N°52 | S’élever

Anne Gotman

La mobilité sociale, un engin défectueux

Quiconque aborde aujourd’hui le sujet de la mobilité sociale en France et plus généralement dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (ocde) rencontre immédiatement un engin défectueux, un ascenseur en panne, qui déclenche un phénomène social également malheureux : la crainte du déclassement social. Les militaires, plus combatifs par construction, préfèrent parler d’escalier social, et ce moyen semble leur donner raison puisque l’armée serait le dernier endroit en France où la mobilité sociale ascendante fonctionne.

La mobilité sociale est le thermomètre du bon fonctionnement de nos sociétés modernes et ses insuffisances sont régulièrement dénoncées comme responsables d’inégalités. L’impératif de mobilité sociale est en effet l’enfant naturel des régimes égalitaires, eux-mêmes intrinsèquement liés à l’idéologie moderne de l’économie. Si elle ne s’appelait pas encore ainsi à l’époque, elle constituait pour Tocqueville un sujet d’étonnement : « La première chose qui frappe aux États-Unis, c’est la multitude innombrable de ceux qui cherchent à sortir de leur condition originaire. […] Il se fait un mouvement d’ascension impétueux et universel vers ces grandeurs longtemps enviées et dont la jouissance est enfin permise. » Les privilèges et les incapacités de classe sont abolis, les liens qui tenaient les hommes immobiles sont brisés et « l’envie de s’élever naît à la fois dans tous les cœurs ; chaque homme veut sortir de sa place. L’ambition est le sentiment universel ». La nouveauté est radicale au regard d’un Ancien Régime où tous les citoyens étaient « placés à poste fixe, les uns au-dessus des autres », avec toutefois un petit correctif car si les hommes obtiendront aisément une certaine égalité, tempère Tocqueville, ils ne sauraient atteindre celle qu’ils désirent : « Celle-ci recule chaque jour devant eux » et, en se retirant, « elle les attire à sa poursuite. Sans cesse ils croient qu’ils vont la saisir et elle échappe sans cesse à leurs étreintes »1. Espérances et désirs seront alors souvent déçus, prédit-il, « les âmes plus inquiètes et les soucis plus cuisants »2.

Cette coupure historique d’avec l’Ancien Régime tient désormais le désir de s’élever, ou ambition, pour une vertu sociale, quand la société aristocratique la tenait pour un vice. Les traits de son dévoiement, peints d’abondance par Balzac, Hugo et Zola, pour ne citer que les plus célèbres des réalistes de l’époque, à travers leurs personnages de parvenus dévorés d’ambition, ne doivent cependant pas faire oublier que le discours libéral, lui, en réhabilite le ressort principal, à savoir l’égoïsme supposé désormais non pas nuire mais concourir à l’intérêt général3. On peut alors définir la mobilité sociale comme la formulation rationnelle d’une normativité qui veut que tous aient des chances égales de s’élever au-dessus de la condition qui était la leur au sein de leur milieu d’origine, et que tous s’en saisissent.

  • Un programme scruté à la loupe…

La mesure de la mobilité sociale constitue dès lors une vaste question à laquelle maints sociologues ont consacré leur vie. Elle est également l’objet de controverses méthodologiques nombreuses. Savoir comment se transmet le statut social des ascendants aux descendants, comment les lignées voient leur statut « se maintenir, s’améliorer, décliner, bref se modifier » n’est pas chose simple ; à quoi imputer ces mouvements intergénérationnels, non plus : à la croissance économique, à la structure sociale et à sa fluidité4 ? Les « tables de mobilité » nous disent combien de filles et fils d’employés deviennent cadres moyens, combien d’enfants de paysans deviennent techniciens ou, à descendre plus finement au sein de ces catégories, si les officiers sont filles et fils d’officiers, et quelle est l’origine sociale des élèves des grandes écoles... Qui sont les « immobiles » (restés dans la même catégorie sociale que leurs père et/ou mère, car désormais les tables de mobilité sociale doivent combiner les deux positions sociales d’origine) et qui sont les « mobiles » (entrés dans une catégorie sociale différente).

Mais les nomenclatures appauvrissent le réel et il convient de les raffiner toujours plus pour bien le saisir : « ouvrier », mais quel type d’ouvrier ? D’origine paysanne ou d’origine ouvrière ? Est-ce la même chose ? Encore : la position d’origine suffit-elle à prédire un avenir probable ou faut-il prendre en compte l’ancienneté dans la position d’origine ? Surtout, les facteurs explicatifs de ces trajectoires intergénérationnelles sont complexes à débrouiller. Est-ce la position d’origine des parents qui influe sur le destin des enfants et/ou leur diplôme ? Celui-ci joue-t-il le même rôle pour toutes les catégories sociales ou bien son rendement social varie-t-il selon la famille d’origine ? Agit-il également d’une période et d’une classe d’âge à une autre ? Et quel diplôme, celui du père, de la mère ou des deux ? Quelle est la durée de son effet ? Agit-il seulement sur l’entrée dans la vie active ou tout au long de la vie5 ? En France, où le « parchemin » est le moteur attendu de la mobilité sociale, mais où la classe échoue à supplanter le berceau dans le destin des individus et leur capacité à se mouvoir dans l’espace social, le système éducatif est régulièrement mis en cause. C’est en effet une spécificité française que cette corrélation étroite entre la mobilité sociale et le système éducatif.

  • … par essence inachevé

On considère ainsi volontiers la France comme un sanctuaire de la reproduction de classe. Est-ce réellement le cas ? Si l’on en juge par le poids de l’origine sociale – estimé à 10 % ou 20 % « seulement » – dans l’écart de revenus entre les individus d’une même génération, la réponse est non6. Si on en juge par le fait que les trois quarts des enfants de cadres supérieurs sont restés dans cette catégorie ou occupent des professions intermédiaires et que seuls 10 % d’entre eux sont devenus ouvriers alors que 50 % des enfants d’ouvriers le sont restés, la réponse est oui. Si l’on en juge par le fait qu’un quart des enfants d’employés et de professions intermédiaires ont grimpé dans la hiérarchie pour devenir cadres supérieurs quand un tiers sont redescendus au niveau employé ou ouvrier, la réponse est oui et non.

L’ascenseur ne s’est pas arrêté, dit-on, « il va bien moins vite aux extrêmes de la hiérarchie sociale. Chez les cadres, il freine à la descente, chez les ouvriers, à la montée ; chez les uns comme chez les autres, la moitié des enfants sont restés dans la même catégorie sociale que leur père »7. De fait, le pourcentage d’hommes âgés de trente-cinq à cinquante-neuf ans appartenant à une catégorie sociale différente de celle de leur père serait resté stable en France depuis quarante ans – il s’élève à 65 % –, du fait de l’augmentation combinée des trajectoires ascendantes et descendantes – ces dernières en nombre supérieur – au sein même des catégories salariées.

Tel père, tel fils ? s’interrogeait Claude Thélot. Mais qu’en est-il des mères et de leurs filles ? Le tableau ici est nettement plus favorable, car plus on descend dans l’échelle sociale, plus la mobilité ascendante des filles relativement à leur mère est fréquente. Il est à signaler toutefois que si cette performance sociale des filles est supérieure à celle de leurs frères par rapport à celle de leur père, les filles perdent leur avantage face à la position sociale de leur père.

Enfin, le tableau se complique si l’on mesure la mobilité sociale entre générations non plus par les professions occupées mais par leurs revenus respectifs. Eu égard à ce critère, et comparativement aux autres pays de l’ocde, la France fait effectivement partie des pays à faible mobilité. En revanche, en France, les enfants de classes sociales modestes ont plus de chance qu’en Allemagne ou qu’aux États-Unis, par exemple, d’atteindre un niveau de revenus élevé8. Symétriquement, les enfants français dont les parents ont des revenus élevés auraient moins de chance que dans ces deux mêmes pays de percevoir eux-mêmes des revenus élevés.

Si toutefois on allonge le regard dans le temps, la force de rappel qui cloue les catégories sociales dans leur milieu d’origine saute aux yeux. Il faut en effet six générations à une famille française ou allemande modeste pour rejoindre le revenu moyen contre cinq aux États-Unis et au Royaume-Uni, et quatre et demie en moyenne dans les pays de l’ocde.

En matière de revenu comme de profession, il y a donc des adhérences. Ainsi 30 % des enfants de parents très modestes ne progressent pas pour ce qui est des revenus – selon le phénomène dit de « plancher collant », tandis qu’une proportion sensiblement équivalente (34 %) des enfants de parents les plus aisés se maintiennent dans les niveaux de revenus les plus élevés – ; on parle alors de « plafond collant ». Tout aussi attendu est le fait que la mobilité ascendante des femmes en termes de revenus est inférieure à celle des hommes, alors que les enfants d’immigrés, eux, ont plus de chances de gagner davantage que leurs parents.

Au sein de ce paysage mi-ombre mi-lumière, la crainte du déclassement est pourtant dûment installée – un quart des Français déclarent l’éprouver –, alimentée par l’inégalité en hausse des revenus, le ralentissement de la croissance ainsi que la globalisation d’un marché du travail de plus en plus sélectif et hiérarchisé. Et pour les jeunes générations, le déclassement serait double, car il jouerait par rapport à la position sociale de leurs parents mais aussi par rapport à leur propre niveau d’études9. Avec une augmentation de 75 % des jeunes gens diplômés bac5 en douze ans, l’adéquation entre le diplôme et l’emploi devient en effet plus incertaine. Ce phénomène constaté dans l’ensemble des pays développés touche prioritairement les classes moyennes et inférieures, cependant que l’écrasante majorité des femmes et les hommes ayant les revenus les plus bas resteraient bloqués au bas de l’échelle.

  • Mobile et déplacé

En passant d’une catégorie sociale à l’autre, d’un niveau de revenus à un autre, l’« individu » mobile – est-ce encore un « sujet » ? – est supposé améliorer sa condition. Et s’il est heureux que tout soit fait pour qu’il ait des chances d’y réussir théoriquement égales à celles de ses semblables, on ne saurait oublier qu’il se rend aussi mobilisable et disponible aux changements professionnels requis par un système économique qui doit impérativement croître pour se maintenir. « Camionneur, quel intérêt ? », s’écriait Elon Musk, pressé d’imaginer un système de transport automatisé capable de reléguer aux oubliettes un métier selon lui dépourvu d’intérêt – mais à qui est-ce d’en décider ? –, ne comptant pour rien les gratifications qu’un métier comporte en matière de réalisation de soi et de socialisation, et troquant allégrement l’homo faber qui fabrique son propre monde au profit de l’animal laborans soumis à la satisfaction de besoins toujours plus hétéro-normés.

La catégorie sociale est en effet plus qu’un travail. Elle englobe une communauté de travail que la mobilité sociale viendra bousculer et un milieu social duquel elle va éloigner l’individu, pour le meilleur ou pour le pire. Pour le meilleur, les transfuges, tels, par exemple, les étrangers, peuvent faire fonction d’éclaireurs, porter un regard plus objectif sur leur propre milieu et se détacher de certaines de leurs traditions sans pour autant se sentir obligés d’adopter en bloc les habitudes culturelles du groupe qu’ils ont rejoint. Comme tous les transgresseurs d’un ordre social établi, ces transclasses ou transfrontières jouiraient ainsi d’une liberté et d’une distance aux choses propres à leur conférer une originalité éventuellement lourde à porter mais bénéfique à l’ensemble de la société.

Mais la mobilité sociale peut aussi avoir un coût tel que tous ne partagent pas le désir de s’élever. Fils d’ouvrier devenu universitaire réputé, Richard Hoggart soulignait l’hésitation des classes populaires britanniques à « passer de l’autre côté » et à devenir contremaîtres ou officiers car, expliquait-il, la solidarité y tenait un horizon trop étroit pour nourrir un désir d’ascension sociale. Mais cette solidarité entre familiers que l’on souhaite ne pas quitter prend aussi une dimension plus politique de résistance aux « sollicitations les plus insistantes de la vie moderne » ; elle est une façon d’« ignorer tranquillement tout ce que l’on cherche à leur imposer »10. Une forme d’anticonformisme, en somme, vis-à-vis de ce qui peut être perçu comme une injonction à trahir, tant est courte la distance entre la fierté de sortir d’une condition peu enviable et le ressentiment provoqué par un écart de styles de vie trop dissemblables.

« Arriver » suppose de rompre avec l’ethos du foyer. Surtout, le transfuge est isolé, voire déraciné, et constamment pris entre deux feux : tandis qu’il s’émerveille du chemin parcouru, il redoute tout autant la rechute et la honte qui s’en suivrait. L’impossibilité dans laquelle se trouvent les migrants à revenir chez eux en cas d’échec en témoigne. Pourtant nous faisons comme si la mobilité sociale était désirable en soi au même titre que le changement, norme indiscutée, alors qu’elle produit de la distance, de l’éloignement voire du déracinement. Elle est en cela typiquement le fruit d’une société individualiste où, comme l’écrit Louis Dumont, les relations entre les hommes et les choses ont plus d’importance que les relations entre les hommes11.

De fait, l’injonction à la mobilité sociale est le symptôme d’un impératif égalitaire non réalisé qui fixe aux membres des sociétés individualistes un horizon asymptotique d’aspirations à changer de position sociale alors que, dans le même temps, toutes admettent l’existence d’une « stratification sociale », fait structurel, prétendument résiduel mais inexpugnable, naturalisé en phénomène géologique. Certes, cette aporie n’invalide pas l’idéologie moderne ; elle montre simplement que l’émancipation de la sphère économique de la sphère du pouvoir qui lui est propre ne peut ni transformer totalement la société ni évacuer l’élément hiérarchique sur lequel s’appuient les sociétés traditionnelles12.

  • Mobile et « purgé de toute dépendance »

L’individualisme, dit encore Louis Dumont, veut un homme « purgé de toute dépendance » et délivré des mécanismes de protection communautaires13. Il s’oppose en cela radicalement au modèle aristocratique qui faisait de tous les citoyens « une longue chaîne qui remontait du paysan au roi », chacun apercevant « toujours plus haut que lui un homme dont la protection lui est nécessaire, et plus bas un autre dont il peut réclamer le concours »14. La démocratie, à l’inverse, « brise la chaîne et met chaque anneau à part ». Sans protecteur ni subordonné, l’individu moderne a donc le pouvoir, ou le devoir, de s’émanciper de son milieu. Libre de toute entrave sociale, il peut ou doit pleinement mobiliser ses talents personnels, remplir ainsi le contrat méritocratique voulu par les sociétés libérales. À lui de s’affranchir du « réseau de protection rapprochée » qui l’attache à son milieu, famille, voisinage, associations, partis, syndicats, et le leste de regrettables pesanteurs afin d’accomplir une trajectoire personnelle riche de potentialités que réclament le marché et son perpétuel besoin de croissance.

En fait, simplement pour se maintenir et trouver sa place dans un univers hétéronome en perpétuel changement, il lui faudra constamment s’adapter, changer de lieu de travail, acquérir de nouvelles qualifications. Le défi ici n’est plus tant la perspective d’une mobilité sociale ascendante que la capacité à conserver une place au sein de la société que seul le travail, le travail « nu », est à même de lui fournir. Ainsi voyons-nous apparaître un objectif social nouveau, l’insertion, et sa pathologie correspondante, la désinsertion. L’insertion sociale, écrivait Robert Castel, est devenue « une politique sociale et l’inséré (ou plutôt le dés-inséré, le désaffilié) un état »15. Mobile et inséré, telle est l’équation de l’homme moderne que les réseaux sociaux voudraient résoudre…


1 A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique [1840], Paris, 1991, t. II, pp. 334-336 ; p. 144.

2 Ibid., p. 194.

3 Ph. Dufour, « L’ambition, une passion démocratique », in R. Borderie et V. Jouve (dir.), Le Temps des passions. xixe-xxie siècle, classiques Garnier, 2020, pp. 97-114.

4 Cl. Thélot, Tel père, tel fils ?, Paris, Dunod, 1982, pp. 1 et suivantes.

5 Ibid.

6 Cl. Dherbécourt, « La mobilité sociale en France : que sait-on vraiment ? », note d’analyse de France stratégie, 1er septembre 2020.

7 Malgré la progression de l’emploi qualifié, un quart des personnes se sentent socialement déclassées par rapport à leur père, Insee Première n° 1659, 12 juillet 2017 ; et : « Tel père, tel fils ? L’inégalité des chances reste élevée », Centre d’observation de la société, 14 août 2017.

8 Cl. Dherbécourt, op. cit.

9 « Crainte du déclassement : la fin de l’ascenseur social ? », Vie publique, 31 décembre 2019.

10 R. Hoggart, La Culture du pauvre, traduction française, Paris, Éditions de Minuit, 1970, pp. 119, 127 et 380.

11 L. Dumont, Homo aequalis. Genèse et épanouissement de l’idéologie moderne, Paris, Gallimard, 1977, p. 13.

12 Ibid., p. 21.

13 Ibid., p. 145.

14 A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, op. cit., pp. 144-145.

15 R. Castel, Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995, p. 432.

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