« Quo non ascendet ? » On connaît la célèbre devise de Nicolas Fouquet, « Jusqu’où ne montera-t-il pas ? » On sait aussi que, comme Icare, le surintendant des finances de Louis xiv s’est trop élevé : en provoquant l’inquiétude et la jalousie du roi, sa réussite a entraîné sa chute. Ce destin foudroyé illustre les dangers d’une ascension trop rapide sous l’Ancien Régime, à une époque où des règles définissent la place de chacun, où la naissance prime souvent sur le mérite et où l’avancement d’un individu doit se conformer aux normes du groupe social auquel il appartient. Les élévations sont progressives et collectives : ce sont des familles qui, de génération en génération, montent les échelons du pouvoir. Les promotions trop rapides peuvent ainsi être sanctionnées par une chute brutale : disgrâce, ruine, prison – comme Fouquet, incarcéré à vie – ou même la mort. On ne sort pas impunément de la place que la société vous a fixée.
Un groupe social semble plus hermétique encore à l’avènement d’hommes nouveaux : celui des commandants d’armées. Certes, à l’époque moderne, le métier des armes n’est plus l’apanage de la noblesse en raison de l’augmentation considérable des effectifs des armées européennes. Pour autant, la guerre reste l’occupation noble par excellence – en France, à la fin du xviie siècle, près de 40 % des chefs de famille noble ont une activité militaire1 – et la majorité des officiers est encore issue de la noblesse2. Cette proportion s’accroît au fur et à mesure que l’on progresse dans la hiérarchie : sur les trente-deux maréchaux de Louis xiv, quatorze peuvent faire remonter leur noblesse avant 1300 et un seul n’appartient pas à une famille anoblie avant le xviie siècle3.
On a donc du mal à imaginer un rejeton de la petite noblesse commander la plus puissante armée européenne de son temps et se trouver sur un pied d’égalité avec des princes souverains. C’est pourtant ce à quoi parvient John Churchill, premier duc de Marlborough4. Celui-ci naît en 1650 dans la gentry, la noblesse anglaise non titrée ; son père, ruiné par la première révolution anglaise (1642-1649), n’est même pas en mesure de loger sa propre famille. Choisissant de faire carrière dans l’armée, Churchill en gravit tous les échelons, profitant des changements de régimes et de souverains successifs. Durant la guerre de Succession d’Espagne (1702-1714), qui voit une puissante coalition européenne affronter les troupes de Louis xiv, il est appelé aux plus hautes responsabilités : nommé capitaine général des troupes anglaises, il est aussi commandant en chef de l’armée de la Grande Alliance aux Pays-Bas espagnols (la Belgique actuelle). Ses succès militaires sont alors tels qu’on le considère aujourd’hui comme l’un des meilleurs généraux de l’histoire britannique, voire le meilleur5. Mais ses responsabilités dépassent largement le domaine militaire, puisqu’il est aussi ambassadeur plénipotentiaire pour le compte de la reine Anne et qu’il dispose d’un tel réseau diplomatique qu’il peut apparaître comme le « grand ciment » par lequel tient toute l’Alliance6. Enfin, il est un membre écouté et redouté du Cabinet et du Parlement britannique, capable d’infléchir la politique nationale et internationale de l’Angleterre puis du Royaume-Uni7.
Cette spectaculaire ascension n’a cependant rien de linéaire. Elle connaît des accélérations, des temps d’arrêt, et même des revers cuisants. Par deux fois Churchill est inquiété par les autorités judiciaires de son pays : en 1692, il est soupçonné de trahison et brièvement emprisonné ; vingt ans plus tard, accusé de prévarication, il doit s’exiler pendant plus d’un an. C’est qu’il ne doit pas seulement ses réussites à ses qualités d’homme d’État, de général et de diplomate. C’est aussi un personnage retors, volontiers manipulateur, dont l’esprit est fertile en manœuvres et en intrigues. Faut-il donc en déduire que, pour un personnage d’extraction sociale modérée, le talent seul n’était pas suffisant pour dépasser les limites fixées par la société ? Cet article s’intéresse aux ressorts de l’ascension de Churchill, aux obstacles qu’elle a rencontrés et à ses résultats effectifs, afin de saisir en quoi sa carrière, en tout point exceptionnelle, est paradoxalement révélatrice des logiques de promotion sociale à l’œuvre dans l’Europe de l’Ancien Régime.
- Une carrière exceptionnelle
La carrière de John Churchill commence tôt, avec l’entrée, à dix-sept ans, comme enseigne dans les Foot Guards, un régiment d’élite chargé de protéger le souverain – position idéale pour un jeune homme qui cherche à se faire remarquer. Après un passage par Tanger, il connaît sa véritable épreuve du feu durant la guerre de Hollande où les Anglais combattent aux côtés de l’armée française, qui est alors la plus forte du continent. Churchill est à bonne école : il participe au siège de Maastricht (1673) conduit par Vauban, puis rejoint les troupes dirigées par Turenne. C’est ce dernier qui lui décerne le surnom flatteur de « Bel Anglais ». Sa bravoure au combat est reconnue par le Roi-Soleil en personne.
Churchill bénéficie alors d’une progression rapide : il est capitaine à vingt-deux ans, colonel à vingt-trois, brigadier général à vingt-sept. En 1685, le roi d’Angleterre Charles ii meurt et est remplacé par son frère, Jacques ii. Le fils bâtard du défunt roi, le duc de Monmouth, se révolte et brigue la couronne. Churchill se voit alors propulsé major général et commandant en second de l’armée royale chargée de mater la rébellion. Il s’illustre lors de la bataille de Sedgemoor en repoussant l’assaut nocturne des insurgés, permettant ainsi de gagner la dernière bataille qui se soit à ce jour déroulée sur le territoire anglais.
Il est récompensé par le roi d’un grade de lieutenant général. Mais en 1688, quand éclate la « Glorieuse Révolution », il préfère abandonner Jacques ii au profit de son rival Guillaume d’Orange, le futur Guillaume iii. Le nouveau souverain le conserve à son service, le nommant au passage comte de Marlborough, et l’envoie combattre sur le continent, cette fois-ci contre Louis xiv. Puis c’est dans l’Irlande restée fidèle à Jacques ii que Churchill se voit confier son premier commandement indépendant. Il conçoit une brillante opération amphibie contre la ville de Cork, dont il s’empare en quelques semaines. Audace stratégique, qualité de la planification, rapidité de l’exécution : il montre déjà les qualités qui lui vaudront tous ses succès dans la guerre suivante.
Après une période de traversée du désert, sur laquelle nous reviendrons, Marlborough reprend du service durant la guerre de Succession d’Espagne. Entre-temps, Guillaume iii est mort et son successeur, la reine Anne, est une amie d’enfance de l’épouse de Marlborough et a toute confiance en ses talents. Nommé capitaine général des troupes anglaises, il parvient aussi à être choisi comme commandant de toute l’armée alliée aux Pays-Bas espagnols – qui comprend des troupes britanniques, hollandaises et germaniques. Commence alors pour lui une période de succès éclatants : en quelques années, il réussit, seul ou en compagnie du prince Eugène, son alter ego à la tête de l’armée impériale, à chasser les Français de la vallée de la Meuse, de la Bavière, du Brabant, de la Flandre et à leur prendre Lille. Il connaît certes quelques déceptions et ses offensives fulgurantes perdent du mordant dès qu’il est confronté à la « ceinture de fer » érigée par Vauban dans le nord de la France, mais le constat est sans appel : il remporte six batailles et prend une trentaine de villes sans jamais être battu. Son agressivité, son art de la manœuvre, sa capacité à dissimuler ses objectifs véritables – parfois même à ses propres subordonnés – font merveille.
Aussi remarquables soient-elles, les qualités militaires de Marlborough n’expliquent pas à elles seules ses succès. Pour combattre, il faut d’abord avoir des troupes. Avant chaque campagne, il doit donc convaincre les souverains des différentes composantes de la Grande Alliance de poursuivre leur effort de guerre malgré les divergences stratégiques des uns et des autres, puis négocier les plans d’opération avec les commandants des différentes armées dont la coopération est nécessaire. C’est là que le diplomate prend le relai du chef de guerre : par son entregent, par sa force de conviction, il finit toujours par persuader les plus réticents à suivre ses vues et à continuer le combat contre Louis xiv. Il n’est pas moins difficile de décider ses propres compatriotes : en Angleterre, c’est le Parlement qui tient les cordons de la bourse et Marlborough doit réussir à louvoyer entre les deux partis qui s’y affrontent pour obtenir le vote des fonds dont il a besoin8.
Marlborough est ainsi un combattant implacable sur le champ de bataille ; mais dès qu’il quitte sa cuirasse de chef de guerre, il est d’abord un grand séducteur. Sans ce talent, on ne saurait expliquer la faveur dont il a joui auprès de plusieurs souverains britanniques, et sans laquelle ses autres qualités n’auraient sans doute pas pu éclore. Le premier de ses protecteurs est Jacques Stuart, duc d’York, qui deviendra Jacques ii d’Angleterre – et amant d’Arabella Churchill, la sœur de John, liaison qui permet à celui-ci de bâtir de solides relations avec le futur roi. On peut aussi citer le soutien de la duchesse de Cleveland, maîtresse en titre de Charles ii, qui prend le jeune John pour amant et lui permet d’acquérir sa première compagnie d’infanterie – à l’époque, les charges d’officier sont payantes. S’il n’avait pas été aussi beau, sa carrière aurait-elle seulement pu démarrer ? Enfin, comme nous l’avons vu, le soutien d’Anne Stuart lui permet d’accéder aux plus hautes fonctions dès que celle-ci accède au trône, en 1702.
Cet art de la séduction est aussi mis au service de ses nombreuses intrigues. C’est le cas en 1688, à la veille de la Glorieuse Révolution : alors qu’il assure Jacques ii de sa fidélité, il prend langue avec Guillaume d’Orange et participe à un vaste réseau de conspiration au sein des troupes royales. Quand Guillaume débarque en Angleterre, Churchill fait donc défection, ce qui contribue à l’effondrement nerveux de Jacques ii, à la dissolution de son armée et ainsi au succès du soulèvement9. Mais après la fuite de Jacques ii en France, Churchill reprend ses relations avec lui, jouant un double ou triple jeu particulièrement trouble. On le voit ainsi proposer à Jacques ii de soutenir un débarquement français en Angleterre ! Les échanges avec les partisans de Jacques continuent durant la guerre de Succession d’Espagne, pour prendre la forme d’une diplomatie parallèle, et ils perdurent tout au long de sa vie.
- Oppositions
Des qualités exceptionnelles, la faveur de plusieurs souverains, un goût immodéré pour l’intrigue : c’est entre ces trois pôles que se joue l’ascension de Churchill. Mais un tel succès n’a pas été sans susciter beaucoup d’oppositions. Son extraction sociale, tout d’abord, lui a toujours été reprochée. Dès ses jeunes années, alors qu’il commence à se faire connaître à la cour, on moque son impécuniosité et on l’accuse de se servir de ses charmes pour gagner de l’argent10. Elle est aussi source de tensions avec ses homologues au sein des armées européennes. Le problème se pose dès le siège de Cork, en 1690. Churchill dirige le corps expéditionnaire qui provient d’Angleterre, mais durant le siège, il est rejoint par un détachement conduit par le duc de Wurtemberg. Ce membre de la haute aristocratie germanique réclame alors la direction des troupes, au regard de sa naissance. Marlborough refusant de céder sa place, les deux hommes aboutissent à un compromis, le commandement étant assuré par alternance.
Le problème devient plus aigu encore quand Marlborough se voit confier le commandement des troupes alliées aux Pays-Bas espagnols. Les généraux hollandais, parfois issus de familles princières, rechignent à se soumettre à son autorité. Dans ce cas, le problème de l’extraction sociale n’est pas seul en cause : les Hollandais voient en Marlborough un général de faveurs sans réelle expérience puisqu’il n’a jamais dirigé en chef d’armée sur le continent. Là encore, on trouve un compromis : l’Anglais pourra commander l’ensemble des troupes alliées, mais les députés des états généraux (des civils qui suivent l’armée et représentent le gouvernement hollandais) auront un droit de veto sur ses décisions. L’équation est plus complexe encore quand Churchill combine ses troupes avec les armées d’autres puissances, par exemple celles de l’empereur. Il doit déployer des trésors d’habileté, et un savant mélange de flatteries, de pression et de mystification, pour amener ses homologues et ses subordonnés à se conformer à ses plans.
Cela explique aussi, en partie, pourquoi Marlborough est avide de titres. Quand il obtient de la reine Anne un titre ducal, en 1702, c’est autant pour le récompenser du succès de sa campagne que pour asseoir son autorité sur ses homologues. Deux ans plus tard, après son triomphe à Blenheim, il vise encore plus haut : il obtient de l’empereur un titre de prince d’empire. Comme un souverain, il a le droit de frapper monnaie, droit qu’il se garde bien d’exercer pour ne pas choquer ses compatriotes qui le voient d’un mauvais œil bénéficier de largesses de la part de puissances étrangères11. Dans cette course aux honneurs, il lui arrive parfois de connaître des revers. En 1706, après son éclatante victoire de Ramillies, l’empereur lui propose la charge de gouverneur général des Pays-Bas espagnols, aussi prestigieuse que lucrative. Mais Churchill doit décliner l’offre : elle révolte les Hollandais, qui craignent qu’il ne devienne tout-puissant ; et là encore son origine sociale ne semble pas compatible avec une fonction qui s’apparente à celle d’un vice-roi.
L’ambition de Marlborough alimente les critiques et les rumeurs. On dénonce son avidité. De fait, il aime autant les titres nobiliaires que l’argent frais. Les charges qu’il accumule ne sont pas bénévoles : il est tellement riche, écrit en 1707 le tsar Pierre le Grand à son envoyé à Londres, que les cadeaux ne suffisent pas à gagner sa faveur12 ! On le soupçonne aussi, durant toute sa carrière, de diverses prévarications. Dès les années 1690, chargé de réorganiser l’armée pour le compte du roi Guillaume, il aurait vendu les charges d’officiers au plus offrant ; durant la guerre de Succession d’Espagne, il aurait organisé un vaste système de prélèvement sur les soldes versées aux troupes sous sa responsabilité, tout en couvrant un trafic sur les taux de change organisé par ses subordonnés13.
Sous l’Ancien Régime, il n’y a pas de différence nette pour les officiers entre comptes publics et comptes privés. Ils achètent et sont propriétaires de leurs régiments, s’endettent pour les entretenir et sont souvent mal remboursés de leurs efforts ; on accepte donc qu’ils se permettent quelques détournements pour rentrer dans leurs frais. Ce n’est pas la nature de ces malversations qui a choqué les contemporains de Marlborough, mais leur ampleur, à la hauteur des responsabilités qu’il exerce. Pis encore : cette avidité s’accompagne d’une avarice personnelle qui ne sied guère à ses fonctions. Au sein d’un cénacle de grands aristocrates pour qui la générosité est une valeur cardinale, Marlborough, même devenu immensément riche, se comporte avec la pingrerie d’un petit propriétaire terrien. Par exemple, alors que les généraux se doivent d’entretenir une table somptueuse à destination de leurs officiers, il rogne sur ses moindres frais et préfère déjeuner aux dépens des autres14. Aussi véniel soit-il, ce défaut rappelle les origines modestes du capitaine général et entretient le soupçon de rapacité.
Plus infamante encore est la réputation de perfidie qu’il a acquise en abandonnant Jacques ii durant la Glorieuse Révolution. Certes, il se défend en jurant que ses intentions étaient nobles – le roi, qui tendait vers l’absolutisme et le catholicisme, menaçait selon lui les libertés politiques et religieuses de l’Angleterre – et de nombreux dirigeants anglais ont agi comme lui. Mais Churchill est le seul d’entre eux qui devait toute son élévation à Jacques ii : la trahison n’en est que plus choquante. Parmi ceux qui se méfient de lui, on trouve le nouveau roi, Guillaume iii, pourtant principal bénéficiaire de sa défection. Après la révolution, il le récompense pour ses services, mais il refuse de lui conférer les charges et les honneurs auxquels il aspire. Puis, quand les Français menacent de débarquer en Angleterre, Guillaume préfère le faire enfermer à la Tour de Londres, à titre préventif. Marlborough est libéré dès que les Français, battus à La Hougue, semblent moins dangereux, mais il ne se voit plus confier aucune responsabilité. Ce n’est qu’à la fin de son règne, pour se concilier son successeur désigné, la reine Anne, que Guillaume se résout à le réintégrer dans le jeu politique.
Durant la guerre de Succession d’Espagne, les victoires de Marlborough le rendent inattaquable. Mais au fil du temps, l’opinion publique britannique finit par se lasser de cette guerre coûteuse. Ses adversaires politiques y voient l’opportunité de l’éliminer : le parti tory, hostile au conflit, déclenche une campagne de presse pour le présenter comme un profiteur de guerre, et après sa victoire aux élections de 1710, il le fait poursuivre pour malversation. Cela permet à la reine, qui s’est par ailleurs brouillée avec la duchesse de Marlborough, de le démettre de ses fonctions, entraînant son exil. Là encore, il faut un nouveau souverain, George ier, hostile aux tories, en 1714, pour que Marlborough soit rétabli dans l’ensemble de ses charges. Mais il s’agit d’un retour en trompe l’œil : le roi n’a guère confiance en lui et Churchill, qui atteint les soixante-cinq ans, doit passer la main à la génération suivante. Il est du reste victime d’une attaque cérébrale peu de temps après, qui le laisse diminué, avant de mourir en 1722. Ce personnage controversé se voit alors offrir des funérailles nationales et un enterrement à Westminster. C’est le signe à la fois de son retour en grâce dans l’opinion britannique et de l’effacement de son influence et de ses réseaux : il peut être d’autant plus consensuel qu’il ne menace plus personne.
- Postérité
Comme Crésus l’a appris à ses dépens, ce n’est qu’après son décès que l’on peut juger si un homme a été heureux. Que laisse donc Marlborough de tangible ? Tout d’abord, une gigantesque fortune, évaluée à un million de livres sterling, soit l’équivalent du tiers des dépenses publiques du royaume d’Angleterre autour de 170015. Cette richesse se compose aussi bien d’avoirs financiers que de biens immobiliers. Certes, Marlborough n’a pas réussi à conserver sa principauté de Mindelheim (dans l’actuelle Bavière), qui lui avait été offerte par l’empereur pour asseoir son titre de prince d’empire ; elle a été perdue lors des négociations de paix de 1713-1714, à un moment où, en exil, il ne pouvait pas défendre ses intérêts et où l’empereur n’avait plus besoin de se concilier ses bonnes grâces. Mais il lui reste, en Angleterre même, son splendide palais de Blenheim offert par la reine et le Parlement en récompense de sa victoire éponyme. Ce gigantesque château, situé dans les environs d’Oxford, appartient toujours à l’actuel duc de Marlborough et continue de célébrer les hauts faits d’arme de Churchill. Notons enfin que lady Diana – et donc ses fils, héritiers de la couronne d’Angleterre – appartenait à une branche cadette de la famille. Gageons que Marlborough aurait difficilement rêvé plus belle élévation que de placer l’un de ses lointains descendants sur le trône du Royaume-Uni.
Il y a enfin le terrain de la mémoire. Au xixe siècle, l’éclat des victoires de Marlborough a été terni par une historiographie britannique très largement défavorable, qui faisait de lui un parvenu sans scrupule16. Mais dans les années 1930, l’un de ses descendants, un certain Winston Churchill, œuvre à sa réhabilitation17. Dans une monumentale biographie en quatre volumes, il le présente comme le héros valeureux et pur qui a sauvé l’Angleterre, d’abord du « papisme » et de l’absolutisme en 1688, puis de la menace française durant la guerre de Succession d’Espagne. Si cette œuvre semble aujourd’hui très partisane, il est incontestable qu’elle a renversé l’image du personnage. Ses brillantes réussites font désormais oublier les voies moins honorables qu’il a employées pour parvenir à ses fins.
Pour exceptionnelle que soit l’ascension de Churchill, ne peut-on pas trouver des équivalents contemporains ? Il y a c’est vrai d’autres exemples. Pour la France, on peut penser à Mazarin, ce fils d’un intendant de la famille Colonna qui devient cardinal et principal ministre de la régente Anne d’Autriche, et qui préside aux destinées de l’Europe – les deux hommes, du reste, se ressemblent par bien des aspects, que ce soit l’ampleur de leur vision stratégique, leur art de séduire et de louvoyer, et leur appât du gain. Citons aussi Alberoni (1664-1752), fils de jardinier, lui aussi fait cardinal, Premier ministre en Espagne, et qui manque d’être élu pape. Ces deux hommes ont cependant suivi la voie ecclésiastique, plus généreuse que celle des armes en matière de promotion sociale.
Du côté des chefs de guerre, on peut évoquer Menchikov, favori de Pierre le Grand – mais la Russie est alors bien différente, dans ses structures politiques comme sociales, de l’Europe de l’Ouest. Il y a aussi le général Oliver Cromwell, issu du même milieu social et géographique que Marlborough, qui dirige les Îles britanniques après la première révolution anglaise18. Et enfin, toutes proportions gardées, Napoléon, issu lui aussi de la petite noblesse. Marlborough, Cromwell et Bonaparte ont aussi en commun d’avoir traversé une révolution. On peut douter que Marlborough, politiquement conservateur, avide de titres et compagnon un peu réticent des événements de 1688, se soit perçu comme un fils de la révolution. Mais en renversant le régime en place, en remettant en cause les fondements dynastiques du pouvoir, et donc la naissance comme principe de promotion sociale, les périodes révolutionnaires, de 1640 à 1789 et au-delà, se sont incontestablement montrées propices à l’élévation de personnalités hors normes.
1 M. Nassiet, « La noblesse à l’époque moderne : une démilitarisation ? », in J.-P. Bois (dir.), Les Armées et la guerre. De l’Antiquité à la Seconde Guerre mondiale, Nantes, Ouest Éditions, 1998, p. 97.
2 H. Drévillon évalue à 70-80 % la part des officiers nobles dans l’armée de Louis XIV (L’Impôt du sang. Le métier des armes sous Louis XIV, Paris, Tallandier, 2005, p. 295).
3 A. Corvisier, « Les généraux de Louis XIV et leur origine sociale », xviie siècle nos 42-43, 1959, pp. 23-53. Précisons que le calcul est limité aux maréchaux de France nés français.
4 Marlborough a fait l’objet de nombreuses biographies en Angleterre. La plus dense et la plus complète, quoique que dépassée d’un point de vue historiographique, a été écrite par Winston Churchill (édition française : Marlborough. Sa vie et son temps, Paris, Robert Laffont, 1949-1951, 4 tomes). En France en revanche, on connaît mieux le « Malbrough » qui s’en va-t-en guerre que le Marlborough historique. Deux biographies seulement lui ont été consacrées, si l’on excepte la traduction française de l’ouvrage de W. Churchill. La première a été rédigée à la demande de Napoléon (N. Madgett, H. Du Tems, Histoire de Jean Churchill, duc de Marlborough, Paris, Imprimerie impériale, 1806, 3 tomes) ; la seconde est due à l’auteur du présent article (Cl. Oury, Le Duc de Marlborough. John Churchill, le plus redoutable ennemi de Louis XIV, Paris, Perrin, 2022).
5 C’est le titre de l’une de ses biographies les plus récentes : R. Holmes, Marlborough: Britain’s Greatest General, Londres, Harper Perennial, 2008. David Chandler, par ailleurs spécialiste de Napoléon et de Wellington, le qualifie de « plus grand soldat que l’Angleterre ait jamais produit » (D. Chandler, Marlborough as a Military Commander, Londres, B. T. Batsford, 1973, p. 331).€
6 L’expression est du grand trésorier Sidney Godolphin (lettre à « n° 126 », s.l., 17 décembre 1710, édité par G. M. Trevelyan, England under Queen Anne, t. iii, pp. 328-329).
7 En 1707, l’Acte d’union unit les couronnes d’Angleterre et d’Écosse, ainsi que leurs parlements respectifs.
8 La vie politique en Angleterre est schématiquement structurée par l’opposition entre le parti libéral whig, où dominent les élites marchandes, plutôt favorable à la guerre et à l’intervention armée sur le continent, et le parti conservateur tory, qui représente les intérêts de l’aristocratie terrienne, de tendance isolationniste. Pour une étude détaillée, voir E. Cruickshanks, S. Handley et D. W. Hayton, The House of Commons: 1690-1715, Cambridge University Press, 2002, vol. 1.
9 Voir N. Genet-Rouffiac, Jacques ii d’Angleterre, le roi qui voulut être saint, Paris, Belin, 2011, pp. 209-211.
10 L’ambassadeur français Barillon rapporte à la cour de Louis xiv un épisode vaudevillesque où Charles ii, trouvant le jeune Churchill caché dans un placard chez la duchesse de Cleveland, lui pardonne avec un cruel : « Vous êtes un fripon, mais je vous pardonne car vous le faites pour gagner votre pain. »
11 P. Barber, « Marlborough as Imperial Prince, 1704-1717 », The British Library Journal, vol. 8, n° 1, 1982, pp. 46-79.
12 A. Rothstein, Peter the Great and Marlborough: Politics and Diplomacy in Converging Wars, Londres, Macmillan, 1986, p. 81.
13 G. Davies, « The Seamy Side of Marlborough’s War », Huntington Library Quarterly, vol. 15, n°1, 1951, pp. 21-44.
14 Quand le duc de Biron, officier général français capturé en 1708, se rend dans le camp des Alliés, il remarque avec surprise « une parcimonie honteuse chez le duc de Marlborough, qui mangeait le plus souvent chez les uns et les autres » (Mémoires de Saint-Simon, éd. A. Michel de Boislisle, Paris, Hachette, 1879-1930, t. xvi, p. 201).
15 F. Harris, A Passion for Government: The Life of Sarah, Duchess of Marlborough, Oxford, Clarendon Press, 1991, p. 249.
16 Voir T. B. Macaulay, The History of England from the Accession of James ii, Chicago, Donohue, Henneberry & Co., 1890, 5 tomes.
17 C.-É. Levillain, « Churchill historien de Marlborough », Commentaire n° 139, 2012, pp. 781-788.
18 Notons que les ennemis de Marlborough, qui, contre toute vraisemblance, l’accusaient de vouloir briguer la royauté à son profit, ne manquèrent pas de souligner les points communs entre les deux hommes.