« Moral au beau fixe » ou « en bandoulière », « moral d’acier » ou « en berne » et pourquoi ne pas faire la morale avec un « moral à zéro » pour « remonter le moral ». D’évidence, le mot émaille la vie quotidienne, s’invite dans les titres et les sous-titres de la presse : le moral des Français est en baisse ou en hausse, au plus bas ou s’améliore, cela dépend peut-être de la couleur du ciel…
Comme souvent, derrière une expression du langage courant, a priori neutre, se cache une anxiété. Celle liée aux questions que pose l’existence y tient la meilleure place. Parmi ces dernières, la réponse à trouver pour donner un sens à la vie, l’inéluctabilité de la mort, la peur de se tromper face au libre choix et à la responsabilité qu’il entraîne, le sentiment de la solitude reviennent de façon récurrente. Pour porter ce lourd fardeau, chacun va tenter de trouver « la » solution adaptée à sa personnalité et à ses acquis. Ce sont là des vérités d’évidence.
Mais lorsque s’y ajoute l’extrême complexité du métier des armes qui place les acteurs en situation de tension extrême entre le risque de mort donnée ou reçue et le devoir d’éthique, ces questions peuvent alors surgir avec une grande acuité alors qu’elles avaient pu être parfois jusque-là ignorées. À l’aube de cette radicale expérience, le groupe, l’institution militaire et la nation elle-même ont un rôle primordial à jouer pour répondre à la question du sens comme le souligne dans ce numéro, Gabriel Le Bomin, réalisateur d’un long-métrage de fiction, Les Fragments d’Antonin, un film sur l’homme dans la guerre. Ce sera le rôle et l’originalité de la culture militaire que de tisser une trame pour lier les acteurs et installer la confiance au cœur de la cohésion, une confiance qui ne peut pas être réduite au principe de la subordination hiérarchique même si les modalités et la qualité du commandement gardent une place essentielle. Une cohésion qui devra être entretenue pour perdurer et dont l’absence serait prémonition de défaite.
Ce n’est certes pas suffisant, le dernier numéro d’Inflexions, civils et militaires : pouvoir dire l’a montré, pour répondre aux questions existentielles que se pose chaque individu, même lorsqu’il revêt l’uniforme. Mais c’est un abri, un socle, une rampe, c’est selon. On comprend dès lors l’attention constante des chefs pour le « moral des troupes », de César à Napoléon, attention démontrée jusqu’à nos jours avec le « rapport sur le moral » annuel qui constitue, pour le commandement et pour les instances gouvernementales, un instrument de mesure élaboré, examiné et exploité avec soin. Dans l’armée de terre, ce document est complété par des études particulières (« le moral en opération », « les effets différés des interventions extérieures », etc.) menées jusqu’à aujourd’hui par le Centre de relations humaines où officiers et civils utilisent les méthodes et techniques de la sociologie et de la psychosociologie, dont ils sont spécialistes.
Là comme ailleurs, les armées ne font qu’exprimer avec un accent particulier une constante des facteurs de l’action humaine, individuelle et collective.
Le « moral des ménages » n’est-il pas l’un des moteurs, et non des moindres, de l’économie ?
Sur les stades et dans toutes les activités sportives, ce même moral, parfois rebaptisé « mental », n’est-il pas considéré et observé comme un facteur déterminant du dépassement de soi et de la victoire ?
En fait, dans le domaine privé comme dans les entreprises collectives, le « moral » apparaît comme la condition même de toute dynamique positive. Désigné aussi comme bien-être physique ou psychologique, il se forge dans les armées grâce à un ensemble de préceptes et techniques que décrit le docteur Édith Perreaut-Pierre.
Les organisations et entreprises privées ou publiques ont intégré ce facteur de réussite dans la gestion des personnes et ce n’est pas par hasard que tant de chercheurs se sont penchés sur la question de la reconnaissance au travail, témoignage de la confiance en un être singulier mais aussi geste de récompense, qui même symbolique, est censé conforter le moral des personnels concernés.
Mais comment ont fait tous ceux qui ont eu à connaître et à surmonter de terribles épreuves sans pouvoir attendre un geste d’amitié, de confiance, de reconnaissance ? Comment réduire l’angoisse lorsqu’on est seul, abandonné à des inconnus ? Comment fait-on pour tenir ? Le récit de Georges Malbrunot laisse percevoir entre les lignes le chemin tortueux que peut alors prendre la force de l’espoir à l’épreuve de la lucidité. Comment tenter de se préparer à ce type d’épreuve ? A contrario, l’histoire et l’actualité montrent qu’un groupe peut, pour « gagner », garder le moral tout en pervertissant la morale au quotidien… Jusqu’où l’être humain est-il prêt à se rendre pour puiser ses forces dans l’innommable et le déni de l’autre afin d’exister aux yeux des autres et en être reconnu, quitte à se noyer dans l’immoral pour garder le moral ? Patrick Clervoy tente de cerner ce décrochage du sens moral à partir de la triste histoire d’Abu Ghraib. Mais c’est en contrepoint le malaise d’une guerre de Sisyphe vécue par les soldats de la coalition en Irak, avec ses conséquences sur le moral, que décrit le lieutenant-colonel Goya : un moral qui ne se « remonte » plus, dont l’absence se terre dans l’épaisseur du non-dit et se ressent par le groupe, comme un manque, une faute.
Subjectif, sensible, fluctuant voire volatil, le « moral » n’est pas une capacité que l’on acquiert une fois pour toutes. Objet non identifié pour certains, idéologie pour d’autres, il est pourtant le moteur de l’existence. Si une pièce vient à manquer, survient la panne. Pourrais-je la réparer, seul/e ? Construction subjective, le moral se bâtit sur des faits, des gestes, des mots, des influences, un sourire… Il est une protection, un bouclier, suggère Véronique Nahoum-Grappe qui relève aussi le rôle de la présence physique dans la construction de l’être collectif. Avoir le moral n’est-ce pas une autre manière d’avoir la foi, ou au minimum d’avoir foi en soi, dans les autres, dans le rôle que l’on s’est donné et de conjurer l’angoisse ? Mot à multiples entrées, mot trompeur, mot réponse à la peur, le moral, ou plus précisément « avoir le moral » est pour les militaires, une obligation opérationnelle qu’il serait incompréhensible au xxie siècle de dissocier de la morale, l’un n’allant pas sans l’autre dans ce métier difficile. Ne retrouve-t-on pas ce fil conducteur, cette aspiration à un idéal-type dans la formation et dans les multiples exercices de cohésion ? Une tension parfois difficile à vivre dans la réalité du quotidien, un défi qui parfois se perd mais qui toujours perdure et reste présent, en toile de fond.
Fruit de la culture militaire, de ses images et de ses valeurs, attaché à la manière dont doit, idéalement, s’exercer l’autorité et se développer la cohésion et la solidarité, le moral, dans la société militaire, n’est pas un vain mot.
Comme à l’accoutumée, les auteurs de ce second numéro sur le thème du moral et de la dynamique de l’action sont civils ou militaires. N’est-ce pas une chance que de pouvoir se laisser imprégner de l’expérience de l’autre, si lointain mais presque semblable, sur un sujet aussi essentiel ? Croiser les regards, les expériences, les savoirs c’est avant tout se donner les moyens de réfléchir pour mieux comprendre et agir peut-être autrement. C’est le défi lancé par la revue. Et si quelques militaires et civils se sachant embarqués dans la même aventure prennent dans le témoignage et les réflexions des uns et des autres de quoi « nourrir leur moral » ce sera déjà, pour Inflexions, civils et militaires : pouvoir dire, un succès.
Morale is the implicit object of many everyday expressions. We refer to it indirectly, when we are “in high spirits” or “felling low”, and when people are “down in the dumps” we attempt to “cheer them up”. It takes low morals not to raise the morale of someone utterly demoralised. The concept seems to pepper daily life, becoming part of headlines and subheadings in the press: the morale of the French is dropping or rising, is at its lowest ever level or improving, maybe all this simply depends on the weather…
As is often the case, anxiety is hidden behind a seemingly neutral everyday expression. The anxiety linked to the questions posed by existence itself is the most prominent. The questions of the meaning of life, the inescapability of death, the fear of getting it wrong when given a choice, and the ensuing responsibility, and a feeling of solitude, tend to recur. In order to carry this heavy burden, each individual attempts to find “the” right solution for his or her personality and experience. These are clear truths.
However, when the extreme complexity of being a soldier, which places individuals in highly tense situations where they are caught between death or killing others and their ethical duty, is added to this situation, these questions then become very acute, whereas they may have previously been ignored. At the start of this radical experience, the group, the military institution and the nation itself have a key role to play in order to answer the question of meaning, as highlighted in this edition by Gabriel Le Bomin, who has produced a feature-length drama, Les Fragments d’Antonin, about a man fighting a war. The role and uniqueness of military culture is to forge a link between the soldiers and make trust the cornerstone of cohesion. This trust cannot be reduced to the principle of hierarchical subordination even if the way of working and the nature of the command still play a key role. This cohesion will have to be maintained in order for it to endure. Indeed, the absence of it would be a premonition of defeat.
However, as the last edition of Inflexions, civils et militaires : pouvoir dire showed, this in itself is not enough to answer the existential questions which each individual asks themselves, even as they don their uniforms. But it does constitute a safe place, a basis, something to hold onto, it all depends. We now understand the attention paid by leaders, from Caesar to Napoleon, to “the morale of the troops”, with this still being the case today with the annual “Report on Morale”, which for armed forces command and the governmental authorities is a measurement tool that is carefully prepared, examined and put to use. In the French army, this document is supplemented by specific studies (“morale on operations”, “the after effects of foreign operations”), which are carried out by the Human Relations Centre, where officers and civilians use methods and techniques drawn from sociology and psycho-sociology, areas in which they specialise.
Just like elsewhere, the army is only providing, with a particular slant, an observation of factors of human action, both in its individual and collective forms.
Isn’t “consumer morale” one of the more important mainsprings of the economy?
In stadiums and in all sports, isn’t this morale, sometimes referred to as “mentality”, considered to be a key factor in surpassing oneself and winning?
In fact, in the private sphere and in collective enterprises, “morale” seems to even be the prerequisite to any positive dynamic. Also referred to as physical and psychological well-being, it is forged in the armed forces by a set of precepts and techniques described by Doctor Édith Perreaut-Pierre.
Both public and private organisations and companies have incorporated this success factor into their personnel management. Indeed, it is not by chance that so many researchers have focused on the issue of recognition at work, as testimony to the trust placed in a unique being, but also as a reward, which even if symbolic, is supposed to boost the morale of the personnel in question.
But how have all those who have experienced and overcome terrible ordeals, without a gesture of friendship, trust or recognition, coped? How to reduce the anguish when one is alone, and abandoned to strangers? How does one hold on? Georges Malbrunot’s tale lets us read between the lines of the tortuous struggle between the strength of hope and the ordeal of lucidity. How can one prepare oneself for this sort of ordeal? A contrario, history and current events show that a group, in order to “win”, can keep up their morale while perverting traditional moral standards on a daily basis. Just how far are human beings prepared to go to gain strength from the unspeakable and the denial of the other, in order to exist in the eyes of others and to be recognised, even to submerge themselves in immoral acts in order to keep up morale? Patrick Clervoy attempts to zero in on this detachment from moral sense, using the sad story of Abu Ghraib. However, in counterpoint, Lieutenant Colonel Goya describes the malaise experienced by the coalition soldiers in Iraq fighting a Herculean war, with all of its consequences on morale. Whether it is clear to see or is buried in what is left unsaid, its absence and/or the difficulty of keeping it up are felt to be a lack, a fault of the group.
Subjective, sensitive, fluctuating and even volatile, morale is not a capacity that we acquire once and for all. An alien concept for some, and an ideology for others, it is nevertheless the driving force of existence. If a piece goes missing, a breakdown occurs. Could I repair it on my own? A subjective construction, morale is built upon events, gestures, words, and influences, even a smile. It is a form of protection, a shield, suggests Véronique Nahoum-Grappe, who also highlights the role of a physical presence in the construction of the collective being. Indeed, isn’t being in good spirits another way of having faith, or at least having faith in oneself, in others, in the role we have given ourselves and to ward off anxiety? A multifaceted and deceptive word, a word that provides a response to fear, morale, or rather “being in good spirits”, is an operational obligation for soldiers. In the 21st century, it would be incomprehensible to disassociate it from moral standards, with both these concepts being interlinked in this difficult profession. Indeed, do we not find this central theme, this aspiration to a standard ideal in training and the many teambuilding exercises? In the reality of daily life, this tension is sometimes hard to live through, a challenge which sometimes gets lost but which always endures and remains present as a backdrop.
A result of military culture, its images and values, connected to the way in which, ideally, authority should be exercised and cohesion and solidarity developed, morale in the military is not an empty word.
As usual, the contributors to this second edition on the theme of morale and the dynamic of action are civilians and military personnel. This constitutes an opportunity to soak up the experience of others, so distant yet almost similar, on such an important subject. Sharing views, experiences and knowledge is first and foremost a way of giving us the resources to better understand and maybe change our behaviour. This is the challenge put forward by this publication. And if some military personnel and civilians who have embarked on the same adventure manage to draw something to “feed their morale” from the accounts and thoughts of each other, that in itself will be a success for Inflexions, civils et militaires: pouvoir dire