Lors d’un débat consacré à la société à mission pendant les Rencontres économiques d’Aix-en-Provence en juillet 2022, Alexandre Bompard, président-directeur général de Carrefour, et Clarisse Kopff, directrice générale d’Allianz Trade, ont rafraîchi les plus ardents défenseurs de cette récente innovation juridique. Pour le premier, « sa responsabilité, c’est diriger une entreprise et créer de la valeur pour toutes les parties prenantes : les actionnaires, les salariés et l’ensemble du monde industriel ». Il entend ici de la valeur financière. La seconde a abondé dans le même sens : « L’entreprise n’a pas vocation à être une ong. À force d’en faire trop, d’avoir des objectifs trop diversifiés et pas assez focalisés, on risque de s’éloigner de son objet social. »
Si les contradicteurs de la société à mission existent chez les universitaires et analystes1, rares sont les dirigeants d’entreprise à tenir publiquement ce type de discours. Ces prises de position convergent souvent pour affirmer que le rôle de l’entreprise n’est pas de s’intéresser au bien commun ou à l’intérêt général, que tout ce qui concerne la sphère publique revient à d’autres acteurs, l’État ou des structures portées par l’intérêt général comme les associations. C’est cette vision du capitalisme, ancrée dans les esprits depuis une cinquantaine d’années, que la société à mission et d’autres mouvements à travers le monde, comme le label B Corp né aux États-Unis ou la società benefit en Italie, remettent en question, cherchant à élever l’entreprise pour lui rendre toute sa place au cœur de la cité.
- Remettre en bon ordre
C’est aux États-Unis que la question du rôle de l’entreprise a pris une nouvelle dimension2. Cela est passé par la création, en 2006, du B Lab, une ong destinée à labelliser les entreprises répondant à un cahier des charges sur des enjeux de responsabilité sociétale d’entreprise (rse). Le mouvement B Corp s’est depuis internationalisé et compte pas loin de cinq mille entreprises labellisées dans le monde, dont une centaine en France. Plusieurs statuts juridiques ont également émergé dans différents États américains comme, par exemple, Benefit Corporation et Flexible Purpose Corporation.
En France, la concentration des efforts a eu lieu au sein du Collège des bernardins où des travaux de recherche ont été menés en réaction à la crise financière entre 2009 et 2014. Le sujet de l’entreprise à mission a progressivement émergé sous l’impulsion de quelques chercheurs des Mines ParisTech, notamment Armand Hatchuel, Blanche Segrestin et Kevin Levillain. Le concept s’est ensuite diffusé dans les sphères politiques au travers du rapport commandé en 2018 par le gouvernement à Nicole Notat et Jean-Dominique Sénard. Ce travail a été fondateur pour les avancées législatives futures. Comme l’écrivent les auteurs, « viser le profit de court terme revient finalement à vider l’entreprise de sa substance, en faveur d’intérêts qui lui sont extérieurs, à rebours de l’intérêt collectif qui devrait être poursuivi »3.
Les recommandations de ce rapport ont été en partie retenues par le projet de loi qui aboutira au Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises (loi pacte) de 2019, notamment la modification de l’article 1833 du Code civil visant à incorporer la prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux dans la gestion de l’activité et la possibilité pour les entreprises d’inscrire une raison d’être dans leurs statuts. La société à mission ne faisait pas partie du projet de loi ; elle a été intégrée plus tard dans le processus législatif.
L’exposition des motifs de la loi sur la raison d’être donne une indication de l’intention d’ensemble du législateur : « La mention des enjeux sociaux et environnementaux permet de préciser que tout dirigeant devrait s’interroger sur ces enjeux et les considérer avec attention, dans l’intérêt de la société, à l’occasion de ses décisions de gestion. Si l’intérêt social correspond ainsi à l’horizon de gestion d’un dirigeant, la considération de ces enjeux apparaît comme des moyens lui permettant d’estimer les conséquences sociales et environnementales de ses décisions4. » Autrement dit, un dirigeant d’entreprise ne doit pas limiter l’horizon de ses décisions à des effets liés stricto sensu à son entreprise, comme la trésorerie, le carnet de commandes, les investissements, le marketing…, mais doit également regarder la portée de son activité sur des parties prenantes externes.
La loi pacte consacre un raisonnement en trois niveaux : la rse comme principe de gestion obligatoire, la raison d’être statutaire et la société à mission. La rse s’applique à toutes les entreprises et consacre que « la société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité »5. Elle a été codifiée au fur et à mesure des années au travers de la réglementation et de normes internationales, surtout pour les entreprises de plus de cinq cents salariés, qui doivent se soumettre à une déclaration de performance extra-financière (dpef)6. Toutefois, la rse est rarement stratégique dans les entreprises ; souvent son périmètre est périphérique à l’activité cœur : il s’agit avant tout de limiter les externalités négatives davantage que de transformer le modèle d’affaires. Avec la modification du Code civil, la rse s’applique aujourd’hui à toutes les entreprises, mais la modification de l’article 1833 n’impose ni démarche structurée ni reporting ni contrôle. Il est donc difficile d’en vérifier sa portée réelle.
Le deuxième niveau de raisonnement permet aux entreprises d’inscrire une raison d’être dans leurs statuts. Cette notion n’est pas nouvelle ; elle a notamment été popularisée par les travaux de Simon Sinek sur le « pourquoi » (why)7. De nombreuses entreprises avaient ainsi déterminé leur raison d’être, mais peu l’avaient inscrite dans leurs statuts. La loi pacte donne une orientation spécifique à la raison d’être – elle doit couvrir un enjeu social ou environnemental –, sans pour autant lui donner une définition précise, laissant ainsi les entreprises libres d’en définir les contours. Cet engagement ne s’accompagne juridiquement ni de déclinaison opérationnelle ni de processus de suivi ou de contrôle. Ainsi une entreprise peut inscrire une raison d’être dans ses statuts et ne rien mettre en œuvre de concret. Celle-ci est certes opposable juridiquement, mais les raisons d’être sont suffisamment larges pour qu’il soit fort compliqué de prouver que l’entreprise agit délibérément à l’encontre de sa raison d’être.
Le troisième niveau, la création de la société à mission, est une réelle innovation. Cette qualité juridique se caractérise par trois éléments clés : une mission constituée d’une raison d’être et d’objectifs statutaires, la supervision de la mission par un organe dédié et la vérification par un organisme tiers indépendant (oti). C’est une démarche engagée et engageante, d’autant que la mission doit concerner l’activité de l’entreprise. Cela signifie qu’une société ne peut pas déclarer une mission dont les fondements sont périphériques à ce qu’elle produit et comment elle le produit.
En amont de la modification des statuts, il faut s’accorder sur une raison d’être renforcée par des objectifs statutaires. Cela constitue le cœur de la mission : l’un ne va pas sans l’autre. Ce travail de définition est souvent long. Il comporte une dimension introspective importante. Il faut pouvoir répondre à des questions comme : quel est l’apport concret et mesurable de l’entreprise dans la société ? Pourquoi la société irait moins bien si l’entreprise n’existait pas ? À quels enjeux sociétaux l’entreprise répond-elle par son activité ? Évidemment, cette enquête sur soi demande d’interroger des personnes externes à l’entreprise, comme ses actionnaires, ses clients, ses fournisseurs, ses partenaires... C’est donc un travail collectif et itératif.
Ensuite, la société à mission modifie sa gouvernance, puisque les entreprises de plus de cinquante salariés doivent constituer un comité de mission8 dont le rôle est de superviser le bon déploiement de celle-ci, de pousser l’entreprise vers l’excellence et de rédiger un rapport annuel. Il doit comprendre au moins un salarié, mais le reste de sa composition est laissé libre à l’entreprise. On y trouvera souvent d’autres collaborateurs, ainsi que la direction générale, mais également des actionnaires, des clients, des partenaires ou des experts.
Enfin, la mission est vérifiée par un oti dix-huit mois après le vote des nouveaux statuts9. Il s’agit d’évaluer la bonne adéquation entre les moyens humains et financiers alloués à sa réalisation, ainsi que le niveau d’atteinte des objectifs. Cet audit permet de crédibiliser la démarche, mais aussi d’agir comme une alarme pour les entreprises qui auraient délaissé la déclinaison opérationnelle de la mission ou qui auraient défini une mission trop large. S’il n’existe pas d’amende ou de sanction, une entreprise peut perdre sa qualité de société à mission sur décision du président du tribunal de commerce – celui-ci peut être saisi par n’importe quelle partie prenante. Il n’existe pas d’exemple à ce jour et on peut estimer qu’il faudra des conclusions négatives d’une vérification ou le non-respect de la loi pour motiver le retrait de cette qualité.
- Tout ça pour quoi ?
Que cela change-t-il dans les faits ? Difficile d’offrir une réponse définitive à cette question. Le niveau d’engagement des entreprises à mission varie d’une formalisation de démarche rse existante (ce qui n’est pas réellement en correspondance avec l’esprit de la loi) à une véritable transformation de l’entreprise. En outre, nous avons encore peu de recul à ce jour. Néanmoins, la société à mission est un cadre très pertinent pour l’entreprise souhaitant avoir une influence positive sur la société. Elle l’ancre dans une posture active. Active dans sa chaîne de valeur : pour réussir une transformation de modèle d’affaires, il faut pouvoir embarquer ses clients, ses partenaires et ses fournisseurs. Active vis-à-vis de la société : afin d’avoir une portée positive, il faut être en mesure de comprendre les dynamiques en jeu et comment l’entreprise peut y trouver sa place. Active vis-à-vis d’elle-même : il faut faire adhérer les équipes au projet et se mettre dans une démarche d’amélioration continue.
Prenons deux exemples de société à mission : la Camif et Alenvi. La Camif, entreprise de vente par correspondance bien connue dans les milieux enseignants, fondée en 1947, traverse une crise profonde au début des années 2000. En la rachetant au tribunal en 2009, Émery Jacquillat décide de lui donner un nouveau souffle. Elle devient distributeur en ligne spécialisé dans l’aménagement de la maison, et se réinvente autour des principes du développement durable et d’une consommation raisonnée. Jacquillat ouvre même ses portes aux chercheurs des Mines ParisTech pour y tester les théories qui aboutiront à la société à mission. Dès 2017, la Camif décide de boycotter le Black Friday, une initiative pionnière et commercialement osée puisque ce vendredi est la plus grosse journée du e-commerce de l’année (un renoncement estimé à cinq cent mille euros de chiffre d’affaires) – cette démarche est désormais suivie par plus d’un millier d’entreprises en France. Elle crée ensuite une marque en propre et travaille avec des fournisseurs français, ressuscitant presque certaines pme qui coulaient face à la concurrence des pays à bas coûts. En 2022, elle retire de son site Internet tous les produits fabriqués hors d’Europe et pour lesquels elle n’a pas trouvé d’alternative européenne (un renoncement estimé à deux millions trois cent mille euros de chiffre d’affaires)10. Émery Jacquillat est parvenu à obtenir l’accord de ses actionnaires parce que son projet était clair, structuré, engagé et viable. Il revendique pleinement cette posture engagée : « Nous avons l’ambition [que] nous [pouvons] inspirer un nombre grandissant d’entreprises à s’engager à transformer leur modèle, à réconcilier profit et impact positif pour résoudre les enjeux sociaux et environnementaux majeurs11. »
Alenvi, lancée en 2016 en s’insérant dans l’économie sociale et solidaire, est spécialisée dans l’aide à domicile. Ses trois fondateurs souhaitaient révolutionner le secteur, où les pratiques managériales sont souvent rudes et les marges de manœuvre laissées aux auxiliaires de vie réduites12. La raison d’être de l’entreprise en est le reflet : « Humaniser l’accompagnement des personnes qui ont besoin d’aide et de soins. » Ils ont ainsi mis en place un système managérial inspiré de l’entreprise Opale de Frédéric Laloux13, et créé un nouvel indice, l’Indicateur d’alignement humain, qui mesure la correspondance entre le bien-être au travail et la vocation des auxiliaires. Ils mènent des activités de plaidoyer pour améliorer l’image des métiers de soin à la personne, et ont créé un réseau qui vise à sensibiliser et à fédérer d’autres structures d’aide à domicile autour d’une nouvelle vision du secteur. Ils ont également lancé des formations pour les auxiliaires, désormais ouvertes à d’autres acteurs. Et récemment, ils ont continué leur diversification en créant Biens communs, une entreprise proposant des solutions d’habitat partagé pour les seniors, alternative aux ehpad.
Dans ces deux exemples, la volonté de dépasser la logique économique est évidente. Ces deux entreprises sont mues par la conviction que la création de valeur financière ne peut pas, voire ne doit pas, être la seule ou la principale vocation d’une société. Elles sont également motivées par un désir de changer un système et d’embarquer leur écosystème dans cette démarche. On pourrait les appeler des « entreprises rôles modèles » : se transformer, inspirer d’autres entreprises à mieux faire et à les suivre, et agir sur leur écosystème pour changer de pratiques.
C’est peut-être là que se trouve la notion d’élévation pour une entreprise : s’élever au-delà du profit horizon cardinal pour prendre en considération d’autres éléments extra-financiers dans sa gestion et s’élever au-delà de son seul destin pour associer d’autres acteurs de la chaîne de valeur. Chaque entreprise, à son échelle, peut jouer un rôle dans la résolution d’enjeux sociaux et environnementaux. Devenir société à mission est un engagement à chercher à toujours mieux faire et à ne pas estimer que la bonne solution d’aujourd’hui le sera toujours, ni que la réussite de l’entreprise dépend uniquement de la croissance de son chiffre d’affaires.
Cette dynamique nécessite une prise de risque, financier ou juridique, et une forme d’audace. Ce sont deux des principaux freins aujourd’hui. Mais des signaux positifs indiquent un changement d’état d’esprit. La réglementation en faveur d’une meilleure prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux progresse. De même, les dirigeants sont de plus en plus nombreux à envisager différemment le rôle de l’entreprise. Ainsi, 41 % des dirigeants de pme-eti estiment que les entreprises doivent s’engager dans la résolution d’enjeux sociaux et environnementaux avant de se focaliser sur leur développement économique et l’emploi14. Cela étant, la société à mission reste un cadre encore confidentiel. On en compte près de huit cents en octobre 2022, dont la majorité sont à mission dès leur fondation ou des entreprises créées ces dernières années. Cela montre que la transformation en société à mission reste une démarche émergente et que c’est davantage l’apanage d’entrepreneurs à la tête de jeunes entreprises.
La société à mission n’est pas la seule démarche pour des dirigeants souhaitant élever leur entreprise, mais elle offre un cadre pertinent, structurant et cohérent. Malheureusement, cette démarche reste encore mal comprise, perçue par certains comme annexe ou inversement trop engageantes sans avantages et bénéfices très clairs pour d’autres. Il faudra compter sur les mille premiers éclaireurs pour convaincre de la portée positive et bénéfique de cette démarche, qui n’est pas juste un effet de mode, mais une lame de fond structurelle et structurante pour la conduite des affaires.
1 Voir par exemple F. Fréry, « L’entreprise à mission détourne-t-elle l’entreprise de sa mission ? », La Tribune, 13 juin 2021.
2 Pour un aperçu plus détaillé, voir K. Levillain, « L’exemple américain : les flexible purpose corporations », in A. Hatchuel, S. Vernac, K. Levillain et B. Segrestin (dir.), La « Société à objet social étendu ». Un nouveau statut pour l’entreprise, Paris, Presses des Mines, 2015, pp. 50-57.
3 N. Notat et J.-D. Sénard, L’Entreprise, objet d’intérêt collectif, 9 mars 2018, https://www.vie-publique.fr/, p. 4.
4 Loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et à la transformation des entreprises, exposé des motifs, https://www.legifrance.gouv.fr/
5 Code civil, article 1833.
6 Une réglementation européenne est en cours de finalisation pour qu’un reporting extra-financier s’applique à toutes les entreprises de plus de deux cent cinquante salariés.
7 S. Sinek, Start with why. How Great Leaders Inspire to take Action, New York, Penguin, 2009.
8 Les entreprises de moins de cinquante salariés peuvent juste nommer un référent de mission. Mais dans les faits, la très grande majorité des entreprises, sans y être obligées, constitue un comité de mission.
9 L’échéance est de vingt-quatre mois pour les entreprises de moins de cinquante salariés. Les vérifications suivantes se font au bout de vingt-quatre ou trente-six mois en fonction de la taille.
10 Camif, Rapport de mission 2020-2021, 2022, https://fr.calameo.com/read/006009026835ba76bc189
11 Ibid., p. 48.
12 Voir G. Desnoës, C. Saint Olive et T. de Saint-Blancard, La Société du lien. La révolution du comment, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2021.
13 F. Laloux, Reinventing Organizations. Vers des communautés de travail inspirées, Paris, Diateino, 2014.
14 Bpifrance Le Lab, Dessiner la société de demain. Regards croisés des 18-25 ans et des dirigeants de pme-eti, 2022, https://lelab.bpifrance.fr/Etudes/aspirations-societales-comment-les-jeunes-et-les-dirigeants-de-pme-eti-dessinent-ils-la-societe-de-demain