Entre le départ en urgence, seul, pour une mission de courte durée, et le départ en mission de longue durée, attendu et minutieusement préparé, accompagné par la famille, les contraintes et les effets sont radicalement différents.
- Deux polarités opposées
En temps ordinaire, les règles du fonctionnement familial classique sont statiques : une routine apaisante et harmonieuse, des repères stables. L’imprévu est évité. Les ruptures sont vécues avec angoisse. Les épouses sont partagées entre leur activité professionnelle, la gestion du foyer et le soin des enfants, et sont parfois impliquées dans des activités associatives. Elles sont aussi prises dans des préoccupations relatives à leurs parents vieillissants, estimant que leur présence auprès d’eux est nécessaire. La scolarité des enfants et leur santé sont une préoccupation majeure. Leurs loisirs sont importants et encadrés. Le mari, militaire, et les contraintes de sa mission sont le pivot autour duquel gravite et s’organise ce petit monde.
La mission, elle, est régie par des règles de fonctionnement dynamiques. La réactivité, la disponibilité, l’adaptabilité du militaire sont des qualités indispensables qui conditionnent sa réussite professionnelle. La cohésion du groupe y contribue, et pour fonctionner et remplir son rôle bénéfique celui-ci demande l’exclusivité et la disponibilité totale de ses membres. La famille et la mission ne partagent donc pas naturellement un espace compatible.
- La famille peut-elle bouger ?
La famille est une structure dynamique, en permanente évolution, où des périodes d’harmonie alternent avec des périodes de conflit ou d’ennui. Quelles peuvent être les motivations communes à la cellule familiale, les intérêts de chacun de ses membres à choisir de quitter ses repères et vivre différemment pendant plusieurs années dans le cadre d’une mission de longue durée ? Pour quelles raisons prendraient-ils le risque de renoncer à une activité professionnelle confortable, à une scolarité épanouie, à la proximité des aïeux, à un mode de vie sécurisant dans leur propre pays ?
Le séjour à Djibouti est l’occasion d’observer les processus de la dynamique familiale, ceux qui se mettent en route dès la période de préparation et dont l’évolution est parfois imprévisible. Il est d’une durée de deux, voire trois ans. Pour plusieurs raisons, il est considéré comme une mission intéressante par le militaire et par sa famille. Attendu, voire convoité, il offre théoriquement de nombreuses opportunités. Financières d’abord. Elles permettent la réalisation de projets familiaux : la construction de la future maison, le financement des études des enfants, l’obtention d’annuités pour le départ à la retraite. Des motivations plus intimes sous-tendent parfois celles officiellement mises en avant. Certains couplent espèrent « mettre un bébé en route » dans un environnement aux ambiances supposées exotiques. D’autres couples, en crise, cherchent un « nouveau départ » affectif, dans un milieu différent proposant des opportunités nouvelles. Certains enfants espèrent échapper à la pression scolaire de la métropole et profiter d’une moindre surveillance parentale pour pouvoir jouir en toute liberté de cette vaste aire de jeux qu’est, dans leur imaginaire, Djibouti et ses environs.
- La réalité dévoilée
Toutes ces motivations sont suffisamment importantes pour occulter ou minimiser la réalité de la vie djiboutienne, toujours différente, parfois décevante.
Tout d’abord, l’environnement. La famille se voit installée dans des conditions matérielles souvent en grand décalage avec celles dont elle a l’habitude en métropole. Elle a la possibilité d’habiter une maison d’allure coloniale, de s’offrir à peu de frais le service de personnels de maison, de posséder plusieurs voitures, un bateau, ainsi que de pratiquer des loisirs multiples et là-bas peu onéreux. Des signes d’accès à un niveau de vie sociale plus élevé que le sien en métropole. Les sorties en ville font partie du rituel social. Elles sont fréquentes et présentent des occasions de nouvelles rencontres. Ce mode de vie particulier est très apprécié au départ. Comment ne pas profiter de cette chance et de ces perspectives nouvelles, d’autant que cette jouissance est limitée dans le temps ?
Toutefois des transformations ne tardent pas à apparaître. Les repères habituels explosent. Le saut qualitatif de classe sociale se fait en un laps de temps trop court. Les capacités d’adaptation sont mises à l’épreuve. Le vertige de la vie se fait ressentir. Au début de la mission, les familles sont enthousiastes. Elles traversent une phase d’euphorie. Tout semble facile et les perspectives de vie sont réjouissantes. Puis, progressivement, la réalité de la vie quotidienne se dévoile. Djibouti est l’un des territoires les plus chauds du monde, avec des infrastructures encore sous-développées, où vivent des populations pauvres et aux coutumes différentes. Certaines familles s’y adaptent bien grâce à des ajustements importants. Ce long séjour est considéré d’emblée comme une parenthèse bien délimitée et maîtrisée dans un mode de vie habituel, l’occasion d’atteindre certains objectifs, de découvrir un nouveau monde. C’est une période de changement et d’ouverture. Le militaire, lui, reste tout entier tourné vers sa mission spécifique, soutenu par les siens qui trouvent progressivement leurs marques.
- Les familles qui ne suivent pas
D’autres familles, en revanche, sont profondément déstabilisées. Certaines épouses se trouvent désemparées après la perte d’un emploi intéressant et investi. Pour d’autres s’ajoutent les soucis pour la santé des enfants ou celle des parents vieillissants restés en métropole.
Le temps, libre de contraintes domestiques, l’offre de nombreux loisirs et une aisance matérielle donnent un sentiment de toute puissance et font exploser des repères. Les barrières sociales et morales se relâchent. Les sorties dans les « boîtes de nuit », seul ou en couple, deviennent régulières. De nouvelles pratiques sexuelles apparaissent avec des partenaires multiples et des rapports sexuels non protégés liés à une prostitution locale peu onéreuse. Cela retentit tôt ou tard sur la relation de couple et sur la dynamique familiale. Les statistiques montrent que Djibouti est le lieu où sont contractées 25 % des maladies sexuellement transmissibles de l’armée française.
- La stabilité familiale à l’épreuve
Dans ces conditions, les couples déjà en difficulté ne peuvent trouver la formule magique pour leur nouvelle entente, leur « nouveau départ ». Souvent c’est le contraire qui se produit. Les divorces pendant la mission ne sont pas exceptionnels. Ils se concrétisent par le retour anticipé en France des épouses et des enfants. Des signes prémonitoires, annonciateurs, existent. Le « profil » de ces familles est considéré par les travailleurs sociaux comme « particulier ». Les épouses sont décrites comme psychologiquement fragiles et dépendantes. Elles sont prises dans un sentiment de solitude malgré un milieu social dense, voire confiné. Excessivement exigeantes envers leur mari, envers les assistantes sociales ou les équipes médicales, elles expriment un mal être permanent sous forme de plaintes multiples, diffuses et contradictoires. Les troubles du sommeil, la dépression, les états d’angoisse, les dorsalgies, les alcoolisations excessives, les « angines » des enfants ou les demandes de soutien psychothérapique sont la plupart des motifs de consultation du médecin psychiatre sur place.
Les enfants, considérés dans la majorité des cas comme des facteurs de cohésion familiale se trouvent, dans ces conditions, livrés à eux-mêmes. Peu surveillés, rapidement en difficulté scolaire, ils aggravent les motifs de discorde du couple. Certains adolescents font leur première rencontre avec la drogue et l’alcool, à l’origine de troubles du comportement. Chez les jeunes filles cela peut se compliquer par des grossesses non désirées.
Les situations les plus inquiétantes apparaissent lorsqu’un membre de la famille souffre déjà d’une pathologie chronique qui décompense pendant le séjour. Les cas de diabète mal équilibré, d’hémophilie, de maladies cancéreuses, d’asthme bronchique, d’épilepsie ne sont pas exceptionnels. Or la prise en charge adaptée de ces affections est quasi impossible au groupement médico-chirurgical (gmc) local, ou bien demande un effort particulièrement important de la part des médecins et des infrastructures militaires françaises. Ces difficultés contribuent grandement à l’inquiétude des familles, sont source d’angoisse, de comportements agressifs et de retours anticipés et prévisibles… Et il n’est pas rare qu’une épouse de militaire accouche au gmc assistée uniquement par la sage-femme djiboutienne, sans obstétricien et évidemment sans la proximité d’un service de néonatologie…
- Un bilan…
Ces difficultés sont toutefois surmontables et peu fréquentes, ce qui fait que seulement 5 % des familles rentrent en France avant la fin du séjour. Et la manière dont les militaires remplissent leur mission sur le territoire djiboutien n’en est que très rarement affectée.
L’attitude la plus adaptée de la part du commandement afin de préparer les soldats et leurs familles à ces missions longues serait d’apporter préalablement l’information la plus complète et la plus proche des réalités du pays qui sera le leur pour plusieurs années. Aucun élément important qui pourrait influer sur leur décision concernant le départ ne devrait être occulté. Les familles averties, préparées, voire sélectionnées de manière adaptée et informelle, seront certainement plus épanouies et la mission du militaire sera pleinement remplie.
L’effort d’adaptation demandé au soldat et à sa famille est important tout au long de sa carrière. Au début, ces efforts sont rarement perçus comme tels, et le ressenti est souvent enthousiaste. Néanmoins l’expérience montre qu’ils sont à l’origine de phénomènes d’épuisement psychique qui affectent à la fois le militaire et sa famille. La clinique montre que ces phénomènes se font ressentir après environ une quinzaine d’années de carrière et au-delà de sept ou huit mutations.