La séparation entre sphère privée et sphère publique est l’un des principes de fonctionnement de notre société. Elle induit l’indépendance à l’égard des institutions religieuses et de ses règles, ce que nous appelons la laïcité.
Pourtant, dans les internats, les armées, les prisons, existent des aumôneries reconnues officiellement par l’État. Au sein des armées, elles sont gérées administrativement par le service de santé du ministère de la Défense. Cette présence religieuse qui, dans les institutions de la République, fait exception, a une histoire mais aussi des raisons d’être. Ce sont ces dernières qui ont incité le comité de rédaction de la revue Inflexions. Civils et militaires : pouvoir dire à travailler sur ce sujet et plus précisément sur la relation entre le sacré, le fait religieux et le métier des armes. Le numéro de la revue publié en juillet dernier et intitulé « Les dieux et les armes » fait état de cette réflexion que nous avons souhaité prolonger par cette journée d’étude.
Nombre d’auteurs, de philosophes ont écrit sur le rapport entre le sacré et la violence. C’est un vaste sujet. Mais je ne suis qu’une observatrice de ce milieu d’hommes et de femmes en armes, aussi vais-je limiter mon propos au commentaire suivant.
Ce métier, vous le savez, n’est pas ordinaire. Et ce qui, surtout, n’est pas ordinaire et reste singulier, c’est d’apprendre à utiliser une arme contre un être humain, son semblable, apprendre à apprivoiser sa propre mort et celle de l’autre. De cette arme, certains soldats pourront faire usage en tir direct ou, le plus souvent, à partir d’engins au sol, venant du ciel ou de la mer, lorsqu’ils participeront directement à une action militaire. Pour les autres, il s’agira de faciliter, de préparer l’usage de ces mêmes armes par la logistique, le soutien administratif ou que sais-je encore… Mais tous, sur le terrain ou dans les tours de contrôle, seront formés pour être responsables, selon les règles d’engagement, la loi et les principes éthiques qui nous gouvernent, d’un choix qu’ils auront peut-être à faire un jour : celui de laisser la vie ou de donner la mort. Dans une situation exceptionnelle décidée par le pouvoir politique, le soldat va peut-être devoir faire ce qui reste pour tous, y compris pour lui-même, un interdit majeur.
Je ne pense pas qu’il soit possible d’éviter de prendre conscience de cette réalité lorsqu’on est militaire. Réalité à laquelle, aux horreurs de la guerre, s’ajoute le risque pour sa propre vie et pour celle de ceux qui vous entourent.
Pour faire ce métier, le soldat n’a-t-il pas plus besoin qu’un autre d’avoir la foi ? La foi en une idée, en une philosophie, en une croyance qui l’aide à situer son action dans un projet qui le dépasse et qui donne sens à son expérience personnelle ? Bien sûr, l’histoire a montré aussi que de grandes ambitions criminelles ont été portées par une foi aveugle. Mais faut-il à cause de ces désastres refuser qu’un soldat puisse trouver, à titre personnel, dans la foi républicaine ou religieuse, un sens à son action ?
La culture militaire, ses cérémonies, ses rites, son « entre-soi », pour le meilleur et pour le pire, vont aider ces jeunes gens, âgés pour la plupart de vingt à trente-cinq ans, à connaître et à reconnaître les « pierres-repères » de leur engagement, et à faire cohabiter le désir de faire le Bien, qui les anime pour la plupart, et la dure réalité de la guerre. Mais chacun sait que ce n’est pas suffisant. Et la guerre d’aujourd’hui, protéiforme, qui ne correspond ni à l’image binaire du Bien et du Mal, ni à la fable du soldat de la paix, n’est pas plus facile que celle d’hier pour ceux qui la font ; la peur et le déchirement ne l’ont pas désertée. Or ce métier sera peut-être moins difficile à vivre, en toute conscience, s’il s’inscrit dans un monde de représentations partagées, celui d’une communauté de foi, que cette dernière soit philosophique ou religieuse.
De nombreuses questions et recherches peuvent être posées et menées sur cette évidente relation entre le sacré, la foi et le métier des armes. Mais je ne retiendrai que deux interrogations : de quelle manière, selon quels critères, quelles limites, la nation peut-elle laisser à la disposition des militaires, auxquels elle a délégué l’usage de la force, les « outils » spirituels, philosophiques, religieux pour exercer un métier qui est loin d’être ordinaire ? Comment, pour assurer la coexistence sereine de communautés de foi, qui semblent souvent utiles dans ce métier, l’institution peut-elle aider les individus à s’ouvrir sur les autres croyances que les leurs, tout en restant ancrés dans leurs propres terreaux ?