« Tout soldat porte dans sa giberne le bâton de maréchal. » Cette formule, attribuée à tort à Napoléon, fut lancée par Louis XVIII aux élèves de Saint-Cyr le 8 août 1819. Et de fait, des maréchaux de l’Empire à Bugeaud, le xixe siècle regorge de ces figures emblématiques de soldats parvenus jusqu’au sommet de la hiérarchie militaire par leurs mérites. Cette méritocratie, essentielle à la liturgie républicaine, demeure encore aujourd’hui l’un des piliers du socle de vertus portées par les armées. Les actions d’éclat et le courage au combat ne peuvent cependant pas être les uniques critères de sélection ; une démarche quotidienne du commandement de proximité est essentielle pour détecter les potentiels, révéler les talents des jeunes gens qui sont la force vive des armées.
Cette action du commandement s’exerce principalement dans les régiments, creuset de l’armée de terre, riches du brassage social, et où la proximité humaine entre le chef et ses subordonnés demeure une réalité concrète, au quotidien comme en opérations. Cette proximité va sans doute bien au-delà de ce qui existe dans la plupart des corps de métier. Cela participe de la singularité militaire et donne sa force à la détection des potentiels telle qu’elle est construite dans les armées et appliquée sans relâche depuis la diffusion des idées du maréchal Lyautey, auteur du toujours d’actualité Rôle social de l’officier. Élever ses subordonnés, c’est à la fois une exigence qui permettra de faire face en situation de combat, mais c’est aussi l’attention que le chef porte à ses hommes, incarnation de l’esprit de corps. C’est également le message contenu dans l’idée de « triple épaisseur » des chefs : un chef est à la fois un combattant, un instructeur et un entraîneur. En l’occurrence, entraîner ses hommes, c’est leur permettre de révéler leur potentiel, de s’élever.
Si l’« escalier social » promis par les armées est l’un des facteurs qui peuvent pousser un jeune Français à embrasser la carrière des armes, il est rare qu’il en maîtrise tous les contours. L’expérience montre que beaucoup d’engagés sont, dans un premier temps, peu enclins, à saisir les opportunités de mobilité sociale proposées par l’institution. Souvent ce manque de volontarisme s’explique par la crainte, non justifiée, du poids des responsabilités à exercer, par manque d’estime de soi, mais aussi parce que, parfois, leur faible bagage scolaire leur apparaît comme insurmontable. Le « rôle social de l’officier », tel que décrit par le maréchal Lyautey, prend ici toute sa mesure : « Enflammez les hommes dont vous avez la charge », écrit-il. C’est ce que demande encore aujourd’hui un chef de corps à ses jeunes officiers et sous-officiers : faites découvrir à vos soldats ce à quoi ils peuvent accéder, ce dont ils sont capables, ne portez pas de jugement trop prématuré car chaque soldat avance à un rythme qui lui est propre et dévoile ses qualités à son heure.
En plus de la chaîne hiérarchique, un chef de corps peut s’appuyer sur ses présidents de catégorie, souvent eux-mêmes issus d’un processus de mobilité interne et qui ont été confrontés aux examens et concours. Ils sont un relais particulièrement efficace car, s’ils portent la parole du commandement, ils sont des observateurs externes à la chaîne hiérarchique. Ils rassurent les jeunes car ils ne sont pas détenteurs d’un pouvoir disciplinaire ou d’une autorité directe. Ils tirent leur légitimité de leur expérience, de l’élection par leurs pairs et, bien sûr, de la confiance accordée par leur chef de corps. Ils sont des observateurs privilégiés de l’investissement de chacun dans la vie du régiment, en dehors du service courant. Ils peuvent ainsi témoigner de la capacité d’un jeune engagé ou d’un jeune sous-officier à prendre des responsabilités sans en avoir reçu l’ordre, à travailler en réseau en dehors du cadre hiérarchique, à faire vivre une équipe et à s’affirmer comme un leader. Ce regard « extérieur » est essentiel car il s’exerce « en dehors du cadre » et permet d’identifier des comportements moins normés.
À titre d’exemple, l’organisation de l’opération « Avec nos blessés » dans les régiments peut être un bon révélateur. Le thème est fédérateur et dépasse le champ de l’efficacité opérationnelle pour entrer dans celui de la solidarité entre « frères d’armes ». En laissant le champ libre aux initiatives venues du bas, un chef de corps appuyé par ses présidents de catégorie pourra identifier des ressources inattendues chez ses soldats, découvrir des talents d’organisateur, d’animateur ou de concepteur qu’il sera facile de mettre en valeur et de faire fructifier. Il dispose alors de nombreuses cartes pour encourager un jeune jusque-là hésitant à accéder au chevron des sous-officier, ou à préparer un concours pour devenir officier, lui permettant ainsi de mettre ses talents au service du plus grand nombre et d’apporter une contribution plus significative à la performance opérationnelle.
Pour finaliser cette détection des potentiels et valider les propositions de la chaîne de commandement, il est important de les formaliser avec des processus de ressources humaines consolidés et connus de tous. En régiment, il en existe trois : l’orientation, la notation annuelle et la revue d’effectifs. Le premier, l’orientation, permet une discussion ouverte entre le subordonné et son chef direct. L’un prend connaissance des possibilités qui lui sont offertes et se positionne en indiquant son niveau d’ambition. L’autre, qui partage son quotidien et l’observe en situation, peut alors l’orienter vers davantage de lucidité ou au contraire plus d’ambition. Le deuxième, la notation annuelle, permet de positionner chaque soldat parmi ses pairs et de statuer sur son potentiel à occuper davantage de responsabilités. L’expression littérale met en valeur les dispositions du noté et les « talents » révélés au cours de l’année. Présidé par le chef de corps en présence de ses grands subordonnés et de ses présidents de catégorie, le troisième, la revue d’effectifs, ce « face à face » avec chaque soldat du régiment, permet de jauger les motivations de chacun, de rassurer sur les capacités à sortir de sa « zone de confort » et in fine de valider les deux premiers processus avec davantage de certitude. C’est un exercice vertueux qui permet de « sonder les cœurs et les reins ». C’est sans aucun doute l’une des forces de l’armée de terre que de conserver pour chaque soldat, membre d’une organisation qui regroupe plus de mille hommes et femmes, la possibilité d’un entretien direct avec le chef de cette organisation. C’est également une opportunité pour le chef de corps de détecter le potentiel du plus humble des soldats de la troupe qui lui a été confiée.
De manière connexe, la mobilité, inhérente au statut des militaires, participe également à la détection des potentiels. Elle oblige à s’adapter à un nouvel environnement, à s’imprégner d’une culture nouvelle propre au régiment qui accueille, à modifier son réseau, et à gagner la confiance de ses nouveaux chefs et subordonnés. Elle permet également de placer chacun sous un regard neuf et de confirmer le potentiel détecté dans l’affectation précédente. C’est aussi l’occasion de montrer sa capacité à acquérir de nouvelles compétences et de faire éclore un potentiel jusque-là ignoré. La mobilité élève indubitablement celui qui s’y soumet. Le chef de corps doit y inciter et faire l’effort de ne pas conserver ses bons éléments, sous peine de limiter leur progression et de ne pas innerver d’autres organismes. Ainsi, il est parfois difficile d’accepter de se passer du très bon chef de section repéré par les organismes de formation, mais il sera à sa place auprès des plus jeunes et surtout il développera de nouvelles compétences, une nouvelle confiance en lui et consolidera le volet instructeur de « la triple épaisseur du chef » citée plus haut.
Une fois le potentiel détecté, il s’agit de transformer l’essai. Là aussi le commandement joue un rôle crucial d’accompagnateur. Il lui faut garantir la mise en place d’un parcours de préparation aux examens et concours. Il ne s’agit pas de laisser simplement du temps, mais de faire progresser le soldat concerné pour permettre sa montée en compétence. Cela impose de jalonner cette phase par des mises en situation visant à constater la prise en compte des exigences attendues. C’est un moment délicat, une course de fond pendant laquelle la force morale peut faire défaut. Le chef doit alors s’assurer que son subordonné garde une estime de soi forte, garante de la réussite future. La parole du chef, et plus particulièrement du chef de corps, est alors indispensable pour motiver et insuffler la volonté de réussir. Si elle intervient, la réussite est avant tout collective. Elle permet au régiment de disposer d’un soldat plus fort et plus sûr de lui, et qui sera un exemple pour les cohortes suivantes. Elle affermira par ailleurs la volonté de tous de détecter les potentiels, de révéler les talents, et participera au rayonnement de l’unité.