Quand des interlocuteurs curieux m’interrogent sur l’accord conclu à l’usine Bosch de Rodez au printemps 2013, je ne sais pas s’ils cherchent une recette miracle ou réellement à comprendre les mécanismes des relations humaines qui ont permis de mettre en place, malgré une grève importante au mois de février précédent, un accord ambitieux d’amélioration de la performance industrielle. La médiatisation qui a suivi l’événement et la visite du président de la République quelques mois après ont transformé le résultat d’un travail patient en une sorte d’exploit sportif, en symbole politique alors qu’il s’agissait peut-être simplement d’une étape dans une aventure humaine qui se poursuit encore aujourd’hui en 2022.
Pour moi, cette aventure a commencé en juin 2012, lorsque je suis devenu le directeur des ressources humaines de l’usine de Bosch à Rodez (Aveyron). Comme adjoint, j’avais déjà commencé à réfléchir à ce que j’allais faire. Mon idée n’était pas de réinventer le fil à couper le beurre, mais plutôt d’adapter ce que j’avais pu vivre sous l’uniforme après ma formation à Saint-Cyr puis à l’École d’état-major. Ce qui fait la force des armées, ce n’est pas la discipline mais la cohésion entre les militaires, c’est-à-dire le respect que je porte à mon camarade, à mon supérieur, à mon subordonné dans son être et dans son travail. Ma vie dépend des autres, l’accomplissement de ma mission également. Je sais pourquoi j’agis, je sais pourquoi ils agissent et quel est notre objectif commun. Je comprends leurs joies, leurs difficultés pour y parvenir. J’ai presque les mêmes. Comme je les connais, qu’ils me connaissent, ils me font confiance. Et je leur fais confiance. C’est ce mécanisme que j’ai essayé d’analyser et de reproduire à Rodez en mettant en place des actions concrètes, simples, visibles.
- Le terreau de la confiance
Mon premier travail a été de connaître personnellement les représentants du personnel à l’usine mais aussi en dehors, de m’intéresser à eux comme personnes, sans chercher à être intrusif mais en prenant plaisir à discuter avec eux partout où l’occasion se présentait. Ensuite, ou plutôt en même temps, nous avons fait connaissance dans nos responsabilités respectives sans attendre le problème social, l’accident qui met en émoi l’usine, les employés, leurs familles et toute la région. Pour cela nous avons réfléchi ensemble aux enjeux à court et moyen terme à travers un groupe de réflexion industriel. Pour moi, il ne s’agissait pas de pratiquer une forme de codécision, mais de comprendre comment ils réfléchissaient, travaillaient, réagissaient, envisageaient l’avenir. Je voulais établir des règles de fonctionnement, tester mes idées, celles de la direction, mais aussi et peut-être surtout les objectifs du groupe multinational dont nous dépendions.
Le deuxième outil mis en place a été l’introduction des responsables du management dans les relations sociales. Il ne peut, à mon sens, y avoir de dissociation en matière sociale entre la chaîne managériale et celle du traitement technique qu’est la direction des ressources humaines. Cette dernière ne peut être qu’un appui pour aider à trouver des solutions à des problèmes humains. Pour faciliter cette mise en place, nous avons organisé avec l’aide d’un consultant des journées « vis ma vie » : un syndicaliste est devenu drh, des managers représentants syndicaux, je suis devenu ouvrier…
De la même façon, j’ai organisé des rencontres par métier, pour sortir les salariés de l’usine de leurs ateliers et services, pour créer des communautés de pratique à l’exemple de ce qui peut se passer au sein d’un régiment avec le club des lieutenants. Chacun sait qu’il existe un lieu où il peut exposer ses difficultés et trouver quelqu’un pour l’aider à trouver une solution.
Enfin, j’ai essayé de cultiver tous les petits gestes de sociabilité du quotidien, jusqu’à ce qu’il devienne naturel d’échanger nos numéros de téléphone portable. Que ce soit à l’usine ou à l’extérieur, nous ne devons pas nous regarder en chiens de faïence ! Il est nécessaire de pouvoir se dire les choses sans craindre des représailles, des bouderies qui bloquent le fonctionnement de l’usine. Nous sommes tous interdépendants.
- L’épreuve de vérité
Quand mi-février 2013 la grève s’est déclenchée, l’usine a été bloquée par les trois quarts du personnel. Il y a eu des assemblées générales. Avec le directeur, nous avons laissé faire. Puis nous avons pris une Thermos de café et sommes partis à la rencontre des quatre cent cinquante employés qui bloquaient l’entrée principale. À un moment donné, je ne sais plus pourquoi, une employée gréviste m’a tendu une part de quiche. Deux groupes se sont formés autour de nous. Nous avons discuté. À 5 h du matin, un salarié m’a demandé : « Mais qui êtes-vous, vous ? » Alors que je lui explique que je suis le drh de l’usine, il me dit « j’ai envie de croire en vous ». Peu de temps après, le directeur et moi nous sommes retirés pour nous reposer un peu. À 8 h 30, les représentants du personnel demandaient à nous rencontrer pour trouver une « issue respectueuse pour les deux parties prenantes ». À 15 h, la production reprenait. Au cours du mois d’avril suivant, un accord innovant mettant en place une modulation pluriannuelle du temps de travail avec une flexibilité maximale est signé par les quatre organisations syndicales de l’usine. Le représentant de l’une d’elles a dû monter à Paris à son siège national pour défendre sa position, avec succès. Un an plus tard, ce même représentant expliquait en direct au journal de France2 que cet accord était « un bon accord ».
De cet événement, je retiens plusieurs choses. D’abord, qu’il faut créer les conditions de la confiance pour qu’elle puisse s’inscrire dans la durée. Elles reposent selon moi sur un respect réel de l’autre, de l’interlocuteur. Respect qui se marque par une attention, mais surtout une écoute réelle de la personne qui est en face de soi. Je ne crois pas au rapport de force qui cherche à humilier, car pour moi l’autre est d’abord un partenaire avec lequel je dois échanger pour améliorer la vie dans l’entreprise afin que tout le monde puisse s’y retrouver, de l’ouvrier à l’actionnaire. Négocier, ce n’est pas convaincre mais c’est induire le changement chez l’autre et respecter ses contraintes comme ses attentes. Si j’étais un général, je serais plus volontiers un adepte de Sun Tzu que de Clausewitz.
Cette première expérience réussie m’a permis de découvrir que la confiance, ou plus exactement le climat de confiance établi au quotidien, permettait non pas de figer les choses, mais de créer une dynamique pour aller vers autre chose. Apparaît alors l’importance de savoir pourquoi on travaille les uns avec les autres. Tant que l’on ne sait pas pourquoi, ou pour quoi, on ne peut pas négocier. La compréhension des enjeux, souvent cachés, est primordiale, s’aligner sur les objectifs à atteindre est capital. Ensuite, les marques de confiance s’expriment parfois de manière inattendue et très humaine. Comme cette employée qui me tend une part de quiche.
Les conséquences de cette ambiance de confiance mutuelle ont été nombreuses. La première a été de permettre de développer notre activité et de gérer une hausse d’activité allant jusqu’à 40 %. La deuxième a été de faciliter, quelques années plus tard, une autre négociation lors de l’annonce de la fermeture d’une des deux lignes de production des injecteurs pour les moteurs diesel. Si le climat de travail, de respect mutuel, n’avait pas été entretenu, avec toutes les difficultés possibles, la réussite de cette étape importante pour l’existence de l’usine n’aurait pas eu lieu.
- Un souci de cohérence
Cet état d’esprit que j’ai réussi à insuffler avec l’aide de l’ensemble de la direction de l’usine, j’ai eu à cœur de le développer dans mon propre département des ressources humaines. De façon peut-être surprenante pour le lecteur, j’ai dû revoir tous les processus et toutes les fiches de poste. Je voulais personnellement savoir qui était responsable de quoi, mais aussi que chacun sache ce que faisait l’autre, non pas dans l’idée de créer des prés carrés, mais au contraire pour que chacun soit conscient que le voisin avait lui aussi une charge de responsabilité, que parfois il fallait être prêt à l’aider, comme lui devait être prêt à le faire à son tour.
Ainsi, depuis 2008, nous organisons une journée de travail, d’abord en sous-groupe, puis tous ensemble, au cours de laquelle nous mettons tout à plat, valorisons les succès de l’année écoulée et identifions les activités des années suivantes. Nous nous disons les choses franchement et avec bienveillance. Nous produisons ensuite un document dont les termes sont extrêmement précis pour éviter toute ambiguïté, un peu comme si on utilisait le document de terminologie militaire dans lequel chaque verbe d’action veut dire quelque chose. Ce document commence par « en vue de… nous voulons ». Nous décrivons notre vision, « cet effet opérationnel attendu dans un cadre espace-temps », et donc notre stratégie. J’appelle ce document la « feuille de route ». Nous en sommes tous coresponsables. De cela découlent un calendrier et des actions concrètes. Nous en tirons un engagement moral en interne, mais aussi à l’égard du reste de l’usine. Moi, je peux alors me concentrer sur les arbitrages, la veille et la réflexion sur l’avenir. Je me suis aperçu que cette démarche de compréhension collective des enjeux permettait à chacun de gagner en autonomie, en responsabilité et en épanouissement.
D’ailleurs, lorsqu’a été annoncé le démantèlement de la seconde ligne d’injecteurs diesel en 2021, mes collaborateurs ont dû gérer seuls le quotidien tant j’étais occupé par les négociations. Ils ne venaient me déranger que pour des sujets de mon niveau. Et il n’y a pas eu le moindre problème. Chacun est autonome et totalement responsable. Ainsi je ne participe pas à une réunion si l’un de mes collaborateurs y participe. Ils sont aptes à représenter l’usine dans les différentes structures économiques et sociales de la région. L’équipe est devenue solide, fiable, riche des complémentarités de ses membres, un peu comme les commandos des forces spéciales, que ce soit à l’échelle de l’usine ou de la drh. Le climat de confiance créé est très profitable économiquement mais surtout humainement. Je me suis aperçu que le nombre de signatures à traiter en fin de journée, tout comme le nombre de courriels, avait décru de façon importante au point que cela peut me servir d’indicateur de bon fonctionnement de ma direction. Je peux même affirmer que chaque membre de mon équipe a pris confiance en lui-même et a accru ses compétences initiales. Voir ses collaborateurs s’épanouir est une grande joie pour un manager : depuis 2021, trois d’entre eux ont pris une fonction de drh, la plus belle des récompenses pour moi.
Mais cet état d’esprit, je l’ai aussi appliqué au cas par cas. Dans le cadre des relations accrues du management avec la drh, en liaison avec les organisations représentatives, j’ai, par exemple, eu à traiter le cas d’un employé qui donnait des soucis au point que l’on envisage des sanctions disciplinaires. Or cet homme était par ailleurs président d’une association florissante et efficace à mi-chemin des domaines médical et sportif. Je lui ai demandé comment il pouvait aider l’ensemble des salariés de l’usine avec ses compétences et il est revenu vers moi en formulant des propositions. Je l’ai « extrait » de la production où il ne s’épanouissait plus et mis à la disposition de la drh. Il a alors travaillé au profit de tous. Ainsi mis en confiance, il a depuis quitté l’usine et créé sa propre structure de conseil. Il rayonne maintenant dans toute la France ; nous aussi par la même occasion.
- La confiance dynamisante et stimulante
L’énonciation de ce vécu peut paraître simple, voire simpliste. Créer les conditions de la confiance en apprenant à se connaître, à prendre conscience de la complémentarité et de la difficulté du travail des autres, à travailler en cohérence dans l’ensemble de l’usine, de la direction jusqu’au niveau individuel, à donner du sens au travail de chacun et de tous à travers une vision et une stratégie, voilà des recettes que l’on trouve facilement dans les livres de management. J’avais commencé à vivre cela pendant ma carrière d’officier. Mon état d’esprit n’est donc pas surprenant. J’ai découvert depuis que la confiance permettait à chacun de s’épanouir, de s’élever pour le bénéfice de tous. Encore faut-il vouloir l’appliquer avec constance et ténacité dans la durée. La cohérence de l’action à tous les niveaux organiques, comme la continuité des efforts ne sont rien s’il n’y a pas derrière une sincérité réelle, fondation essentielle d’une confiance authentique qui permet la création d’une dynamique enthousiasmante et stimulante.