L’imagerie et l’iconographie chrétienne ne laissent pas de doute quant au sens métaphorique de l’élévation – du corps, de l’âme ou de l’esprit –, compris sans ambiguïté dans le sens d’amélioration, de perfectionnement, de progrès. Les exemples sont nombreux qui illustrent cette métaphore : l’Ascension, l’Assomption ou encore l’épisode de Jacob gravissant l’échelle devant le conduire à la porte du Paradis sont autant de symboles d’élévation spirituelle et morale. Les grandes religions monothéistes ne diffèrent pas du christianisme en représentant les paradis et mondes de félicité dans les cieux ou aux étages supérieurs de l’univers, renvoyant au contraire les enfers aux niveaux inférieurs de leurs cosmologies.
L’esprit des Lumières, bien que critique à l’égard de l’Église et de son discours, a conservé cette symbolique. La victoire de la raison sur la foi et sur les croyances fut présentée par les philosophes comme un progrès intellectuel et une élévation de la morale. Hegel, dans sa réinterprétation de la notion d’immortalité, définit celle-ci comme une « élévation » (Aufhebung) de l’esprit vers la connaissance de l’absolu et voyait dans le langage un moyen pour l’individu de s’élever de la singularité à l’universel. D’une façon plus générale, l’élévation est considérée comme synonyme de noblesse, de grandeur d’âme, de hauteur de vue. On pourrait penser que cette analogie n’a rien que de trivial et que tout mouvement ascendant ne saurait être perçu qu’avec une connotation positive. Après tout, l’être humain n’aspire-t-il pas, dès les premières années de son existence, à « grandir » puis, adulte, à « s’élever » dans la société ?
Un regard porté au bouddhisme, à son dogme comme à sa pratique, apporte cependant une nuance dans cette perception univoque de l’élévation. Pour s’en convaincre, il suffit d’évoquer l’épisode de la vie du Bouddha au cours duquel ce dernier monte au ciel des « Trente-trois dieux » pour prêcher la Doctrine à sa mère, morte peu après sa naissance. À la différence du Christ cependant, le Bienheureux, ainsi qu’il est appelé dans les Écritures, redescend dans le monde des hommes une fois son entreprise achevée, car c’est ici-bas que se trouve la voie du Salut.
- La voie du milieu
L’Enseignement du Bouddha (Buddha-sâsana en langue pâlie1) repose sur le renoncement au monde, incitant le fidèle à se libérer des attaches matérielles mais aussi intellectuelles, conceptuelles et émotionnelles considérées comme autant d’entraves sur la voie de l’Éveil (bodhi). Le monde, enseigne la Doctrine (dhamma, sk. dharma), est en constante évolution et c’est par ignorance que nous percevons les phénomènes comme stables. Des exemples édifiants permettent d’entrevoir le sens de cette leçon : que devient le poing lorsque la main s’ouvre ? Où est passée la côte que gravissait le marcheur lorsque, arrivé au sommet, celui-ci fait volte-face et se trouve devant une déclivité ?
Mais l’illusion la plus lourde de conséquence est celle du « moi », qui nous fait accroire à la nature permanente de notre être quand celui-ci n’est qu’un ensemble d’« agrégats » (khanda) en constante évolution, dépourvu de réalité ontologique. De même qu’un tableau sans cesse retouché qui, au fil des ans, n’aurait plus rien conservé de son état initial, l’individu, de la naissance à l’aube de sa mort, sans être tout à fait un autre n’est plus la même « personne ». L’ignorance (avijjâ) est la source de l’illusion (moha) de l’existence d’un « moi » permanent. Elle nourrit l’attachement à celui-ci et par là même conduit inexorablement l’individu à la souffrance (dukkha). Le désir (ou l’attachement), l’aversion (ou la colère), l’indifférence sont autant de poisons qui troublent l’esprit et le détournent de la vérité absolue. Impermanence (anicca), non-être (anatta) et souffrance (dukkha) sont ainsi les trois caractéristiques de l’existence selon la doctrine bouddhique. Percevoir clairement ces trois caractéristiques permet de dissiper les illusions de l’existence. C’est ainsi que le premier sermon que le Bienheureux délivra à Sarnath, au vie siècle av. j.-c., consiste en l’énonciation des quatre « vérités » (sacca) au milieu de ce champ d’illusions : la vérité de la souffrance (dukkha) ; celle de son origine (samudaya), qui est la « soif » (tanhâ) ; celle de sa cessation (nirodha) ; enfin celle du « noble sentier » (ariyamagga) menant à cette cessation, qui repose sur trois piliers ou « entraînements » (sikkhâ) que sont la discipline (sîla), la méditation (bhâvanâ) et la sagesse (paññâ).
Le but ultime de cette métaphysique, qui jusque-là peut trouver un certain écho dans la philosophie présocratique, voire dans la phénoménologie, n’est autre que la sortie définitive du cycle des morts et des (re) naissances (samsâra), que les bouddhistes appellent nibbâna (sk. nirvâna). Si ce terme peut se comprendre au sens figuré comme une « illumination » ou une « libération », son sens littéral est « extinction ». En effet, le bouddhisme s’inscrit dans le cadre plus large de la pensée indienne, dont les écoles religieuses plus anciennes (hindouisme, brahmanisme) concevaient déjà l’existence comme un cycle continu de morts et de naissances, déterminées par l’ensemble des actes (kamma, sk. karma) accomplis par chaque individu. Là où l’hindouisme place son idéal dans la jonction du « soi » (sk. atman) avec l’Absolu divin ou la « conscience cosmique » (brahman), celui du bouddhisme est tout bonnement de ne plus renaître sous quelle condition que ce soit (humaine, animale, divine, démoniaque ou fantomatique). C’est l’attachement à la réalité du « moi » et aux illusions qui en découlent qui, selon la doctrine bouddhique, entraîne l’individu à naître et à renaître indéfiniment dans le samsâra. Être désillusionné sur le moi conduit de facto à sa disparition, comme la peur du danger s’estompe dès lors que ce que l’on prenait dans l’obscurité pour un serpent enroulé sur lui-même se révèle, en pleine lumière, n’être qu’une corde laissée à même le sol. Ce système de pensée implique une représentation cyclique, circulaire de l’existence, perçue comme une voie sans issue, qui rend l’idée même d’ascension ou d’élévation caduque. Celle-ci n’est pas niée en tant que telle, mais réduite à sa nature relative et transitoire. Dans un tel système, l’élévation ne saurait constituer un absolu.
Se libérer du cycle des morts et des naissances n’est cependant pas une entreprise aisée. Seuls peuvent y prétendre les individus ayant atteint l’« Éveil » (bodhi), qui sont de deux sortes : les « méritants » (arahant, sk. arhat), qui sortent du samsâra mais qui ne sont pas à même de guider les autres ni d’enseigner la Doctrine, et les « bouddhas » destinés à conduire les êtres sur la voie de l’Illumination.
Les bouddhas sont des êtres parfaitement illuminés qui n’adviennent qu’à de très rares occasions. Le bouddhisme indo-singhalais en répertorie vingt-neuf – les écoles de l’Asie orientale en comptent davantage –, dont cinq devant advenir au cours de la présente ère cosmique (kappa, sk. kalpa). C’est ainsi que le bouddha historique, Gotama (sk. Gautama), est le quatrième bouddha du présent kalpa – il succède à Kakussandha, Konagamana et Kassapa. Ariya Metteyya est quant à lui le « bouddha du futur », dont l’eschatologie annonce la venue à l’issue de l’ère afin de restaurer le bouddhisme après une lente période de déclin. Les courants bouddhiques de l’Asie orientale, dits du « Grand Véhicule (mahâyâna) », accordent une place éminente dans leur mythologie aux bodhisattvas, « bourgeons de Bouddha » ayant atteint l’Éveil mais renoncé provisoirement à leur nirvâna dans le but d’aider l’ensemble des êtres à accéder à leur tour à la bodhi.
Quant à l’immense majorité de ceux qui ne peuvent espérer atteindre le but suprême en cette existence, ils s’efforcent d’acquérir des « mérites » (puñña) résultant d’actes pieux ou charitables qu’ils ont accomplis et dont ils constituent les « fruits » (phala). Les « mérites » acquis engendrent un kamma (sk. karma, lit. « acte ») positif et assurent une renaissance favorable dans le monde des humains ou dans celui des divinités (deva) de rang plus ou moins élevé ; les « démérites » (pâpa) sont au contraire la source d’un karma négatif précipitant celui qui les a commis dans une condition inférieure, voire dans l’un des nombreux enfers que compte la cosmologie bouddhique.
Contrairement aux bonnes actions et aux péchés de la dogmatique chrétienne, mérites et démérites ne se compensent pas mais s’additionnent. Le karma est donc cumulatif et aucun acte méritoire ne vient, en théorie, effacer un acte mauvais – certaines traditions ont trouvé quelque subterfuge pour contourner ce principe. Pour cette raison, l’élévation au rang de divinité, bien qu’en soi positive, n’est pas perçue comme un idéal. D’une part, les dieux, trop occupés à jouir de la félicité, toute provisoire, qui leur est offerte, n’ont guère le loisir de produire des mérites et, d’autre part, leur destin est de retomber, une fois les « fruits » de leur karma consommés, dans l’état de souffrance qui est le propre du samsâra. Les malheureux habitant les mondes infernaux ne peuvent davantage améliorer leur sort tant que les « fruits » de leurs mauvaises actions ne sont pas épuisés. En définitive, seule la condition humaine (manussabhûmi) offre la possibilité de produire des mérites et de s’engager sur la voie de la délivrance.
La progression sur cette voie, on l’aura compris, n’est pas d’ordre quantitatif. Il ne s’agit pas tant d’accumuler connaissances ou aptitudes intellectuelles, morales ou spirituelles, que de se dépouiller des « souillures » (kilesa) conceptuelles qui obscurcissent l’esprit. Un savoir ou une sagesse acquis dans un autre but que celui de saisir la « vérité absolue » (paramattha-sacca) – par opposition à la « vérité conventionnelle » (sammuti-sacca) – sera considéré comme spéculatif, et à ce titre non seulement vain mais néfaste. Dans l’un de ses nombreux « discours » (sutta, sk. sûtra), couchés par écrit plusieurs siècles après sa mort, le Bouddha énumère ainsi seize questions ne devant pas être sujettes à réflexion sous peine de produire davantage de souillures. De même, une discipline trop rigoureuse privera l’esprit de celui qui y est soumis de la disposition nécessaire à cheminer vers la connaissance ultime. Il en est ainsi pour l’ascèse ou l’« effort [psychique] » (yoga) qui, dans la tradition indienne, conduit ses adeptes à repousser toujours plus loin les limites de la privation en vue d’un perfectionnement spirituel et moral. Après des années d’initiation auprès d’ermites forestiers, le Bouddha lui-même renonça aux pratiques ascétiques rigoristes et découvrit la « voie du milieu » (majjhima-patipadâ). Évitant aussi bien les pièges du strict dénuement que ceux de l’opulence, elle seule conduit vers l’Illumination.
L’exercice spirituel, ou méditation, n’en demeure pas moins le moyen par excellence de progresser sur la voie du milieu, les deux autres « entraînements », discipline (sîla) et sagesse (pañña), étant nécessaires mais insuffisants. Celui qui s’y astreint progresse sur la voie de la délivrance en franchissant une série d’étapes qui sont autant d’« états de concentration » (jhâna, sk. dhyâna) qu’il faut successivement atteindre. Si l’on peut considérer cette progression comme une élévation vers des niveaux spirituels supérieurs, le but ultime du méditant demeure le nibbâna, l’Extinction. La pratique de la méditation, qui va souvent de pair avec l’accomplissement de rituels spécifiques, ne joue donc pas tout à fait le même rôle que la prière, la dévotion et les sacrements censés provoquer l’élévation de l’âme du chrétien vers Dieu.
À cet égard, l’aura dont jouissent auprès des fidèles les « saints » (ariya) bouddhiques et les moines charismatiques – au sens que Max Weber donne à ce terme – tels qu’ils se rencontrent aussi bien dans les textes anciens que dans les communautés bouddhiques de la Chine, du Japon, du Tibet ou de la Thaïlande, résulte moins de leur grande piété ou de leurs vertus morales que des pouvoirs suprahumains qu’on leur prête : les exercices spirituels, surtout s’ils sont effectués dans des lieux insolites comme des forêts ou des grottes, sont censés apporter à ceux qui s’y adonnent des facultés surnaturelles, telles que la divination, le don d’invisibilité ou l’invincibilité. Les textes canoniques ne sont pas avares de descriptions de miracles accomplis par le Bouddha ou certains de ses disciples, capables de se déplacer par les airs, de se démultiplier, de se métamorphoser ou de connaître les vies antérieures des êtres qu’ils rencontrent. Les enseignements primitifs mettent cependant en garde contre les pouvoirs magiques et psychiques acquis par la pratique de l’ascèse et de la méditation. À vrai dire, ce n’est pas tant la possession de pouvoirs surnaturels en elle-même qui est condamnée que leur utilisation à mauvais escient, comme ce fut le cas de Pindola, disciple du Bouddha, que ce dernier avait réprimandé pour avoir manifesté ses pouvoirs en public dans le but de subjuguer une foule incrédule.
- À la marge du monde
Force est de constater que la vie mondaine, de par ses contraintes, ses joies et ses peines ne permet pas à l’individu de s’adonner librement aux « trois entraînements » nécessaires pour obtenir le Salut. Celui qui s’engage sur le « noble sentier » se doit donc de « quitter le monde » (pabbajjâ) et de se détacher de la société des hommes. Le Bouddha lui-même a montré l’exemple, comme l’illustre l’épisode du « grand départ » (p. mahâbhinikkhamana) dans lequel, alors qu’il est encore le jeune prince Siddhârtha – Gotama (ou Gautama) est son nom clanique –, il abandonne, à l’âge de vingt-neuf ans, son royaume, ses parents, son épouse et son fils pour suivre son propre chemin vers l’Illumination.
La légende nous dit que Gotama hésita un moment à s’« éteindre » immédiatement après son Éveil, avant de se résoudre à aller au terme de sa vie pour enseigner à ses semblables la bonne Loi. C’est à cette fin qu’il fonda une « congrégation » (sangha), constituée de ses disciples – au nombre de cinq au départ, de plusieurs centaines à son « extinction finale » (parinibbâna). Le Sangha constitue, avec le Bouddha et son Enseignement (Dhamma), l’un des trois piliers ou « joyaux » (ratana) du bouddhisme. C’est la communauté des moines qui a transmis, et qui continue de transmettre, la Doctrine au fil des siècles. Le Sangha est donc l’incarnation du bouddhisme en acte. Cependant, si le moine bouddhiste est formellement un « renonçant » (pabbajita) et nommément un « mendiant » (bhikkhu), le Sangha a toujours évolué – depuis l’époque même du Bouddha si l’on en croit les textes – en marge de la société mais sans en être coupé pour autant. D’abord parce que, loin de ne concerner que les religieux en l’état (novices, moines et moniales), l’Enseignement du Maître est destiné à l’ensemble des humains, tous à même d’emprunter le « noble sentier ». Si la plupart ne sont pas prêts à atteindre l’Éveil au cours de cette vie, au moins peuvent-ils accumuler des mérites dans l’espoir d’une renaissance dans des conditions favorables et éventuellement, au bout d’un certain nombre d’existences, d’atteindre l’état d’arahant.
Le succès que rencontra, dans un premier temps, la parole du Bouddha en Inde fut sans doute dû au fait que celui-ci s’adressait à toutes les strates de la société, sans distinction de statut ou de classe. Selon certaines interprétations, le bouddhisme s’est d’abord constitué en réaction au régime des castes, où ne pouvait devenir brahmane que celui qui descendait d’une famille de brahmanes. L’absolu est donc, dans l’hindouisme, une affaire d’héritage, tandis que le bouddhisme le rend accessible aux plus démunis, y compris les « intouchables » et individus hors caste, que le Bouddha et ses disciples ne répugnaient pas à convertir.
Adopter la Doctrine n’implique pas nécessairement de revêtir la robe monastique. Seuls les plus déterminés franchissent le pas de l’ordination mineure (pabbajjâ) ou plénière (upasampadâ), à condition toutefois de remplir certaines conditions, comme ne pas être en état de dépendance – ce qui renvoie principalement à l’esclavage et à l’endettement –, ne pas être atteint d’une maladie contagieuse et, pour les plus jeunes, avoir l’approbation de ses parents. Outre assurer un certain degré de pureté dans la communauté, ces restrictions étaient aussi fondées sur des raisons plus prosaïques : une congrégation de « mendiants », pour lesquels toute activité rémunératrice est proscrite, doit compter sur une importante communauté de laïcs pour subvenir à ses besoins. Il suffit de se rendre aujourd’hui dans un pays bouddhique pour s’apercevoir à quel point les moines et les monastères dépendent de la générosité des fidèles pour leur subsistance. Ce n’est donc pas un hasard si la libéralité (dâna) est placée au pinacle des vertus bouddhiques. L’aumône prandiale, la participation aux cérémonies calendaires, la contribution à la construction ou à la réparation d’un monastère, l’aide à la publication d’ouvrages religieux sont autant d’actes méritoires car ils contribuent au maintien de la Religion.
Cette transaction permanente entre le Sangha qui reçoit les offrandes et les fidèles qui, en retour, obtiennent, de façon quasi mécanique, des « mérites » est au cœur de l’éthique bouddhique et participe en même temps d’un véritable système économique. Cependant, cette « économie des mérites » ne relève pas d’un échange marchand, mais de la dialectique du don et du contre-don que Marcel Mauss a décrit comme étant au fondement des liens sociaux dans les cultures traditionnelles. Cette réciprocité, dépourvue de profit au sens économique du terme, unit donneurs et receveurs par une forme de contrat social qui les fait appartenir à un même ensemble communautaire. En ce sens, les sociétés bouddhiques contemporaines fonctionnent sur les deux modèles catégoriels de regroupements humains déterminés par la sociologie classique, à savoir « communauté » (Gemeinschaft) – propre aux peuples traditionnels –, qui accorde la primauté à la solidarité du groupe, et « société » (Gesellschaft) – le corollaire de la modernité – où chaque individu prime sur le tout. Le bouddhisme donne d’ailleurs une seconde acception, plus large, du terme sangha, qui inclut non seulement les moines (bhikkhu) et les moniales (bhikkhunî), mais aussi les fidèles laïcs (upasaka) et laïques (upasikâ). En ce sens, il valide pleinement la définition qu’Émile Durkheim donna, il y a plus d’un siècle, de la religion : « Un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées […] qui unissent en une même communauté morale tous ceux qui y adhèrent. »
La conception bouddhique de « sortie du monde » ne doit donc pas être interprétée stricto sensu. Le bhikkhu renonce à la vie laïque mais pas à la vie sociale – et encore moins à la vie tout court, ce qui donne tort à certain philosophe ne voyant dans les spiritualités indiennes qu’une façon de « mourir vivant ». La vie du Bouddha, allégorie de sa Doctrine, est à ce titre exemplaire. Fils de roi, destiné à régner, il tourne le dos au destin que la loi des hommes avait forgé pour lui. L’ascèse rigoriste à laquelle il s’adonne dans un premier temps le conduit à l’exil total et à rompre de façon radicale avec la société qui l’avait vu naître et dans laquelle il avait grandi. Il juge néanmoins rapidement cette voie comme étant une impasse : pareillement enfermée dans l’idéologie du soi, elle n’est finalement que le reflet, par essence inversé, du monde sensuel et illusoire. Il est significatif que le premier acte de Gotama après son Illumination fut, nous l’avons rappelé, d’établir une « assemblée » (sangha), mettant par là en évidence que le Salut n’est pas une affaire individuelle mais collective. En cela, le bouddhisme est bien davantage qu’une « sagesse », une spiritualité offrant une échappatoire individuelle, ainsi qu’il est trop souvent perçu dans les sociétés occidentales. Cette assemblée fonctionnera en autonomie, avec ses propres règles internes et un système hiérarchique qui lui est propre, mais non pas en autarcie. Bien au contraire, sa survie, on l’a dit, dépendra des liens qu’elle saura entretenir avec la société civile qui lui prodiguera des dons selon son bon vouloir – bon vouloir tributaire de la capacité du Sangha à convaincre du bien-fondé de sa doctrine.
Il y a bien des manières de lire et d’interpréter la vie du Bouddha ou le contenu de ses enseignements, réels ou apocryphes, et de les appliquer. Chaque époque a pu offrir sa lecture propre en fonction de contingences historiques, géographiques et sociales. Au regard des problématiques qui animent le monde moderne, progressivement dépouillé, dans sa partie occidentale du moins, de ses grands principes religieux par un inexorable processus de sécularisation, le bouddhisme semble encore bénéficier d’une image favorable, non seulement dans les sociétés qui l’ont adopté depuis des siècles, mais aussi dans celles qui lui sont traditionnellement éloignées. Certains voient dans ses enseignements une réponse au système capitaliste, qui offre en effet son lot d’illusions, de plaisirs factices, de problématiques vaines, de débats stériles. Il est vrai que le Bienheureux s’est fait le chantre du renoncement aux richesses et aux biens matériels, bien que ce fût de façon moins frontale et avec davantage de conciliation que ne le fit le Christ avec les marchands du Temple de Jérusalem.
Le bouddhiste n’entend pas faire fi des sociétés humaines ni les transformer ni même s’élever au sommet de leur propre échelle de normes et de valeurs. Qu’il soit à l’état de moine ou de laïc, le bouddhiste ne se place pas en rupture, ni même en tension, avec le monde. Il se positionne en retrait de celui-ci, à sa marge, vivant à la fois avec lui et sans lui – un pas de côté qu’il accomplit non pas seul, mais en solidarité avec ses coreligionnaires.
1 Les termes-clés du bouddhisme seront dans la suite de cet article indiqués en pâli, la langue canonique de l’école singhalaise, dite « du Theravâda ». Le cas échéant, nous donnons également leur équivalent en sanskrit (sk).