« Tout se passe comme si la collectivité humaine,
quelle qu’elle soit, était dans l’incapacité structurelle
de fonctionner sans se donner des valeurs, un absolu
une espérance, bref une notion, précise ou diffuse,
de ce qu’il convient d’appeler l’expérience du sacré »
F. Laplantine, Les Trois Voix de l’imaginaire, Éd. Universitaires, 1974
Les propos qui suivent n’ont aucune prétention scientifique. De nombreux auteurs ont étudié la relation entre le sacré et la religion et celle, plus obscure, du sacré et de la violence. Ils m’ont beaucoup appris et je n’ai pas l’intention de relever un quelconque défi.
Ces lignes sont seulement le reflet de mon voisinage avec les militaires d’où je me pose depuis dix ans ces questions : comment est-il possible de choisir d’être soldat, où est l’énigme ? Pourquoi les militaires sont-ils, en moyenne, plus respectueux de la pratique religieuse que leurs homologues civils ? Y a-t-il une relation entre ce métier et la croyance religieuse ?
Pour tenter de comprendre, j’ai préféré oublier les statistiques sur les facteurs d’origine sociale, géographique, les enquêtes et leurs réponses qui semblent tout expliquer, pour me concentrer sur la particularité de l’« être militaire » qui, encore plus que l’« être civil » est confronté à la finitude.
Être militaire, et particulièrement être officier, c’est avoir choisi d’exercer le métier des armes, celles-ci étant destinées à supprimer les biens de la vie et la vie elle-même, que ce soit de façon directe ou indirecte, et que le combat advienne ou non à distance, sur terre, sur mer ou dans les airs.
Dans un groupe où l’un des paramètres du succès d’une carrière reste le plus jeune âge possible, à tous les échelons, et où six militaires sur dix ont moins de 35 ans, ce qui laisse supposer un engagement entre 20 et 25 ans en moyenne, il est vraisemblable que beaucoup d’entre eux ne réalisent pas toujours la difficulté du métier. Leurs motivations peuvent être matérielles mais aussi idéalistes. Et, dans ce dernier cas, personne ne pourra reprocher à la jeunesse de vouloir changer les choses, parfois le monde, ou apporter le « Bien » au nom de la collectivité à laquelle elle appartient.
Sachant que les « Rambo » en puissance sont, a priori, éliminés dans le processus de formation.
Depuis des siècles, où dans notre société occidentale tuer est l’objet d’un interdit, toujours affirmé mais souvent transgressé, il me semble qu’il n’est pas anodin de choisir de devenir soldat. Qui peut oublier comme l’écrit Jean-Paul Charnay dans ce numéro que « les armes sont faites pour fabriquer des cadavres ? » Dans la vie sociale, une mise à distance, des sentiments forts ou fugaces d’effroi et de respect, de transgression et de fascination, entourent la figure guerrière. N’est-ce pas aussi la nature du sacré comme l’écrit Jean-Jacques Wunenberger : « Sacré de transgression et sacré de respect constituent moins des visions contradictoires que deux pôles de la sacralité en général, le pôle de l’excès et le pôle de la profondeur »1. Pour, dans notre société civilisée, exercer ce métier a priori irrationnel mais qui obéit cependant à des règles légales et rationnelles voulues par la nation, faudrait-il comprendre de cette relation entre l’arme et le sacré qu’il soit utile, plus qu’ailleurs, de se rappeler un élément de conscience, un au-delà du savoir qui semble avoir été partagé depuis toujours par les humains et/ou d’en appeler, pour cela, à la médiation d’une transcendance, qu’elle soit de nature religieuse, mythique, nationale ?
Ce goût de l’usage d’une arme contre son semblable a-t-il quelque chose à voir avec l’orgueil d’un Prométhée apportant le « Bien », est-ce le rappel d’un événement fondateur ? Je l’ignore, je sais seulement que le droit de tuer dans des circonstances précises peut être aussi un acte social responsable même s’il reste, au fond des consciences, frappé d’un interdit.
Cet usage légal de l’arme, considéré ailleurs comme criminel, donne d’évidence aux militaires une figure particulière. Offert en sacrifice – je donne ma vie pour une bonne cause – mais aussi homme impur, homme qui a vu dans l’action, « l’obscurité des désastres de la guerre2 » et qui se pose, en raison de cette expérience, la question de l’humain, le soldat, finalement, ne peut que constater la fugitivité de la vie et des choses, et la relativité du « Bien » en s’interrogeant sur sa propre fragilité. Entre le « Bien » et le « Mal », il se sait, campe devant l’enceinte de l’interdit, s’y introduit parfois mais reste un profane.
Il n’est pas surprenant que les militaires soient attirés par un monde spirituel, qu’il soit religieux ou non.
Il n’est pas étonnant non plus que les rites, la liturgie cérémonielle, les mythes, qui peuvent aider à chasser le doute, à se protéger et à unir le groupe, soient très présents dans la formation. Avec leurs dangers potentiels mais aussi leur capacité à rendre sensibles, donc plus facilement compréhensibles, l’ambiguïté du métier militaire. Par le geste et la parole, une histoire signifiante (par exemple les faits d’armes) va tout à la fois transgresser l’interdit et devenir sacrée. Elle dit qu’il faut utiliser une arme si rien d’autre ne peut être fait, que l’homme qui l’utilise doit tout tenter pour rester imprégné des valeurs de respect de l’humain, son semblable, et que cet homme qui donne sa vie peut devenir un héros. Pour les chrétiens, s’agit-il de se réclamer d’un esprit de sacrifice ?
Dans le monde militaire, les rites participent à l’idée d’une nation sacralisée qui commémore et institue son culte. Le soin apporté au drapeau dans les unités de l’armée de terre est l’un des nombreux exemples de cette relation. Un drapeau de soie, souvent brodé à la main, exposé mais hors d’atteinte, et en même temps désiré puisqu’il donne un sens au métier. Les rites, le récit mythique, les structures symboliques sont au cœur de toutes les religions ; ils aident l’être humain à se rapprocher de l’invisible. Pour les militaires, le sacré pourrait-il être un terrain commun où se rencontrent pratiquants d’une religion, athées et agnostiques, autour d’un désir de faire le « Bien », d’apporter la Justice, de servir une juste cause ? Dans cette hypothèse, la présence plus vivante qu’ailleurs de pratiques religieuses dans le monde militaire n’est pas étonnante. La religion permet de vivre l’expérience du sacré, incite ses croyants à faire le « Bien ». Par le langage du symbole, elle transmet des valeurs, régule le social, secrète une idéalisation de l’humain et du groupe auquel il appartient, l’aide à échapper à l’angoisse. Cependant, aucune raison ne pourrait justifier qu’une place plus grande soit faite à ceux qui se vanteraient d’un lien entre croyance et bonnes intentions. Comme l’idéalisme, la question de l’existence et de la mort est partagée par tous, croyants ou incroyants. Y compris pour le plus glorieux ou valeureux des militaires, même si, d’évidence, le soldat qui pense ne peut qu’être écartelé. C’est son honneur, sa grandeur. Mais aussi, pour quelques cyniques, cela peut être aussi sa faiblesse. Il faut s’interroger sur la relation au fil des ans entre la manière dont l’obéissance dans les armées a été comprise et pratiquée, le développement des niveaux de scolarisation entre le xixe et le xxe siècle, celui de la désacralisation de la société, pour percevoir que tout est lié. Et dans ce « tout », il y aussi la croyance religieuse, un support, un refuge, une représentation du monde.
Être un militaire au xxie siècle, ce n’est pas facile. Les apports des sciences humaines, de la psychanalyse, de la connaissance en général, la réalité tragique de l’histoire et de ses excès, la sécularisation ambiante qui n’empêche pas le sacré d’être immanent mais le rend plus difficile à vivre… imposent le respect de règles éthiques. La retenue fréquente dans l’expression des soldats a certainement un lien avec une certitude acquise par l’expérience, celle de la fragilité de l’humain, qu’amplifie le mystère de la vie confrontée à la violence. Face à son destin, le militaire, me semble-t-il, ne peut à titre individuel qu’inscrire ses actes dans un ordre tout à la fois imaginaire et réel. Se placer entre le sacré et le profane, dans un équilibre précaire. Mais en prenant racine dans la valeur liberté que s’octroie chaque individu, responsable de ses propres actes qu’il surveille, trop conscient des dangers de la présomption et de l’omniprésence de la finitude, cette fragilité peut devenir une force. Lorsque la décision réfléchie va de pair avec l’autonomie, elle s’accompagne le plus souvent de la maîtrise. Dans le groupe auquel il appartient, et pour les mêmes raisons, le militaire ne peut que respecter les références au sacré qui l’entourent, quelle que soit leur forme. C’est le prix de la rançon que lui demande la gloire à laquelle il a rêvé.
L’énigme du choix de l’usage de la force comme métier ne sera pas levée. Particulièrement, celui du choix qu’assume le nouvel engagé lorsqu’il est confronté au métier et non plus aux rêves de jeunesse. Seules quelques hypothèses tracent peut-être une voie, car je doute qu’il soit possible de connaître tous les composants de ce sujet indicible.
Entre les dieux et les armes, le soldat met crûment à jour la difficulté partagée par tous les humains de faire face à l’« inconnu » qui attend chacun de nous. Il n’oubliera pas le bras armé qu’il a un jour braqué en défenseur du « Bien ». Un « Bien » conçu, formalisé et transmis par la société qui lui a délégué l’usage de la force. À sa manière, il essaie de donner ou de trouver par l’intermédiaire ou non d’une médiation religieuse un sens à son action. Un sens encadré par un but politique qui, lorsqu’il est difficilement décelable, ajoute à la complexité.
Être un homme libre à la lisière du sacré et au centre du profane, faire le « Bien » au nom des autres, les co-citoyens, une entité abstraite, avec les moyens du « Mal », ses propres armes très réelles, savoir aussi ne pas les utiliser ou le faire dans le cadre de règles éthiques précises, c’est évidemment une gageure que la grande majorité des militaires soutiennent. C’est aussi un métier où chacun dans le secret de ses pensées s’imagine sur un fragile esquif alors que tous au même instant, chantent à gorge déployée de martiales rengaines. Servir… mot ronronné, instrumentalisé, idéalisé, mais aussi une réalité, souvent portée et magnifiée grâce à l’expérience intime de la religiosité, ou de la foi, qu’elle soit de nature divine ou républicaine. Entre le blanc et le noir, le soldat pour vivre en paix va choisir le blanc même s’il sait très bien que c’est le moindre mal qui prédomine, le gris. Mais quand on a vingt-cinq ans, peut-on être attiré par cette couleur ?