« Mon père me mena chez le tailleur chargé de faire les modèles du ministère de la Guerre et lui commanda pour moi un costume complet de housard du 1er, ainsi que tous les effets d’armement et d’équipement, etc., etc. Me voilà donc militaire !… Housard !… Je ne me sentais plus de joie !… »
« Duroc m’avait remis une somme assez forte, destinée à renouveler mes uniformes tout à neuf, afin de paraître sur un bon pied devant le roi de Prusse, entre les mains duquel je devais remettre moi-même une lettre de l’Empereur. Vous voyez que Napoléon ne négligeait aucun détail lorsqu’il s’agissait de relever le militaire français aux yeux des étrangers. »
Général baron de Marbot, Mémoires.
Être et paraître, telle est l’entrée en matière de cet article sur le corps en uniforme dont les citations du général Marbot illustrent si bien la problématique majeure. Être soldat au combat et le paraître, le cas échéant, en d’autres situations moins périlleuses, avec le supplément de vertu et d’honneur qu’amène le port d’un vêtement original…
La question de l’uniforme revêtu par le soldat comme une seconde peau qui le distingue du reste de ses concitoyens et le signale ou le dissimule à l’ennemi peut sembler, à notre époque utilitariste, relever de la seule rationalité du vêtement de travail adapté au métier des armes. En réalité, il n’en est rien, et dans une perspective historique, force est de constater la complexité d’un sujet qui, aujourd’hui encore, dans le contexte prégnant de l’interarmisation des armées, peut diviser les militaires eux-mêmes et donner lieu à des arguties techniques et esthétiques sans limites.
La richesse de la matière est étonnante : elle touche à l’art militaire et à la tactique, aux mœurs et à la psychologie, à l’histoire et aux beaux-arts – si la mode peut leur être rattachée –, à l’économie et au social, à la science et à l’industrie, à la géographie et au climat, mais peut-être surtout, pour la majorité de nos contemporains aujourd’hui coupés de la conscription, à l’imaginaire… Il ne saurait être question d’aborder tous ces aspects sans dépasser la place dévolue à cet article, aussi convient-il d’en circonscrire le cadre d’étude.
Le caractère trompeur du sens premier du vocable « uniforme » a sans doute été insuffisamment relevé, bien que la diversité des tenues militaires et de leurs accessoires ait dû attirer l’attention au-delà du seul cercle des collectionneurs. L’irrationalité du choix des tenues – plus ou moins flagrante selon les époques, mais dont la survivance du pantalon garance en 1914 et l’adoption des bandes molletières restent emblématiques – mérite d’être examinée dans une perspective plus contemporaine mais, encore et toujours, susceptible d’étonner. Enfin, la manière même de porter l’uniforme mérite quelques considérations qui touchent à l’histoire des mentalités et aux tropismes de l’esprit militaire.
Lorsqu’au sortir de l’effroyable et confuse mêlée de la guerre de Trente Ans, l’ordonnance du 5 décembre 1666 vint pour la première fois réglementer de manière générale une retenue sur solde destinée à l’habillement des troupes de Sa Majesté, la question de l’uniforme n’est pas une entière nouveauté. Les troupes de la Maison du Roi portaient déjà une livrée par compagnie et les régiments se distinguaient par les couleurs1 que leurs colonels-propriétaires choisissaient.
La question de l’équipement et de l’habillement des troupes est, depuis l’Antiquité, inhérente à l’existence de troupes réglées. Cependant, dès lors que le recrutement s’est démocratisé pour cesser d’être l’apanage de classes supérieures s’équipant à leurs frais – comme au temps de la Rome républicaine ou de la féodalité médiévale –, l’habillement du soldat a cessé d’être une préoccupation d’ordre privé pour relever d’un impératif collectif, tout à la fois opérationnel, logistique et esthétique…
Qu’il s’agisse de vêtir les indigents recrutés plus ou moins volontairement, d’assurer la décence de leur apparence tout au long de leur engagement, mais aussi de les identifier au combat – afin, qu’avec leurs chefs, ils le soient par le roi présent sur les champs de bataille et dispensateur de toute grâce –, les motifs de s’intéresser à l’uniforme ne manquent guère en ce milieu du xviie siècle guerrier. Au demeurant, à cette époque, l’habit militaire des troupes est fort peu différent du costume civil, auquel il emprunte la coupe malcommode : seuls le fourniment, les boutons métalliques et les associations de couleurs viennent véritablement « militariser » celui qui le porte.
Rapidement cependant, coquetterie aidant – que les militaires ont, dans un désir commun de séduction, en partage avec les jolies femmes2 –, l’uniforme se chamarre et se différencie selon les différents corps constitutifs de l’armée royale, qu’il s’agisse des régiments français ou des régiments étrangers qui se singularisent au sein de l’armée par leurs « couleurs nationales ». L’émulation entre les colonels, le besoin tactique de reconnaître ses troupes à une époque où les transmissions se limitent aux tambours, aux trompettes et aux aides de camp chargés de porter pendant la bataille les ordres du général en chef et l’obligation de soutenir la gloire du monarque : tout concourt au développement de l’uniforme, sans véritable souci de confort et d’ergonomie pour le combattant mais aussi d’économie pour les finances.
Jusqu’à Solferino (24 juin 1859) au moins, il faut se souvenir que l’on va à la bataille comme à une prise d’armes, « sur son trente et un », en grande tenue et plumets au vent : déplacement en colonnes et combat en ligne, presque comme à la parade, telles étaient les conventions, à peine écornées par le génie manœuvrier du maréchal de Saxe ou de Napoléon. Sauf pour la cavalerie légère et quelques voltigeurs, il n’est guère question de se dissimuler ou de s’allonger : on combat bien en évidence, debout ou un genou à terre.
Heureuse époque pour l’intendance où tenue de sortie et tenue de combat ne faisaient qu’une seule et même dépense, donnant du travail à une armée de cousettes dans toutes les provinces de France ! Mais surtout, époque héroïque pour le soldat, lorsque la gloire des campagnes, entreprises au nom de la Liberté, allait de pair avec la splendeur des uniformes hérités de l’Ancien Régime, tels que le règlement de 1786 les avait définis3.
La paix d’Amiens (25 mars 1802), heureuse pause dans le tourbillon révolutionnaire, avait permis de préparer la constitution au camp de Boulogne, en 1805, de la meilleure et de la plus belle armée que la France eût jamais à sa disposition… Moment de grâce qui ne se retrouvera jamais plus pour l’uniformologie et la fortune des armes : c’est l’armée d’Austerlitz dont la splendeur de l’apparence, la valeur militaire et le génie du commandement ne seront jamais surpassés.
Les armées seront longues à se défaire de leur chatoiement sur les champs de bataille dont L’Officier de chasseur de la garde impériale chargeant peint par Géricault en 1812 reste à jamais l’emblématique figure idéalisée. L’armée de Napoléon III n’aura en effet rien à envier à celle de son oncle (certains de ses chefs ont fait leurs premières campagnes sous les ordres des maréchaux de celui-ci) : les bonnets à poils des grenadiers sont encore plus hauts, et l’armée d’Afrique naissante enrichit encore la palette des couleurs et la variété des formes, pour le plus grand bonheur de la peinture d’histoire illustrée par Meissonier et Detaille. Bonnet de police à visière (rapidement rebaptisé, selon une étymologie obscure, « képi »), fourragères, épaulettes, les exemples ne manquent pas d’accessoires au départ utilitaires et peu à peu détournés de leur fonction première pour devenir des symboles identitaires et décoratifs de l’uniforme.
Il faudra malheureusement les funestes hécatombes de l’été 1914 et du printemps 1915 pour qu’une brutale prise de conscience conduise à transformer l’uniforme en vêtement de combat plus discret et mieux adapté au terrain comme à la tactique nouvelle rapidement adoptée, à rebours des règlements officiels d’avant-guerre4. La dominante change donc, mais le besoin demeure : la distinction des unités et la reconnaissance du mérite militaire des combattants passeront désormais par d’autres moyens, plus discrets et amovibles en fonction des circonstances, le développement des insignes ou des badges et la multiplication des décorations (fourragères et médailles commémoratives).
En ce qui concerne ce qui ne s’appelait pas encore l’ergonomie des tenues de combat, l’évolution sera encore plus tardive. L’incommode bonnet à poils des grenadiers se rencontre pour la dernière fois sur les champs de bataille en 1870 et le shako lui survivra jusqu’en 1884. Il est vrai que cette même année, le règlement de manœuvre d’infanterie consacre encore des conceptions tactiques inspirées de Napoléon5. Quant à la capote, héritée de la tenue de campagne de la Grande Armée, à peine recoupée et virant du bleu foncé au gris de fer bleuté puis au kaki, en passant par le « bleu horizon », elle caractérisera la silhouette du combattant français jusqu’au désastre de 1940… Le pragmatisme anglo-saxon des Allemands et des Américains6, tardivement imité, compte parmi les sources majeures de l’évolution de la tenue de combat au cours, puis au lendemain du second conflit mondial, lors des guerres coloniales.
La conclusion qui s’impose de ce bref panorama historique est que l’uniforme suit sans l’infléchir le cours de l’histoire et l’évolution de la tactique : les loques de l’armée d’Italie ne l’empêchent pas de vaincre ; le froid saisit les armées de Napoléon comme celle de Koutouzov, ainsi que le rapporte Marbot dans ses Mémoires ; les conscrits de 1914 arrêtent les Allemands aux portes de Paris avec l’uniforme hérité de la défaite précédente ; il est bien difficile d’attribuer à la beauté des uniformes ou à leur inadaptation aux conditions climatiques et tactiques – en Égypte, à Austerlitz, en Russie ou sur la Marne – la cause première des éclatantes victoires ou des sévères défaites…
Jusqu’en 1914 au moins, il est possible de postuler la relative neutralité de l’uniforme sur le cours de l’histoire militaire française. Il suit la tactique sans jamais l’anticiper et, à partir du xxe siècle, adopte peu à peu les modes imposées par les armées étrangères et les besoins tactiques… Puisque les considérations esthétiques et la fantaisie créatrice prévalent jusqu’à cette époque au sein du commandement comme de l’intendance – fidèle exécutrice des choix de celui-là – gageons cependant qu’elles ont puissamment contribué à identifier clairement l’état militaire dans la société et à orienter vers la carrière des armes quelques jeunes recrues aspirant à la gloire de leurs aînés comme l’évoque Le Rêve d’Édouard Detaille. Après tout, le recrutement – avec l’armement – demeure la source première de toute capacité opérationnelle…
- Modes et tendances contemporaines…
Malgré ce qui précède – mais il faut bien essayer de dégager quelque tendance générale –, il serait faux de penser que des considérations utilitaires n’ont jamais retenu l’attention des bureaux de la Guerre pour l’équipement et l’habillement des troupes.
Au sortir de la guerre de Sept Ans (1756-1763), où la supériorité d’une armée prussienne bien commandée par Frédéric II avait fortement impressionné l’Europe, le comte de Saint-Germain, éphémère ministre de la Guerre de Louis XVI, fait adopter, en 1776, une nouvelle tenue et un fourniment à la prussienne pour l’infanterie : habit aux basques plus courtes censé favoriser les mouvements du soldat, mais qui se boutonne jusqu’en bas pour mieux le protéger des rigueurs climatiques, chapeau à quatre cornes permettant l’évacuation de l’eau de pluie, redingote pour l’hiver traduisent un souci quelque peu nouveau de confort du soldat au profit d’une meilleure efficacité opérationnelle. Cet emprunt à la Prusse est d’autant plus remarquable que durant tout le xviiie siècle, et à l’instar de la mode civile, la mode militaire française impose ses modèles élégants à toute l’Europe. De même au tournant de la Révolution et de l’Empire, l’adoption du frac ou de la petite tenue, vêtement simplifié sans revers de poitrine porté lors des marches et des contremarches, participe tout à la fois du besoin d’économie et d’un négligé maîtrisé allégeant la charge d’entretien pesant sur le soldat.
Plus tard, et même si son usage resta limité à l’instruction ou au service courant, l’adoption du bourgeron en toile de treillis, dont de multiples cartes postales de l’apogée de la conscription conservent le souvenir dans les cours de casernes, marque également des préoccupations purement utilitaires. Par ailleurs, les troupes coloniales furent les premières à porter, dès 1903, une tenue à la fois adaptée au climat et peu voyante couleur kaki, à l’instar d’autres armées étrangères.
La prévalence d’une ergonomie adaptée de l’uniforme ou, plus exactement désormais, de la tenue de combat qui peu à peu se distingue nettement de la tenue de sortie ou de service courant, grandit tout au long du xxe siècle avec l’apparition de vêtements spécifiquement étudiés pour cet usage, du camouflage, de casques protecteurs et autres effets de protection individuelle. Le vêtement de combat devient l’uniforme de référence, éclipsant, dans la représentation que se font les civils des militaires, la tenue de sortie que pratiquement plus personne, sauf le légionnaire, ne porte à l’extérieur des casernes. À rebours de sa destination première à peine reconnue, il se transforme en tenue de parade avec l’apparition du concept contre-nature de « treillis de défilé », ajusté au plus près du corps et embelli de brevets, décorations et accessoires de traditions divers que tous les régiments revendiquent de leurs lointaines ascendances.
En réalité, aujourd’hui encore, et quel que soit le jugement négatif que l’on puisse porter sur certains aspects désuets des tenues d’autrefois, le besoin de singularité perdure, non seulement par rapport à l’habillement civil mais aussi au sein même de l’institution militaire, entre les armes et leurs subdivisions. Il se trouve enrichi par l’esprit de corps qui vise à cultiver l’identité propre des unités, dans une plus ou moins saine émulation s’apparentant parfois à de la surenchère. Celle-ci ne porte plus seulement sur les accessoires de tradition d’une tenue de parade. Il est frappant de constater à quel degré, pour les forces spéciales, qu’elles soient d’ailleurs policières ou militaires, la concurrence pour la singularité au service de l’efficacité opérationnelle apparaît effrénée, se nourrissant des apports successifs des uns et des autres. Pour ne s’en tenir qu’à la police, il est surprenant de voir que désormais, la moindre arrestation d’un petit délinquant cueilli au saut du lit dans son appartement donne lieu le plus souvent à une véritable opération commando conduite avec des tenues et des équipements dignes des meilleurs films d’action ou de science-fiction. Sans doute faut-il y voir l’influence des films américains qui offrent aux spectateurs des stéréotypes bien éloignés des réalités françaises, en particulier sur le style de commandement et la discipline formelle dont la rigueur hypertrophiée s’appuie toujours sur une apparence physique et vestimentaire irréprochable. Ces néophytes sont cependant excusables de ne point les discerner, alors même que les professionnels se laissent également subjuguer par leur propagande.
Toujours est-il qu’aujourd’hui, l’évolution des mentalités, avec la sacralisation de la vie et l’idéalisation de la technique, conjuguée au durcissement des combats auxquels se trouve confrontée l’armée française appelle à une évidente réévaluation des tenues de combats et de leurs indispensables effets associés de protection individuelle. Cependant, même sur ce registre que l’on voudrait entièrement soumis à la rationalité partagée du besoin opérationnel, les différentes écoles (car on n’ose plus parler de mode pour un sujet de cette importance), trouvent encore à s’affronter entre une ligne ajustée « très près du corps » sur le modèle du treillis de défilé surpiqué des prises d’armes pour athlètes et une ligne « déstructurée et ample », sans nul doute mieux adaptée au combat moderne, dont le treillis camouflé de 1947 demeure l’archétype indémodable.
Le phénomène des marques qui accapare tant d’adolescents à la recherche de leur identité tend également à se répandre au sein des armées grâce aux salons et aux revues spécialisées ainsi qu’au benchmarking induit par la fraternité d’armes des forces multinationales. Formes et matières font désormais référence à des marques bientôt éponymes de nouveaux équipements… Les modèles officiels sont décriés par cela même qu’ils sont officiels. C’est une fois de plus la mise en cause de l’efficacité de la commande publique qui, quelle que soit la maîtrise technique détenue, reste assujettie aux contraintes administratives et financières.
Nul doute qu’une troupe bien habillée, armée et protégée, remarquablement soignée, convenablement nourrie et payée possède un avantage moral pour affronter un ennemi souvent soutenu par ses seules armes usuelles et ses convictions d’un autre âge. Par-delà les phénomènes de mode, il ne faut sûrement pas négliger le facteur moral que représente un équipement de qualité. L’effondrement de l’armée de 1939 est aussi celui de l’incommode capote et des bandes molletières. Le désir légitime d’être parfaitement équipé et protégé pour affronter avec un minimum de risques l’ennemi, et donc d’accroître la valeur morale d’une troupe par le surcroît de sécurité dont elle bénéficie, ne doit cependant conduire ni à une exigence démesurée impossible à satisfaire ni à une fausse assurance. Rien ne garantit jamais totalement des « surprises de la guerre » : la surprotection se paye par une moindre mobilité et le défaut de la cuirasse finit toujours par être décelé. La chevalerie d’Azincourt était sans doute la mieux équipée de la Chrétienté… Enfin, toutes les guerres, mais peut-être encore davantage les conflits modernes aujourd’hui qualifiés d’« asymétriques », ne se résolvent que par la combinaison de facteurs politiques et militaires, au sein desquels l’importance de l’équipement individuel, relativement bien prise en compte, doit être resituer à sa juste place parmi les autres éléments essentiels que représentent les effectifs, l’armement, l’entraînement et, in fine, le commandement.
- Rigueur dans le port de l’uniforme
Pour clore le sujet et après avoir examiné les différentes déclinaisons de l’uniforme selon les époques, il est intéressant d’observer la manière dont celui-ci est porté avec plus ou moins de fantaisie et de rigueur depuis la fin du xviiie siècle, époque où sa normalisation, qui correspond cependant à une extrême différenciation entre tous les régiments, apparaît achevée.
La précision remarquable des descriptions dans les ordonnances et les règlements anciens ne doit pas créer l’illusion d’une armée idéale à laquelle, selon la formule malheureuse du maréchal Lebœuf, « aucun bouton de guêtres » ne manqua jamais. L’histoire des uniformes n’est pas l’application rigoureuse des règlements. Pensant à l’épopée napoléonienne, le commandant Bucquoy, fondateur en 1920 de la Société d’étude des uniformes de France, notait en 1916 : « Il ne faut jamais dans ces questions perdre de vue : le temps mis par un règlement imprimé le 1er janvier à Paris pour parvenir à une armée stationnée à l’autre bout de l’Europe ; la difficulté et souvent l’impossibilité de se procurer sur place les étoffes nécessaires à l’exécution des règlements ; la tradition des corps maintenant, malgré tous les règlements du monde, certaines parties d’uniforme ou certaines manières de les porter ; la fantaisie des colonels modifiant à leur gré tel ou tel détail d’uniforme de leur régiment, payant quelquefois de leur poche tel plumet ou telle épaulette ; la fantaisie individuelle qui poussait chacun à mettre dans sa tenue une touche personnelle ; la nécessité de guerre obligeant à user les vieux effets, à mettre tout ce qu’on trouvait sous la main, à se vêtir quelquefois de pièces d’uniformes prises sur les prisonniers (ce qui fut souvent le cas des bottes) ou dans les magasins ennemis (plumets jaunes et noirs autrichiens donnés à nos hussards), à confectionner les effets avec le drap qui vous tombait sous la main… »
La multiplicité des modèles, leur exécution plus ou moins habile par les tailleurs et les couturières de l’époque, le renouvellement précipité qu’entraînaient les pertes parfois sévères des combats ou les réorganisations administratives des unités, la fantaisie des officiers et des sous-officiers qui s’équipaient un peu à leur guise – sans toutefois atteindre le baroque absolu des extravagantes tenues de Murat –, la pénurie liée au blocus continental ou à d’autres conditions économiques : bien des contingences aboutissaient à s’écarter en pratique de la lettre des règlements.
Par ailleurs, la rigueur dans le port de l’uniforme a considérablement varié dans le temps et d’un corps à un autre. La garde impériale, cette armée dans l’armée, était à l’évidence plus soignée que les régiments de ligne et la coquetterie militaire de ses vieux soldats de métier plus développée que celle des conscrits recrutés par nécessité et contrainte… Jusqu’à la fin du Second Empire, l’élégance militaire va de pair avec la semi-professionnalisation des armées, l’engagé pour cinq ou sept ans apparaît sans doute plus soucieux de son apparence et de son état que l’appelé de courte durée. Cette élégance conduit souvent à la fantaisie, qu’il s’agisse de pièces et d’accessoires d’uniformes pas toujours réglementaires ou, même, de la façon de porter les effets réglementaires : le port du képi sur l’oreille et légèrement en arrière, jusqu’à une époque relativement récente, n’est qu’un exemple parmi tant d’autres plus discrets.
À la fin du xixe siècle, avec la conscription qui multiplie les effectifs et donc le coût de réalisation des uniformes, il faut noter, en parallèle à l’« appauvrissement » des tenues, un moindre souci du détail et de la rectitude. Les photos d’époque témoignent de la bigarrure dans les cours de casernes : bourgerons, tuniques, vestes ou capotes plus ou moins boutonnées, pantalons tire-bouchonnés, chemises froissées, calots ou képis de travers ; il se dégage une impression de laisser-aller et de saleté qui traduisent sans doute une moindre fierté et l’ennui ou le dégoût de la vie militaire dont la littérature de la fin du xixe siècle se fait alors l’écho. Cet état de fait coïncide, il faut le noter, avec l’apparition d’un antimilitarisme militant et des comiques troupiers.
Pendant la Première Guerre mondiale, la rigueur dans l’habillement de combattants soumis en permanence à la dureté des combats et aux conditions climatiques éprouvantes de la guerre de tranchées n’est évidemment pas la préoccupation majeure du commandement malgré les distributions et le renouvellement réguliers des nouvelles tenues « horizon » par l’intendance. Et l’adoption de ces nouvelles tenues ne se fait pas sans quelques regrets chez les officiers, qu’il s’agisse de la cavalerie, des chasseurs, de l’aviation naissante ou des troupes coloniales. En 1933, le capitaine de Bournazel, revêtant sa tunique rouge des spahis, témoigne de cette attitude. Assurément puisait-il son héroïsme ailleurs que dans les magasins de l’intendance. Toujours est-il que l’entre-deux-guerres n’est pas propice à la fierté du port d’un uniforme qui se fige dans sa coupe héritée de la der des ders, alors même que la première armée du monde n’arrive pas à moderniser ses équipements pour maintenir son rang.
Paradoxalement, avec la défaite de 1940, c’est dans l’armée d’armistice qu’il faut rechercher un changement et une réelle attention portée à la rectitude vestimentaire sur l’ambigu modèle de cette époque pour le culte du corps et de l’esprit. Se répand alors l’idée que l’apparence traduit l’être profond dans sa vertu morale et guerrière. Le général de Lattre à Opme, le colonel Schlesser commandant le 2e dragon à Auch, le colonel Armengaud à la tête du 92e régiment d’infanterie à Clermont-Ferrand sont les exemples les plus connus d’officiers qui tentent, malgré l’humiliation subie et les moyens dérisoires de l’armée d’armistice, un relèvement moral, fondé sur la discipline, l’effort, l’exemplarité du comportement et une rigueur, bien nouvelle, dans la tenue7. Ces idées imprégneront des générations d’élèves-officiers et sous-officiers qui tenteront de l’insuffler au cours de classes trop courtes à la masse des appelés du contingent et, assurément plus aisément, aux engagés des formations semi-professionnelles de l’armée mixte des années 1970.
Avec la professionnalisation des armées, quelles qu’aient été les intentions de sobriété qui présidèrent à l’apparition de la nouvelle tenue de sortie « terre de France » pour l’armée de terre, il ne pouvait évidemment être question de reléguer dans les vitrines du musée de l’Armée les quelques survivances d’un « traditionalisme » dont le resserrement du nombre des régiments accentuait encore la valeur. Par ailleurs, la vigoureuse action doctrinale et déontologique engagée au même moment sur les fondements du métier des armes – en d’autres temps on aurait parlé du devoir d’état – ne pouvait pas non plus conduire au relâchement de ce corollaire du comportement qu’est la façon de porter l’uniforme, au quartier comme en opérations.
- Permanences et rémanences
En ce début de xxie siècle, penser que les questions d’uniforme relèvent d’un passé suranné serait une erreur et le souci de l’élégance militaire, dont les racines remontent au xviiie siècle, n’a pas disparu. Sans doute desservie par le caractère « fade » des tenues de sortie actuelles, cette élégance a paru migrer là où on ne l’attendait pas nécessairement : dans la définition même et le port des tenues de combat. Le point d’application des débats et des controverses s’est ainsi déplacé, mais, toute chose étant égale par ailleurs, la tenue de combat étant redevenue la tenue de cérémonie (comme sous Louis XV !), les contradictions ne peuvent que perdurer entre recherche de la meilleure apparence et recherche d’une plus grande fonctionnalité. La réalité des combats dans lesquels se trouve engagée l’armée de terre apparaît cependant heureusement ramener aujourd’hui le balancier vers la prédominance de l’ergonomie sur l’esthétique.
Le syncrétisme entre l’être et le paraître est difficile à réaliser. La différenciation cultivée par les Britanniques entre, d’une part, de véritables et splendides tenues de parade et, d’autre part, des tenues de combats uniquement conçues pour répondre aux conditions tactiques de notre époque est sans doute la meilleure solution, même si les finances royales s’en ressentent sûrement quelque peu, pour le double bénéfice de la tradition et des brodeurs d’art…
1 Foulards ou écharpes portés en sautoir, en attendant le développement d’un habillement homogène qui, dans un premier temps, ne dépassa guère l’échelon de la compagnie.
2 « Il s’était dit qu’aucune dame comme il faut ne daignerait lui parler que quand il aurait un bel uniforme » (Stendhal, Le Rouge et le Noir).
3 Ces uniformes traverseront peu ou prou toute l’épopée révolutionnaire et napoléonienne jusqu’en 1812, date d’un nouveau règlement, dit du major Bardin, qui, ironie de l’histoire, ne sera réellement mis en œuvre, avec quelques ajustements mineurs concernant la symbolique, que sous la Restauration.
4 Alors même que toutes les autres armées belligérantes avaient adopté des couleurs de fond plus discrètes : les Britanniques le kaki dès 1900, les Allemands le feldgrau en 1907, les Austro-Hongrois le gris-bleu (hechtgrau) en 1909, les Italiens le grigioverde en 1909 et les Russes – conséquence de la guerre russo-japonaise de 1905 – le vert-kaki en 1908… Pour l’infanterie française, la tenue de 1914 n’était cependant pas si voyante qu’on s’est plu à le répéter, puisque la longue capote gris de fer bleutée modèle 1872, relativement terne hormis ses boutons métalliques, ne laissait apparaître que vingt centimètres de pantalon garance au-dessus des guêtres… Sauf pour les officiers préférant la vareuse dont ils étaient dotés. Pour être exhaustif sur le sujet, il faut signaler les expérimentations sans lendemain par l’état-major d’une tenue « boer » gris bleu clair en 1903, beige-bleu en 1906 et d’une tenue vert « réséda », mais avec un casque léger en carton-liège, en 1911.
5 Cf. Michel Goya, La Chair et l’Acier, Paris, Tallandier, 2004.
6 En particulier la tenue modèle 41 qui sera celle du débarquement de juin 1944, avec son field jacket inspiré de modèles civils de sport.
7 Cf. Robert O. Paxton, L’Armée de Vichy, Paris, Tallandier, 2004.
1 Foulards ou écharpes portés en sautoir, en attendant le développement d’un habillement homogène qui, dans un premier temps, ne dépassa guère l’échelon de la compagnie.
2 « Il s’était dit qu’aucune dame comme il faut ne daignerait lui parler que quand il aurait un bel uniforme » (Stendhal, Le Rouge et le Noir).
3 Ces uniformes traverseront peu ou prou toute l’épopée révolutionnaire et napoléonienne jusqu’en 1812, date d’un nouveau règlement, dit du major Bardin, qui, ironie de l’histoire, ne sera réellement mis en œuvre, avec quelques ajustements mineurs concernant la symbolique, que sous la Restauration.
4 Alors même que toutes les autres armées belligérantes avaient adopté des couleurs de fond plus discrètes : les Britanniques le kaki dès 1900, les Allemands le feldgrau en 1907, les Austro-Hongrois le gris-bleu (hechtgrau) en 1909, les Italiens le grigioverde en 1909 et les Russes – conséquence de la guerre russo-japonaise de 1905 – le vert-kaki en 1908… Pour l’infanterie française, la tenue de 1914 n’était cependant pas si voyante qu’on s’est plu à le répéter, puisque la longue capote gris de fer bleutée modèle 1872, relativement terne hormis ses boutons métalliques, ne laissait apparaître que vingt centimètres de pantalon garance au-dessus des guêtres… Sauf pour les officiers préférant la vareuse dont ils étaient dotés. Pour être exhaustif sur le sujet, il faut signaler les expérimentations sans lendemain par l’état-major d’une tenue « boer » gris bleu clair en 1903, beige-bleu en 1906 et d’une tenue vert « réséda », mais avec un casque léger en carton-liège, en 1911.
5 Cf. Michel Goya, La Chair et l’Acier, Paris, Tallandier, 2004.
6 En particulier la tenue modèle 41 qui sera celle du débarquement de juin 1944, avec son field jacket inspiré de modèles civils de sport.
7 Cf. Robert O. Paxton, L’Armée de Vichy, Paris, Tallandier, 2004.
1 Foulards ou écharpes portés en sautoir, en attendant le développement d’un habillement homogène qui, dans un premier temps, ne dépassa guère l’échelon de la compagnie.
2 « Il s’était dit qu’aucune dame comme il faut ne daignerait lui parler que quand il aurait un bel uniforme » (Stendhal, Le Rouge et le Noir).
3 Ces uniformes traverseront peu ou prou toute l’épopée révolutionnaire et napoléonienne jusqu’en 1812, date d’un nouveau règlement, dit du major Bardin, qui, ironie de l’histoire, ne sera réellement mis en œuvre, avec quelques ajustements mineurs concernant la symbolique, que sous la Restauration.
4 Alors même que toutes les autres armées belligérantes avaient adopté des couleurs de fond plus discrètes : les Britanniques le kaki dès 1900, les Allemands le feldgrau en 1907, les Austro-Hongrois le gris-bleu (hechtgrau) en 1909, les Italiens le grigioverde en 1909 et les Russes – conséquence de la guerre russo-japonaise de 1905 – le vert-kaki en 1908… Pour l’infanterie française, la tenue de 1914 n’était cependant pas si voyante qu’on s’est plu à le répéter, puisque la longue capote gris de fer bleutée modèle 1872, relativement terne hormis ses boutons métalliques, ne laissait apparaître que vingt centimètres de pantalon garance au-dessus des guêtres… Sauf pour les officiers préférant la vareuse dont ils étaient dotés. Pour être exhaustif sur le sujet, il faut signaler les expérimentations sans lendemain par l’état-major d’une tenue « boer » gris bleu clair en 1903, beige-bleu en 1906 et d’une tenue vert « réséda », mais avec un casque léger en carton-liège, en 1911.
5 Cf. Michel Goya, La Chair et l’Acier, Paris, Tallandier, 2004.
6 En particulier la tenue modèle 41 qui sera celle du débarquement de juin 1944, avec son field jacket inspiré de modèles civils de sport.
7 Cf. Robert O. Paxton, L’Armée de Vichy, Paris, Tallandier, 2004.