les enfants peuvent également être pris dans des conflits de loyauté, l’un des deux parents cherchant par exemple à faire alliance avec l’un d’entre eux contre l’autre parent. Cela peut avoir des conséquences graves sur le développement psychologique et social de l’enfant, qui ne peut plus se consacrer à sa vie scolaire, culturelle ou amicale.
- Les difficultés dans les familles modernes
Les familles modernes fonctionnent davantage sur le dialogue, la négociation entre adultes, et entre enfants et adultes. Les tâches ménagères sont partagées. Le père est très présent affectivement : il donne le bain, il promène les enfants, leur donne à manger. Les rôles père/mère sont donc moins différenciés que dans les familles traditionnelles, ce qui pose problème en cas d’absence du père. Les exigences et les attentes affectives sont fortes, ce qui s’accommode mal avec des absences répétées.
La mère va souffrir du départ de son conjoint pour différentes raisons. Certaines ont un travail et de l’ambition professionnelle, et leur reprochent de les empêcher de « faire carrière ». D’autres sont dans une attente affective intense et n’ont pas été élevées dans le milieu militaire dont elles ne partagent pas les valeurs qu’elles ne connaissent d’ailleurs pas. Elles vont souvent s’en remettre à un professionnel, pédiatre, psychiatre ou psychologue, qui va suppléer un temps l’absence du père jusqu’à son retour. Les enfants ressentent cette anxiété et cette insécurité chez leur mère, ce qui peut avoir des conséquences négatives sur leur développement.
De son côté, le père est en grande difficulté puisqu’il se retrouve « coincé » entre les attentes affectives de son épouse et les exigences institutionnelles. L’institution militaire et le système familial sont ici mis en concurrence. Le père peut alors être amené à demander rapidement une « inaptitude opération extérieure (opex) » du fait de l’incapacité du système familial à tolérer son absence. Les rapatriements sanitaires sont également fréquents dans ces situations de mise en tension psychologique de la famille.
Ces nouvelles familles sont particulièrement exposées à l’influence des médias qui délivrent des informations parfois très inquiétantes sur le contexte opérationnel. Autrefois, les familles étaient tenues à distance de ces réalités du terrain ; cela leur permettait de poursuivre une vie quotidienne plus cloisonnée et plus préservée. Aujourd’hui, elles sont tenues informées en permanence et les efforts du soldat pour rassurer ses proches à distance sont régulièrement mis à mal. Du même coup, les familles et les militaires sont exposés aux controverses et aux critiques concernant les conflits armés dans lesquels ils sont pris. Ils sont gagnés par le doute concernant l’utilité de leur mission et l’intérêt d’exposer leur vie. C’est une autre forme de mise en tension pour le militaire et sa famille. Ils sont là aussi « coincés » entre leur devoir d’obéissance, et leur envie de comprendre tous les enjeux politiques et stratégiques de ces nouveaux conflits.
- Les « nouvelles parentalités » et l’institution
Comment rester dans son rôle de parent rassurant, aimant et éducateur lorsque la vie familiale est en permanence bousculée par des départs ? Les couples modernes sont souvent en difficulté pour les raisons sociales et culturelles déjà évoquées plus haut.
Quand tout se passe bien, normalement, le père conserve une juste place auprès des enfants. La mère agit en son nom, parle de lui, en particulier dans les moments importants, et le consulte pour les décisions cruciales. Le père est donc présent dans l’imaginaire des enfants. Ses absences sont même une source d’enrichissement au travers des récits de voyages et d’expériences.
On le voit, l’absence du père peut ne pas être un problème. Il faut pour cela que plusieurs conditions soient réunies : que la mère soit capable d’assumer des moments de solitude, que le père absent occupe une place suffisante dans l’imaginaire de ses enfants et que les différentes étapes des missions (départs, absences, retours) ne soient pas synonymes de conflits conjugaux.
Le nouveau contexte social et culturel fragilise ces paramètres. Au moment de la naissance des enfants, le « père moderne » participe activement aux soins du nourrisson au point qu’il assiste souvent à l’accouchement, donne le premier bain. Auparavant, ce rôle était destiné à la mère, la belle-mère ou la sœur de la jeune accouchée… On comprend que, dans ce moment particulier, l’absence du père devienne problématique. Les nouveaux stéréotypes sociaux ont tendance à stigmatiser l’absence. Les jeunes pères militaires sont donc en grande difficulté du fait de leur appartenance à l’institution. Plusieurs attitudes peuvent être adoptées avec de graves conséquences sur leur équilibre psychique, leur capacité de travail et sur l’équilibre familial dans son ensemble. Nous citerons deux exemples opposés, assez caricaturaux mais fréquents.
Il est des pères qui, plus ou moins consciemment, vont se servir de leurs obligations militaires pour échapper à cette expérience de paternité trop pesante pour eux. Ils n’y ont pas été préparés, ils manquent d’assurance et ne peuvent pas assumer ce rôle. Leurs compagnes, très déçues de leur évitement, vont développer des attitudes de reproches à son encontre mais également envers l’institution, ce qui alimente un climat très anxiogène pour le nourrisson. Ces couples ont une durée de vie assez courte. Les conséquences d’une séparation sont pénibles et ont des répercussions fâcheuses sur la disponibilité du jeune militaire. Il va devoir organiser sa séparation ainsi que les modalités de visites auprès de son enfant. Il présente souvent des conduites d’alcoolisation ou des troubles anxieux sévères, réactionnels. Nous rencontrons fréquemment ces pères à l’issue d’arrêts maladie prolongés et découvrons des situations catastrophiques à tous les plans, individuel, familial et professionnel. Le congé de longue durée est souvent incontournable tant le désarroi du jeune homme est grand. La désadaptation à la vie militaire est souvent tellement importante que la réforme est inévitable.
D’autres jeunes pères vont culpabiliser du fait de leurs absences. Cette mise en tension au moment de la naissance d’un enfant est insupportable. Ils vont mal vivre leur mission et parfois devoir être rapatriés. Ils sont pris dans l’obligation de se conformer aux attentes de leur compagne et de la société. Ces pères présentent parfois des troubles psychosomatiques que les cadres et le médecin d’unité ont du mal à interpréter comme étant une crise psychique sévère en lien avec la paternité.
- La parentification des enfants
La parentification de l’enfant est le phénomène par lequel, sous l’influence de divers facteurs, un enfant est amené à prendre des responsabilités plus importantes que ne le voudrait son âge. Il devient en quelque sorte parent de ses parents2. L’émergence de ce processus dans les familles de militaires est favorisée par la conjonction de plusieurs facteurs : les absences répétées du père, les nouvelles conjugalités et les nouvelles parentalités telles que nous les avons déjà décrites, et l’isolement des familles avec la faible disponibilité de la famille élargie.
Si ce processus de parentification n’est pas identifié par les parents et que l’enfant se voit obligé de maintenir ce rôle trop longtemps, son développement en est fragilisé. Ces situations ne sont pas rares et nous les rencontrons fréquemment en consultation. L’intervention de psychiatres et de psychologues formés à l’exercice de la thérapie familiale est ici indispensable. De telles situations nécessitent souvent que l’enfant soit reconnu dans cette position de parentification, qu’il puisse s’en dégager grâce à l’intervention d’adultes fiables et que le parent en souffrance soit pris en charge rapidement. Le père doit être inclus dans la prise en charge le plus vite possible, afin qu’il reprenne une position parentale et éducative adaptée. Parfois ces situations pathologiques sont tellement ancrées dans la famille, les enfants sont tellement en souffrance et la mère dans de telles difficultés que les départs du père en opérations extérieures ne sont plus possibles.
On voit ici à quel point le soin psychiatrique est nécessaire. Mais la prévention l’est plus encore. Celle-ci doit éviter que de tels systèmes relationnels se mettent en place. Elle doit être sociale mais aussi psychologique. Les interventions doivent être menées par des professionnels, psychologues ou psychiatres sensibilisés à la question militaire et à la thérapie familiale. Le rôle des psychiatres militaires est crucial dans l’organisation de la prévention et des soins.
- La séparation des parents et la monoparentalité
Les familles monoparentales sont de plus en plus nombreuses, y compris parmi les militaires. Si la garde de l’enfant est confiée à la mère, les absences du père viennent renforcer l’aspect chaotique des relations père/enfant, d’autant que le système judicaire a du mal à médiatiser correctement ces situations spécifiques. Les compromis sont très difficiles à trouver et cela renforce souvent les conflits entre les deux parents. Parfois ce père, trouvant qu’il est trop exclu de l’éducation de son enfant, ne peut plus assumer sa fonction de militaire. Il ne supporte plus les missions extérieures. Cette sensation d’exclusion est renforcée lorsque la mère trouve un nouveau compagnon qui va partager le quotidien de l’enfant.
Il peut aussi, par épuisement ou découragement, démissionner de son rôle de père et poursuivre ses missions extérieures qui lui permettent de mettre à distance un conflit inextricable avec son ex-épouse et une frustration affective de tous les jours. Les enfants peuvent vivre cette situation comme un abandon. Et à l’heure de la retraite, des décompensations dépressives sont fréquentes du fait de ce désengagement familial un temps compensé par la multiplication des engagements.
Si le père a la garde de son enfant, ses départs sont également très problématiques. Sa disponibilité opérationnelle ne peut qu’être remise en question.
- Vie de couple et éloignement
Les jeunes hommes âgés de dix-huit à vingt-cinq ans sont exposés à plusieurs engagements simultanés, leur entrée dans l’armée et les premières expériences amoureuses, qui vont nécessairement entrer en concurrence du fait, comme nous l’avons déjà évoqué plus haut, des nouvelles attentes affectives au sein du couple et des nouveaux équilibres homme/femme dans notre société.
L’isolement des individus lié à l’éclatement des familles fait que le couple représente la seule base de sécurité affective. L’éloignement du conjoint peut être vécu comme un abandon insupportable pour celui qui reste, tandis que le militaire, lui, va bénéficier de la solidarité et de la cohésion de son groupe durant toute sa mission. Cette cohésion, cette appartenance au groupe sont, pour lui, de puissants éléments de soutien.
Tel un équilibriste, ce militaire va devoir maintenir un compromis entre sa vie affective et sa disponibilité opérationnelle. Il est amené à remettre cette dernière en question à chaque étape de son parcours professionnel. Sa jeune compagne peut ressentir de la frustration et exprimer des reproches réguliers considérant l’institution militaire comme une rivale. De son côté, ce jeune homme peut être inquiet de perdre sa compagne, en particulier si celle-ci travaille et a une vie sociale riche dont il peut se sentir exclu.
Cette mise en tension est particulièrement forte lors des missions extérieures. Le fait de pouvoir joindre régulièrement sa compagne par différents moyens modernes de communication est à la fois un progrès et une source d’angoisse. Le soldat est désormais quotidiennement confronté aux difficultés de sa compagne. Il assiste passivement, par téléphone ou par mail, aux plaintes et parfois aux reproches. Un grand nombre de rapatriements sanitaires sont prononcés dans ce cadre-là. Le militaire culpabilise d’assister, impuissant, à l’incapacité pour sa compagne d’organiser la vie sans lui. Il craint de la perdre. Certains se voient même annoncer une séparation par téléphone durant une opex. Parallèlement, le service social peut demander le rapatriement du militaire face au désarroi de cette compagne qui vient solliciter de l’aide auprès des assistantes sociales de l’unité.
On voit ici que des actions de prévention et d’accompagnement de ces familles (avant, pendant et au retour) sont indispensables afin d’éviter ces rapatriements impulsifs, très dommageables pour le militaire.
- L’avance des pays d’outre-Atlantique et d’Europe du Nord
Nous venons de le voir, les familles, les couples en particulier, doivent faire preuve d’une solide organisation et d’une bonne capacité d’adaptation pour vivre correctement ces absences. Ils doivent être capables de ritualiser les différents temps du départ, de l’absence et du retour. Les enfants y sont très sensibles et ces rituels leur permettent d’avoir des points de repère. Bien avant nous, les Américains, les Canadiens, les Néerlandais, les Scandinaves et les Belges se sont intéressés aux problèmes psychosociaux liés aux missions opérationnelles3. Dans ces pays, plusieurs psychologues militaires ont développé des études et une description précise des troubles rencontrés avant, pendant et au retour. Le concept d’accompagnement psychosocial qui découle de ces études est déjà bien élaboré, notamment en Belgique. Depuis 1998, différents intervenants ont la responsabilité de ce soutien dans les forces armées belges : des psychologues et des assistants sociaux du service social ainsi que des psychologues et des psychothérapeutes du Centre de santé mentale de crise de l’hôpital militaire central à Bruxelles. Des brochures informatives destinées aux parents et aux enfants existent depuis de nombreuses années.
Ces études ont permis de décrire le cycle émotionnel lors d’opérations de maintien de la paix de longue durée4. On compte sept stades :
- celui de la protestation au cours duquel la tension, l’irritabilité et la colère se ressentent fortement au sein du couple. Celui-ci est souvent incapable de faire le lien entre l’annonce du départ et le déclenchement de ces émotions négatives. Plus l’annonce du départ est brutale et imprévue, plus cette période de tension est forte et délétère ;
- celui de la distanciation et de l’aliénation. Quelques jours avant le départ, les membres de la famille prennent leurs distances. Le travail de séparation doit déjà avoir eu lieu car les derniers jours sont trop chargés en émotion pour que cette séparation se fasse sereinement à ce stade ;
- celui de la désorganisation émotionnelle au moment du départ. Elle est d’autant plus forte et longue que la préparation au départ a été mal faite et que des difficultés familiales préexistent. Il s’agit d’une période de perte, de chagrin et de désespoir qui contraste avec la période de tension du premier stade ;
- celui du rétablissement et de la stabilisation. La reprise en main par la mère de la gestion du quotidien prend le pas sur les émotions négatives ;
- celui de l’anticipation du retour, une nouvelle période de débordement émotionnel parfois désorganisatrice. Un accompagnement psychologique spécifique des familles et des militaires est souhaitable afin de préparer la période cruciale des retrouvailles ;
- celui de la réunification familiale, période de renégociation relationnelle délicate. La qualité des échanges va dépendre de nombreux paramètres dont la stabilité psychologique de chacun des membres du couple. Le choc psychique créé par cette situation du retour a été longtemps sous-estimé. Le décalage entre les besoins affectifs du militaire et ceux de sa famille est souvent très important, ce qui peut créer de graves incompréhensions ;
- celui de la réintégration et de la stabilisation. La qualité de cette réorganisation dépend de la manière dont se sont déroulées les phases précédentes.
Chaque famille a un profil spécifique selon sa structure, traditionnelle ou moderne, selon la qualité psychique de ses membres, selon sa maturité (jeune couple, couple avec jeunes enfants ou avec de grands adolescents). Ce profil va déterminer le type de difficultés qu’elle va rencontrer et donc le type d’aide dont elle est susceptible d’avoir besoin. Il peut s’agir d’un simple soutien social ponctuel ou d’une aide psychologique plus structurée. Parfois, la mise en place d’un suivi psychiatrique pour les familles désorganisées est nécessaire. Le repérage de ces familles au moment d’une opex est indispensable. Une bonne coordination entre le commandement, le service social et le service de santé est ici impérative.
- Et en France ?
Le bureau « condition du personnel » de l’état-major de l’armée de terre mène depuis quelques années une réflexion sur l’organisation du soutien psychosocial des familles de militaires en opérations extérieures et missions de courte durée. La réflexion s’appuie sur trois enquêtes menées en 2005 : les répercussions des missions extérieures sur les familles de militaires, les attentes du personnel de l’armée de terre en matière de prestations sociales, et l’aide aux familles des militaires en opérations extérieures. La cellule d’aide aux familles (caf), rattachée au bureau recrutement reconversion condition du personnel (brrcp), reste la pierre angulaire dans ce soutien. Voici les points forts de cette récente réflexion :
- il paraît souhaitable d’organiser pour les familles, avant le départ, des réunions d’information sur les indispensables démarches administratives et sur les interlocuteurs mis à disposition des familles : travailleurs sociaux, caf, médecins d’unité, aumôniers… Des renseignements sont donnés sur l’existence de centres médico-psychologiques de proximité, leur mission et les personnes qui y travaillent ;
- l’information sur la mission, sur ses objectifs et sur son contexte géopolitique est primordiale pour assurer un minimum d’alliance avec les familles, pour que celles-ci et l’institution entrent moins en compétition. Il s’agit d’impulser un partenariat. Mais, de notre point de vue, il faut aller encore plus loin. Il faut profiter de ces campagnes d’information pour sensibiliser les familles aux valeurs institutionnelles, aux contraintes spécifiques de la vie militaire. En les connaissant mieux, elles comprendront un peu mieux ce que vivent ceux qui s’absentent. Elles sauront faire appel aux aides disponibles sur place sans solliciter excessivement le conjoint éloigné ;
- l’assistant du service social militaire doit être placé comme interlocuteur privilégié durant toute la mission. Il est nécessaire qu’une personne soit désignée comme « interlocuteur référent » et qu’elle coordonne l’ensemble des actions de prévention et de soutien ;
- des conférences portant sur les difficultés psychologiques rencontrées par les familles autour de l’absence doivent être organisées avant chaque mission. Pour le moment, elles sont confiées à des spécialistes civils de proximité (conseillers conjugaux et psychologues civils) chargés d’informer les familles sur les difficultés psychologiques qu’elles peuvent rencontrer. Une information détaillée doit être donnée sur les soins possibles en cas de troubles psychiques : entretiens familiaux ou individuels dans les centres médico-psychologiques civils locaux. Les difficultés autour de l’absence sont légitimes et doivent être partagées, énoncées afin que les familles ne se sentent pas « anormales ou défaillantes ». Des plaquettes d’informations sont à leur disposition5. Pour éviter la mise en tension entre vie familiale et vie institutionnelle que le militaire vit de plein fouet au cours des missions extérieures, cette aide à la gestion de la séparation est une excellente initiative. Il est dommage que ces conférences qui abordent des sujets aussi spécifiques, n’aient pas été initiées par le service de santé. Les psychiatres et psychologues militaires restent, selon nous, les mieux placés pour aborder ces questions ;
- des réunions d’information au profit des familles peuvent être déclenchées à tout moment durant la mission, à l’initiative du chef de corps et des officiers environnement humain. Il s’agit de soustraire les familles à l’envahissement anxieux lié à la médiatisation des événements graves sur le terrain ;
- les centres de soins psychologiques et psychiatriques locaux sont prépositionnés et joignables à tout moment. Il s’agit d’inciter voire d’accompagner certaines familles, dont les difficultés dépassent la simple intervention du service social ou des dispositifs mis en place par le régiment, vers des soins psychiatriques.
- le renforcement des activités de loisirs entre familles de militaires est préconisé.
- Prospectives
Plusieurs remarques doivent être faites concernant ces mesures préventives. Les officiers environnement humain que nous avons récemment rencontrés sur leur terrain de stage dans les hôpitaux d’instruction des armées, nous ont confié que ces initiatives ne sont pas systématiques et qu’elles ont du mal à se mettre en place. Elles dépendent beaucoup de la sensibilité du chef de corps ou de son épouse. Les centres de soins psychologiques de proximité, par exemple, sont rarement contactés.
Comme nous l’avons dit, les psychiatres militaires se sont penchés sur la pathologie individuelle, en particulier sur le repérage et le traitement de l’état de stress post traumatique. Or on sait aujourd’hui que, sans la participation active de la famille, ces patients ont peu de chance d’évoluer favorablement. Même dans ce domaine, les psychiatres militaires ont tout intérêt à s’intéresser aux familles. Il est souhaitable que la formation des praticiens hospitaliers aille dans ce sens là.
Autre point, le psychiatre militaire est davantage perçu comme celui qui réforme que comme celui qui soigne ou qui informe. Cette perception traditionnelle a creusé un fossé entre le militaire et le spécialiste hospitalier. Enfin, la restriction des effectifs médicaux dans les services hospitaliers laisse peu de marge de manœuvre aux psychiatres militaires. Ils doivent prendre en charge les urgences psychiatriques civiles ou militaires, les patients hospitalisés, les consultations externes au profit des civils et militaires, les expertises médico-militaires, et leurs propres départs en opérations extérieures. Ces dernières sont elles-mêmes sources de sous-effectifs.
Un bon accompagnement des familles paraît donc aussi important qu’une bonne gestion des militaires sur le terrain. Cet effort de soutien, de prévention et de soins est devenu primordial dans l’armée d’aujourd’hui.
1 Michel Delage, « Enfants de marins et absences du père : un problème ? », Médecine et Armées, 20, 2, 2001, pp. 171-178 ; « Vie du marin et sa famille », Médecine et armées, 27, 1, 1999 ; « La parentification des enfants », Médecine et armées, 30, 2, 2002 ; « Vie de couple et présences du marin » Médecine et Armées, 28, 1, 2000.
2 J.-F. Le Goff, L’Enfant, parent de ses parents, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 253.
3 E. De Soir, L. Lemal, «Impact des missions de longue durée sur les militaires et leurs proches», Stress et trauma 3 (4), 2003.
4 Kathleen Vestal Logan , The Emotional Cycle of Deployment, 1987.
5 État-major de l’armée de terre, Mon carnet de mission, Édiacat, 2008.