N°12 | Le corps guerrier

François Lagrange

Propos de tranchées

Proposer, dans le cadre restreint d’un article, un florilège du ressenti des corps humains dans les tranchées peut sembler une gageure tant le sujet est vaste, complexe1 et les sources abondantes. S’essayer à la relever implique de se donner de très strictes limites. Nous avons donc choisi de suivre deux pistes : la première concerne la vigilance des sens dans le contexte si particulier de la guerre des tranchées2 ; la seconde s’intéresse aux corps souffrants, de par leur rencontre, au front, avec trois types d’altérités plus ou moins radicales : les forces naturelles, les animaux et les machines.

Il a paru alors opportun de solliciter complémentairement deux sources dont les caractéristiques diffèrent profondément. Tout d’abord, les mémoires inédits de Roger Cadot (1885-1953) auxquels nous avons eu accès grâce à son fils, le professeur Michel Cadot. Jeune journaliste financier en 1914, Roger Cadot a fait la guerre sans interruption, de la mobilisation à l’armistice. Initialement sous-officier dans la réserve, il termine le conflit capitaine. Il a tenu très régulièrement des carnets sur son quotidien qui l’ont aidé à rédiger ultérieurement ses souvenirs « pour une très petite part au lendemain de la guerre de 1914-1918 et pour le reste entre 1940 et 1945 ; c’est-à-dire vingt-cinq ans et plus après les événements… », tient-il à préciser dans son avant-propos. Aussi avons-nous affaire à un témoignage documenté et médité3. L’intérêt de ce document naît de la conjonction de trois facteurs : la réfraction du conflit dans une subjectivité personnelle (avec ses évidentes limites mais aussi son unité et sa continuité), les talents d’observateur de Roger Cadot et, enfin, la qualité de son expression, alliant précision et pouvoir d’évocation4.

En contrepoint, nous avons utilisé les rapports du contrôle postal, conservés au service historique de la Défense. À partir de 1915 en effet, des commissions de censeurs sondèrent la correspondance quotidienne des troupes et sélectionnèrent des extraits, souvent brefs, jugés révélateurs de l’état d’esprit du moment sur une question donnée. C’est, du fait de sa régularité et de son ampleur, la seule source sur les opinions des combattants de la Grande Guerre qui satisfait aux critères de représentativité statistique. Elle n’est certes pas exempte d’autocensure, mais divers recoupements attestent que celle-ci resta contenue et n’empêcha pas les soldats d’exprimer, en règle générale, leur point de vue sur ce qu’ils vivaient5. Le dialogue de ces deux sources, leurs effets de contraste ou de convergence contribueront à rendre suggestive, nous l’espérons, cette esquisse.

  • Sens en alerte

L’emprise de la vue, sens dominant chez l’homme, semble moins forte dans les tranchées que dans la vie ordinaire, vraisemblablement parce que les conditions de la lutte ne favorisent guère l’observation visuelle. Par contrecoup, l’appréhension de la réalité à laquelle ouvrent les autres sens s’en trouve renforcée. C’est particulièrement net pour l’ouïe (qui souvent détecte le danger avant la vue) et l’odorat (qui ajoute une touche spécifique, dans l’ordre de l’inquiétant ou de l’insolite, à ce qui est vu). Le toucher est à prendre dans son acception la plus large, avec une riche palette de sensations tactiles. Seul le goût échappe à peu près à la sphère du combat, tout en restant très présent dans la vie journalière, sous une forme rustique, avec l’essentielle question de la nourriture. On notera par ailleurs que la nuit est une phase d’intense dépaysement sensoriel, en particulier pour un citadin comme Roger Cadot.

  • La vue

« Nous voici donc en route, par une nuit d’encre où le monde extérieur est entièrement aboli, sauf les grandes lueurs rouges que font, derrière nous, les incendies de Verdun » (Roger Cadot, Cahier 2, « Devant Douaumont » [nuit du 25 au 26 mars 1916]).

« À ce moment, une fusée troue les ténèbres, et je peux contempler le décor infernal qui m’environne. Je suis au milieu d’un cratère dont les lèvres se découpent en profils lancéolés qui semblent lever vers le ciel des gestes d’imploration. L’explosion a calciné les blocs de terre monstrueux, où la lueur blafarde et tremblante de la fusée fait vibrer des colorations jaunes, rouges, vertes » (idem [1er avril 1916]).

« En quelques instants de très grandes forêts étaient rasées et la craie blanche apparaissait dans les clairières qui naissaient. Tout le sol est bouleversé comme par un cataclysme, la terre tombait à dix kilomètres à l’arrière, il faut avoir vu pour croire… » (contrôle postal, 21 avril 1917, 126e régiment d’infanterie).

« Les lignes boches forment un véritable volcan sous nos feux et ceux des grosses pièces » (contrôle postal, 16 juillet 1917, 223e régiment d’artillerie de campagne).

  • L’ouïe

« Et soudain, quelque chose d’horrible se produit. Nous avons l’impression que le ciel éclate sur nos têtes ; des déflagrations rageuses déchirent l’air. Un homme qui marchait à deux mètres à ma droite tombe, la tête fendue en deux comme par un coup de hache. Un autre s’effondre en poussant un grand cri, puis un autre. Des éclatements de feu nous entourent. Ces aboiements sauvages… Pas de doute ! C’est le soixante-quinze ! Ce sont nos batteries qui, surprises par la rapidité de notre avance, n’ont pas allongé leur tir assez vite. Nous sommes pris sous le barrage de notre propre artillerie. Alors, c’est la débandade, les hommes s’éparpillent, cherchant un bout de tranchée où se mettre à l’abri » (Roger Cadot, Cahier 1, « L’attaque du 9 mai » [1915]).

« La relève se fit dans la nuit, sous les rafales incessantes. […] Il faut reconnaître que ces bombardements faisaient plus de bruit que de mal. Mais le fracas ininterrompu donnait l’impression fausse que l’espace était sillonné d’un réseau si serré de trajectoires qu’aucun homme ne pouvait le traverser. Une fois dans la tranchée, nous fûmes soumis à un tir ininterrompu de batteries de 105, de 150, de 210, de 250, de 280, qui, à tour de rôle, arrosaient systématiquement la partie est du village que nous occupions. Nous entendions venir de loin, puis grossir lentement, comme une menace de plus en plus précise, le vrombissement des projectiles, qui s’enflait en un mugissement énorme de train en marche et se précipitait sur le sol avec un fracas de cataclysme. La terre volait en éclats, devant, derrière, partout, secouée comme par un séisme dans lequel nous demeurions oppressés, impuissants, résignés à tout » (Roger Cadot, Cahier 1, « Derniers combats d’Ablain » [3 juin 1915]).

« Il y a de quoi devenir fou, par ici, par le bombardement tout tremble et le soir, lorsque nous sommes dans notre trou, on se croirait dans un tonneau qui résonne » (contrôle postal, 17 avril 1917, 108e régiment d’artillerie lourde).

« Après le passage de cet horrible fléau [les gaz], les tranchées et les boyaux regorgeaient de morts, de blessés, d’intoxiqués. Au poste de secours, c’était une vraie hécatombe, des cris, des plaintes, des râles. Pendant deux jours, mes hommes ont transporté des cadavres ou évacué des hommes » (contrôle postal, 17 avril 1917, 108e régiment d’artillerie lourde).

  • L’odorat

« Les Allemands flairent l’attaque prochaine et nous envoient des obus toxiques. L’air s’emplit de cette odeur spéciale de pomme de rainette qui, au début, est presque agréable, mais qui devient vite écœurante. À tout hasard, nous mettons les masques » (Roger Cadot, Cahier 4, « À l’assaut des lignes allemandes » [13 octobre 1918]).

« La chaleur est actuellement accablante, l’air est vicié par les cadavres en décomposition qu’on ne peut enterrer. Si cela continue, je me demande ce qui va en résulter car il y a des moments où l’air est irrespirable » (contrôle postal, 13 mai 1917, 134e régiment d’infanterie).

« Les gaz, c’est la dernière des saletés. Ils nous en ont envoyé de plusieurs sortes, qui sentent la moutarde, le chocolat, la viande pourrie. Nous avons beaucoup d’évacués » (contrôle postal, 11 mars 1918, 104e régiment d’infanterie territoriale).

  • Le toucher

« L’ennemi nous envoie pendant des heures des obus qui remplissent le vallon d’un âcre nuage blanc. Souchez disparaît sous son opacité suspecte et nous sentons des picotements aux yeux. Sont-ce des obus asphyxiants ? Non, mais suffocants ou tout au moins lacrymogènes. Cela n’est pas tout à fait inattendu. On nous a distribué récemment, en même temps que nos nouveaux casques, des lunettes protectrices qui ont la forme des lunettes de cantonniers et des cagoules allongées comme des groins. C’est le moment de s’assurer de leur ajustement » (Roger Cadot, Cahier 2, « L’attaque du 1er octobre [1915] » [journée du 2 octobre]).

« Le froid est intense, il n’y a plus moyen de résister. La nuit, on est obligé de se lever et de courir dehors pour se réchauffer » (contrôle postal, 23 novembre 1916, IVe armée, sans indication précise d’unité).

« Il fait une chaleur intolérable dans les boyaux. Pas d’air, une réverbération très fatigante sur les craies blanches et avec le commencement de calcination qui se produit inévitablement, c’est à étouffer » (contrôle postal, 20 juin 1917, 10e régiment d’infanterie).

  • Le goût

« Qui n’a pas, après des jours et des nuits d’hiver passés dans les tranchées, étendu ses membres recrus de fatigue devant un feu de bois pétillant, qui n’a pas, après avoir grelotté pendant des heures et des heures dans la boue glaciale, senti la soupe aux choux bien chaude couler dans son estomac, ignore une des plus grandes félicités terrestres » (Roger Cadot, Cahier 1, « Délices de Petit-Servins » [journée du 12 novembre 1914]).

« Le pain est noir, gris, il fait mal à l’estomac. Il est bien mauvais » (contrôle postal, 10 juillet 1917, 63e régiment d’infanterie).

« Au point de vue nourriture, personne ne se plaint, il y a grande suffisance et du pinard il y en a. C’est le principal. Et du tabac de toute sorte, cela suffit. On étouffe le cafard avec de la fumée, et on le noie avec le pinard, et avec cela on les aura » (contrôle postal, 11 janvier 1918, 324e régiment d’infanterie).

« Ici je te dirai que nous l’[le pain] avons tout noir, il est tout à fait immangeable, il est noir comme du charbon et avec ça très lourd, quand il passe à la gorge on dirait un morceau de papier de verre » (contrôle postal, 15 février 1918, 49e régiment d’infanterie).

  • Sensations nocturnes

« Silence hallucinant des nuits de Lorette… Nous sommes plongés dans une obscurité compacte d’où rien n’émerge. Le bois, la tranchée, le plateau n’existent plus que par le souvenir que nous avons gardé de leur aspect aboli. Mes compagnons ne sont plus que des visages au fond de moi. […] Dans ce monde irréel, la sensibilité, néanmoins, devient suraiguë. Le moindre frôlement, le bruit mou d’une motte de terre qui se détache, le claquement d’une balle isolée pénètrent comme une lame et font tressaillir. Parfois l’obscurité est déchirée par l’irradiation blafarde d’une fusée éclairante, qui plane sur la tranchée, détachant pendant une minute des pans de lumière crue, coupés d’ombres massives, communiquant au paysage lugubre une vie éphémère et fantomale, puis tout retombe au néant. La vue n’ayant plus d’objet sur quoi s’exercer, c’est l’ouïe qui tend à la suppléer, redoublant de finesse. Mais c’est par la peau, surtout, que le monde extérieur se manifeste encore. Le froid insidieux se glisse par les manches, par le col, traverse les capotes, les chandails, les gants et les chaussures, engourdissant les membres, pénétrant jusqu’à la moelle. Il faut lutter contre ses morsures mortelles, extraire les jambes et les pieds douloureux de la gangue glaciale qui les enserre. Impossible de battre la semelle dans ces fondrières. Le froid gagne. La terre, dont nos mains sont couvertes, y colle comme des écailles et se casse en y creusant des gerçures douloureuses. Il faut lutter par le dedans, par la volonté, il faut se raidir. De temps à autre, on tire de sa musette, en tâtonnant, un quignon de pain, qu’on mastique mêlé à la boue, on se verse une ration de vin ou de gnaule, qui brûle le gosier et réchauffe pour un moment » (Roger Cadot, Cahier 1, « Dans les nuits de Lorette » [hiver 1914-1915]).

« Mais la nuit dans les tranchées ! La nuit infinie autour de nous, pleine de menaces vagues, le silence que percent soudain les coups de feu, les explosions, les crépitements de fusillades… L’inquiétude sourde, constante, qu’avive soudain, comme une douleur aiguë, un bruit inattendu… Les citadins ne connaissent pas la nuit, ou ne la connaissent que sous ses aspects dénaturés par la lumière artificielle. C’est à Lorette que j’ai connu la majesté de la grande nuit naturelle, l’horreur de ses ténèbres, la froide splendeur des paysages lunaires, la sérénité des cieux étoilés, magnifiée encore par l’imminence du danger, de la mort qui rôde » (Roger Cadot, Cahier 1, « Autres nuits de Lorette » [hiver 1914-1915]).

  • Corps en souffrances

Les hommes du front sont confrontés à des puissances inhumaines qui les agressent selon des modes variés. Les forces naturelles (rigueurs des saisons et des éléments) sont a priori dans l’ordre des choses ; mais la guerre de siège et sa longueur y exposent plus que de coutume, et souvent très au-delà du raisonnable, les corps humains, avec les maux qui en résultent. Les bêtes introduisent une autre dimension, moins dangereuse mais plus insidieuse. Elle joue sur deux plans : d’une part les hommes ont conscience que les contraintes matérielles provoquent une sorte de nivellement par le bas des conditions, qui les ravale au rang de bétail (ce contre quoi ils s’insurgent), d’autre part l’animal est aussi le parasite qui prospère grâce à la mort, aux blessures et à l’affaiblissement des êtres humains ; poux, puces et rats constituent un trio honni. Reste l’altérité maximale, extrême, de la machine, dont le pouvoir meurtrier et mutilant apparaît varié à l’infini. On en vient à oublier qu’elle est maniée par d’autres hommes tant elle dévaste et détruit avec un dynamisme inépuisable. L’empreinte de cette catastrophe « artificielle » se marque dans la chair (la vue retrouve ici tous ses droits) des blessés, mourants et morts (avec une perception très contrastée selon que les corps atteints sont amis ou ennemis). Seule la fatigue lui est moins directement imputable, car elle procède également des conditions climatiques ou de l’environnement animal.

  • Les forces naturelles

« Nous arrivâmes à la tranchée comme la nuit tombait, et sous la pluie. De tous côtés, les talus s’éboulaient. Il fallait constamment travailler à les relever. […] La glaise mouillée formait une glu qui collait tellement à la pelle qu’il fallait une deuxième pelle pour l’en détacher. Elle adhérait aux fusils, aux vêtements, aux mains, et une fois séchée elle formait sur la peau une croûte dont les cassures provoquaient des gerçures douloureuses, par où le froid mordait cruellement la chair » (Roger Cadot, Cahier 1, « Les attaques des chasseurs » [12 décembre 1914]).

« Nous avons travaillé trois nuits de suite à faire une tranchée entre la ligne boche et la ligne française, les trois nuits il est tombé de la flotte, ce serait dans le civil on tomberait malade mais dans ce métier-là on ne s’enrhume même pas » (contrôle postal, 15 octobre 1917, 303e régiment d’infanterie).

« Les pluies des jours derniers transforment le sol en une boue liquide, nos effets sont remplis d’humidité, nous allons être malheureux cet hiver encore, aussi nous ne sommes pas gais et le moral n’est pas extraordinaire » (contrôle postal, 28 octobre 1917, 110e régiment d’infanterie territoriale).

  • Les animaux

Le refus de l’animalisation

« Nous avons voyagé à une trentaine dans un wagon à bestiaux, mais les chevaux, en général on leur met de la paille sous les pattes, mais nous, point, on avait juste le plancher. Enfin, c’est la guerre. Et [si] ce manque d’égard envers les poilus était urgent, ce serait avec plaisir pour ma part que je l’accepterai [sic], mais comme notre déplacement ne répond pas à une manœuvre stratégique, je ne trouve pas cela bien » (contrôle postal, 22 janvier 1917, 70e régiment d’infanterie).

Les bêtes contre les hommes

« Ils [les hommes] étaient pour le moment fort occupés à lutter contre la vermine, qui avait proliféré pendant ces trois semaines de tranchées. Malheureusement elle florissait aussi dans la paille des granges qui n’avait pas été renouvelée depuis longtemps. Le général Galon, fort étonné quand le lieutenant Saphores lui eut révélé ce détail, voulut s’en assurer auprès des hommes eux-mêmes, et ce dialogue s’engagea entre lui et le père Villemonnois, un vieux méridional qui se tenait au garde-à-vous contre un bat-flanc : « Vous avez des poux ? — Oui, mon général – Beaucoup ? — Oui, mon général – Combien ? — Je ne les ai pas comptés, mon général, mais il y en a ici sûrement plus que d’hommes ! » » (Roger Cadot, Cahier 2, « Installation à Tincques » [30 octobre 1915]).

« Ici on est tranquille. Ce qu’il y a d’embêtant, c’est qu’avec le nombre de poux que nous transportons, il y a encore des puces, des punaises et des rats qui, je vous assure, nous embêtent bien » (contrôle postal, 7 septembre 1916, IVe armée, sans indication précise d’unité).

« Nous sommes dans un état affreux, des pieds à la tête de la boue et rongés de poux » (contrôle postal, 21 avril 1917, 126e régiment d’infanterie).

« Je suis dans un secteur assez calme, région de Tahure, mais ce qui me taquine c’est la quantité effrayante de gros rats qui circulent autour de nous. Jamais je n’ai vu autant de rats » (contrôle postal, 21 avril 1917, 50e régiment d’infanterie).

« Encore une fois les totos commencent à m’attaquer, je ne puis dormir la nuit, dévoré par ces sales bêtes. Hier j’ai fait une chasse, à 11 heures j’en ai tué au moins cinquante » (contrôle postal, 6 mars 1918, 72e régiment d’infanterie).

  • Les machines
  • Corps fatigués

« Il y avait huit jours et huit nuits que nous n’avions pour ainsi dire pas dormi. Un tel effort pourra être jugé invraisemblable et pourtant il fut fourni par la 18e du 360. Après deux ou trois jours d’insomnie, le corps s’habitue à cette rupture de ses habitudes et obéit machinalement ; l’esprit est engourdi dans une sorte de torpeur, mais l’énergie est encore assez forte pour mener la carcasse, au prix d’une grande dépense nerveuse. Certains hommes n’avaient pu la supporter et étaient devenus fous » (Roger Cadot, Cahier 1, « Les attaques de mars » [8 mars 1915]).

« Me voici sorti, je suis dans la foule. Personne ne m’attend-il ? Tout à coup, j’entends la claire voix : “Roger !” Et aussitôt ce cri de compassion : “Oh ! Tu as les cheveux blancs !” Ce ne sont que mes tempes qui ont blanchi, mais le képi ne laisse voir qu’elles… Je me découvre pour montrer que j’ai encore des cheveux noirs, et j’embrasse ma femme en pleurant » (Roger Cadot, Cahier 2, « Première permission » [18 août 1915]).

« Nous ne sommes plus traités comme des hommes mais comme des machines auxquelles on demande beaucoup de rendement, trop de rendement, et à la fin […] mises hors d’usage par l’usure » (contrôle postal, 15 août 1917, 296e régiment d’infanterie).

  • Corps blessés

« Un éclat de la grenade avait pénétré assez profondément dans l’avant-bras pour que son extraction parût au praticien [le docteur Mauvoisin] impossible avec les instruments dont il disposait. Tel n’était pas l’avis de l’aide-major Soulières, le médecin du 6e bataillon qui se trouvait là. […] [Il] se mit en devoir de tenter l’opération hasardeuse. Le sondage de la plaie montra qu’elle était profonde, mais l’entêté ne se découragea pas. Je le vis attraper son bistouri, tailler dans la chair, y planter les dents de pinces à débrider les plaies, retrousser les chairs vives. Courageux, le caporal serrait les dents, mais une grimace convulsait sa face. Une pince, mal posée, lâcha, il fallut la faire mordre plus loin, dans la chair. Le docteur fouillait dans la blessure sans arriver à attraper le morceau de fer. Après dix minutes de cet exercice, pendant lequel le pauvre Chartier, devenu blanc comme un linge, manqua de s’évanouir, la plaie offrait l’aspect d’un gros trou béant rempli d’une affreuse bouillie rouge. Le docteur Soulières s’acharnait. […] Ce n’est qu’après une demi-heure de bousillage qu’il grommela d’une voix rageuse « Zut ! J’y renonce ! » Le pauvre Chartier poussa un soupir de soulagement » (Roger Cadot, Cahier 2, « Cantonnements. Séjour à Hermin » [juillet 1915]).

« Entre les brancardiers se pressent les blessés qui peuvent marcher, seuls ou s’aidant l’un l’autre, troupeau sanglant et peinant, mus par le même puissant instinct qui les ramène vers l’arrière, vers la paix, vers la vie. Parmi eux, une figure de cauchemar apparaît : c’est un fourrier à qui un éclat d’obus a, comme un coup de hache, emporté la mâchoire inférieure. Il n’a plus sous le nez qu’une effroyable bouillie rouge d’où pend sa langue tailladée. Il marche en faisant des gestes de fou et en roulant des yeux suppliants, comme pour prendre le monde à témoin de l’horrible chose qui lui arrive » (Roger Cadot, Cahier 2, « L’attaque du 1er octobre » [1915]).

« Malheur à ces Boches, j’en tue ici, c’est sûr. […] L’autre jour j’en ai tué un en avant de notre petit poste, on y a entendu gueuler les Boches de douleur, j’espère que blessés ils en crèveront » (contrôle postal, 7 octobre 1917, 44e régiment d’artillerie de campagne).

  • Corps mourants

« Mais à proximité de la tranchée, le terrain se relève assez pour que les têtes d’hommes debout dépassent la hauteur de notre parapet. C’est une grosse imprudence que de s’y aventurer en plein jour. Clarinval n’a pas l’air de s’en douter. Il marche droit, sans même se courber. Il m’aperçoit et me tend la main. Je lui tends la mienne en lui disant : “Baissez-vous, Clarinval, vous pouvez être vu !” Juste à ce moment, un petit bruit mat retentit, le front de Clarinval s’étoile de rouge et le malheureux s’effondre sur le dos, entraîné par son sac. […] Étendu face au ciel, Clarinval est déjà mort, mais son corps ne se résigne pas encore à l’immobilité. Ses yeux révulsés roulent dans leurs orbites, ses mains se tournent et se retournent, cependant que de l’arrière de sa tête jaillit un puissant jet rouge. Il s’écoule bien un quart d’heure avant que le cadavre ne devienne immobile » (Roger Cadot, Cahier 1, « Dans les nuits de Lorette » [hiver 1914-1915]).

« Avant-hier les Boches ont fait un coup de main vers nos lignes – ils ont laissé dix-neuf cadavres et quelques blessés sur le terrain, ils ont râlé toute la nuit dans nos réseaux de fils de fer. Je pense que cela calmera les autres et qu’ils nous foutront la paix » (contrôle postal, 30 juillet 1917, 50e régiment d’infanterie).

« Les Boches nous ont lancé des gaz, c’est effrayant de voir les malheureux qui en ont respiré se rouler par terre, étouffant, se déchirant les vêtements et ne pouvant plus causer heureusement que ce supplice ne dure que quelques minutes. C’est une mort effroyable – j’ai encore devant les yeux la vision de ces pauvres camarades. Depuis nous en avons envoyé aussi et ça n’en finit plus aussi le secteur devient moche » (contrôle postal, 25 septembre 1917, 95e régiment d’infanterie).

  • Corps morts

« Je poussai plus avant et, à quelques pas de là, je trouvai le corps du malheureux couché sur le fond de la tranchée et baignant dans son sang. Sa langue sanguinolente lui pendait hors de la bouche, et ses yeux vitreux reflétaient la mort » (Roger Cadot, Cahier 1, « Les attaques des chasseurs » [17 (?) décembre 1914]).

« Arrivé à l’endroit où commence notre file de mitrailleurs, je trouve le premier homme à genoux, la tête appuyée contre le talus comme s’il dormait. Je m’approche pour le secouer, mais je reste horrifié en m’apercevant qu’une balle lui a traversé la tête de la tempe droite à la tempe gauche. À la place des yeux, ses paupières forment deux énormes poches tuméfiées et violettes, et le sang coule goutte à goutte de son nez » (Roger Cadot, Cahier 1, « L’attaque du 9 mai » [1915]).

« Une escouade de la 18, qui transportait des sacs de grenades anglaises en première ligne, a été fauchée par une explosion formidable au moment où l’un des hommes posait son sac sur les autres. Tout le tas a sauté, emportant plusieurs mètres de parapet, faisant une bouillie de chair et de sang, projetant des membres, des têtes, à une distance invraisemblable. Les survivants se comptent » (Roger Cadot, Cahier 2, « Encore les ruines d’Ablain » [août 1915]).

« Je viens d’aller voir les deux Boches que les types du 277 ont démolis. S’il y a des Boches de fatigués, c’est pas ceux-là. Vous parlez de lapins, au moins 1,75 mètre, vingt-cinq ans à peine, ils étaient bien armés, jusqu’à un poignard avec lame de trente cent [imètres] avec des dents de scie. C’est par trop sauvage tout de même. Ils ont peur de blesser, avec les dents de scie ça tue plus sûrement. Enfin ces deux-là ont le ventre en l’air, ils ne sont plus à craindre » (contrôle postal 16 juillet 1917, 6e régiment du génie). 


1 Cf. notamment Stéphane Audoin-Rouzeau, John Horne, Leonard V. Smith, Annette Becker, « Le corps dans la Première Guerre mondiale », Annales. Histoire, sciences sociales, 55e année, n° 1, janvier-février 2000, et Stéphane Audoin-Rouzeau, Combattre, Paris, Le Seuil, 2008 (chapitre IV, « Combat et physicalité : accéder aux corps ? », pp. 239-315).

2 Cf. André Loez, « « Le bruit de la bataille ». Le paysage sensible du combattant sur le Chemin des Dames », in Nicolas Offenstadt (dir.), Le Chemin des Dames. De l’événement à la mémoire, Paris, Stock, 2004, pp. 194-205.

3 Ce n’est pas forcément qu’un handicap : le temps et l’introspection favorisent, dans le cas très particulier des souvenirs de guerre, une maturation de la mémoire (non sans analogie avec le travail du deuil ou la cure psychanalytique) qui aide à surmonter certains traumatismes et lève d’intimes censures. Voir Stéphane Audoin-Rouzeau, « Blaise Cendrars et La main coupée », Guerres mondiales et conflits contemporains n° 175, juillet 1994, pp. 21-35.

4 Michel Cadot vient d’achever la transcription intégrale des manuscrits de son père : le texte mérite publication et ne laissera pas indifférents les éditeurs qui s’intéressent à la Grande Guerre. Sur les relations complexes entre témoignage et création littéraire, voir Nicolas Beaupré, Écrire en guerre, écrire la guerre. France, Allemagne 1914-1920, Paris, cnrs éditions, 2006.

5 Cf. François Lagrange, Moral et opinions des combattants français durant la Première Guerre mondiale d’après les rapports du contrôle postal de la IVe armée, thèse sous la direction du professeur Georges-Henri Soutou, université de Paris-IV-Sorbonne, 2009, pp. 36-48.

1 Cf. notamment Stéphane Audoin-Rouzeau, John Horne, Leonard V. Smith, Annette Becker, « Le corps dans la Première Guerre mondiale », Annales. Histoire, sciences sociales, 55e année, n° 1, janvier-février 2000, et Stéphane Audoin-Rouzeau, Combattre, Paris, Le Seuil, 2008 (chapitre IV, « Combat et physicalité : accéder aux corps ? », pp. 239-315).

2 Cf. André Loez, « « Le bruit de la bataille ». Le paysage sensible du combattant sur le Chemin des Dames », in Nicolas Offenstadt (dir.), Le Chemin des Dames. De l’événement à la mémoire, Paris, Stock, 2004, pp. 194-205.

3 Ce n’est pas forcément qu’un handicap : le temps et l’introspection favorisent, dans le cas très particulier des souvenirs de guerre, une maturation de la mémoire (non sans analogie avec le travail du deuil ou la cure psychanalytique) qui aide à surmonter certains traumatismes et lève d’intimes censures. Voir Stéphane Audoin-Rouzeau, « Blaise Cendrars et La main coupée », Guerres mondiales et conflits contemporains n° 175, juillet 1994, pp. 21-35.

4 Michel Cadot vient d’achever la transcription intégrale des manuscrits de son père : le texte mérite publication et ne laissera pas indifférents les éditeurs qui s’intéressent à la Grande Guerre. Sur les relations complexes entre témoignage et création littéraire, voir Nicolas Beaupré, Écrire en guerre, écrire la guerre. France, Allemagne 1914-1920, Paris, cnrs éditions, 2006.

5 Cf. François Lagrange, Moral et opinions des combattants français durant la Première Guerre mondiale d’après les rapports du contrôle postal de la IVe armée, thèse sous la direction du professeur Georges-Henri Soutou, université de Paris-IV-Sorbonne, 2009, pp. 36-48.

1 Cf. notamment Stéphane Audoin-Rouzeau, John Horne, Leonard V. Smith, Annette Becker, « Le corps dans la Première Guerre mondiale », Annales. Histoire, sciences sociales, 55e année, n° 1, janvier-février 2000, et Stéphane Audoin-Rouzeau, Combattre, Paris, Le Seuil, 2008 (chapitre IV, « Combat et physicalité : accéder aux corps ? », pp. 239-315).

2 Cf. André Loez, « « Le bruit de la bataille ». Le paysage sensible du combattant sur le Chemin des Dames », in Nicolas Offenstadt (dir.), Le Chemin des Dames. De l’événement à la mémoire, Paris, Stock, 2004, pp. 194-205.

3 Ce n’est pas forcément qu’un handicap : le temps et l’introspection favorisent, dans le cas très particulier des souvenirs de guerre, une maturation de la mémoire (non sans analogie avec le travail du deuil ou la cure psychanalytique) qui aide à surmonter certains traumatismes et lève d’intimes censures. Voir Stéphane Audoin-Rouzeau, « Blaise Cendrars et La main coupée », Guerres mondiales et conflits contemporains n° 175, juillet 1994, pp. 21-35.

4 Michel Cadot vient d’achever la transcription intégrale des manuscrits de son père : le texte mérite publication et ne laissera pas indifférents les éditeurs qui s’intéressent à la Grande Guerre. Sur les relations complexes entre témoignage et création littéraire, voir Nicolas Beaupré, Écrire en guerre, écrire la guerre. France, Allemagne 1914-1920, Paris, cnrs éditions, 2006.

5 Cf. François Lagrange, Moral et opinions des combattants français durant la Première Guerre mondiale d’après les rapports du contrôle postal de la IVe armée, thèse sous la direction du professeur Georges-Henri Soutou, université de Paris-IV-Sorbonne, 2009, pp. 36-48.

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