La qualité de l’auteur et l’intérêt du sujet traité invitaient déjà à eux seuls à ouvrir ce livre sans attendre. L’actualité, sahélienne et maintenant européenne, l’exige plus encore. Michel Goya brosse le tableau d’une époque sans nul doute révolue, mais riche d’enseignements, alors qu’un nouveau complexe stratégique s’impose désormais à la France comme à ses alliés.
Entre la première intervention extérieure évoquée, celle de Bizerte, en juillet 1961, et l’actuel enlisement au Sahel, la France a mené, seule ou en coalition, trente-deux interventions militaires d’importance par le volume des forces engagées (au moins mille hommes projetés), qu’il s’agisse de guerres ouvertes, de confrontations ou d’opérations de police internationale, ayant occasionné au total un volume de pertes historiquement faible (quelque six cent quarante tués en soixante ans) mais politiquement très sensible. Michel Goya nous en propose l’analyse au niveau de l’opération, entre stratégie (le niveau des décideurs politiques) et tactique (celui des acteurs de terrain). Il faut encore ajouter à ce tableau impressionnant une centaine d’actions de petite ampleur, mais qui ont exigé elles aussi un savoir-faire incontesté.
La France de la ve République est ainsi depuis l’origine en permanence en guerre selon des formes et des modes opératoires évoluant au gré de trois grandes périodes stratégiques dont l’énoncé, plutôt que celui de présidents volontiers interventionnistes à l’exception de Pompidou ou la géographie de ces interventions (Europe, Afrique, Proche-Orient), articule le propos : d’abord la guerre froide, puis le nouvel ordre mondial succédant à la disparition de l’Union soviétique, enfin le retour des rivalités de puissance et l’instauration d’une guerre permanente. Le souci de l’indépendance nationale, de la sécurité du pays et de la défense de ses intérêts, mais aussi et tout autant (et parfois davantage…) l’impérieuse nécessité, également partagée par l’opinion publique, d’asseoir le rang international de la France ont ainsi fait des soldats français les soldats les plus exposés au monde. Il reste pourtant que le pays, longtemps, n’a pas eu une claire conscience de cette « exception française », faute d’en avoir été toujours précisément informé, faute aussi de s’être réellement soucié d’en connaître. Aujourd’hui encore, la France demeure, avec les États-Unis (mais très loin derrière) et le Royaume-Uni, est l’un des seuls pays occidentaux qui aient à la fois les capacités, le savoir-faire et la volonté d’agir loin et longtemps.
Ce livre a les apparences d’une histoire militaire classique mettant en valeur l’expérience éprouvée de l’armée française en matière d’opex et la forte valeur tactique des unités engagées. Il montre aussi comment les crises majeures et les engagements les plus importants furent les matrices de nouveaux modèles d’emploi des forces. Toutefois, les opex, quelle qu’en soit la nature, ne sont que la continuité d’une volonté politique. Dès lors, l’historien aussi bien que le stratégiste ne peuvent isoler l’analyse strictement opérationnelle d’un questionnement plus global, celui de la philosophie qui préside au déploiement des forces, entendons la signification politique de l’engagement et sa perception, en France comme sur le terrain. Michel Goya s’y emploie pleinement, avec la hauteur de vue, le style tranchant et la liberté de parole que son expérience et sa position d’officier en retraite lui accordent et que ses lecteurs lui connaissent. La célèbre maxime de Clausewitz (« La première et la plus vaste question stratégique est de juger correctement du genre de guerre dans laquelle on s’engage ») aurait pu figurer en exergue d’un récit qui, souhaitons-le, rencontrera un large public.
Du général de Gaulle à Emmanuel Macron, les présidents de la République ont vérifié combien, du fait de l’extrême centralisation du processus de décision défini par la Constitution et de l’usage établi du « domaine réservé », il leur était constamment possible de solliciter les forces armées. Pour autant, cet exceptionnel pouvoir de décision, véritable « étrangeté démocratique », n’est pas sans limites. À la manière des encyclopédistes, Michel Goya ne les énonce pas d’un bloc, mais les égrène au fil des pages. Les premières tiennent aux réalités d’une société démocratique : le chef d’un État soumis au libre suffrage universel doit compter avec les réactions de l’opinion publique. D’autres tiennent au contexte géopolitique : la France intervient dans le cadre d’accords bilatéraux, de l’Alliance atlantique, de mandats de l’onu ou de l’Union européenne. Ces contraintes pèsent sur la définition de l’intervention quant à ses objectifs et à ses modalités. La décision politique peut aussi souffrir de faiblesses conceptuelles dénoncées sans fard. L’intervention ne repose pas toujours, loin s’en faut, sur une vision stratégique profonde et à long terme, mais sur une analyse à courte vue négligeant, par exemple, les conditions de la stabilisation locale recherchée. Il s’y mêle parfois des motivations intempestives : souci de la réélection, relations personnelles avec des dirigeants étrangers, émotions instinctives. Si bien que les objectifs assignés aux forces projetées peuvent manquer, volontairement ou non, de clarté ou de cohérence. Enfin, les moyens disponibles sont toujours limités : impossibilité de projeter des appelés avant la professionnalisation, puis réduction drastique du gabarit des armées et empilement des actions.
« Une opération réussie est une opération qui a atteint ses objectifs. » Le bilan global est contrasté. Il se compose de vrais succès et d’autres en réalité factices, d’opérations conclues sur des résultats mitigés et d’autres ponctuées de franches catastrophes, de gesticulations suivies d’humiliations aussi. Les interventions menées par la France, seule ou en coalition, contre des États dans un but précis ont été des réussites. Les résultats de la lutte contre des guérillas ou des groupes djihadistes ne sont pas décisifs. Ils sont très mauvais pour les opérations de stabilisation au sens large, ou d’interposition. Au total, les réussites découlent avant tout de l’accord des objectifs, des voies et des moyens, autrement dit de la mise en cohérence des logiques militaire, politique et financière.
Les seules limites de ce livre foisonnant sont celles de l’histoire immédiate. Bien des archives demeurent pour l’heure inaccessibles, qui apporteront sans doute le moment venu de nouveaux éclairages quant aux ressorts des décisions politiques, comme ce fut le cas lors de la déclassification des archives soviétiques concernant la crise de Cuba ou, plus récemment avec le rapport Duclert. Pour autant, cela n’affecte pas la qualité de l’analyse. Michel Goya ne conteste évidemment ni la soumission du militaire au politique ni que la défense des intérêts de la République demeure pour tous la seule boussole. Sa réflexion sur la politique militaire conduite sous la ve République, si elle n’exclut pas des jugements sévères, rappelle heureusement au niveau stratégique qu’utiliser l’outil militaire en dehors de ce pour quoi il est fait ou ne pas lui donner les moyens de s’adapter à ce qu’on lui demande n’est pas de bonne politique. Le bon historien sait fort bien prophétiser le passé. Le meilleur des stratégistes a plus de mal avec le futur. En combinant les deux démarches, Michel Goya fait œuvre utile.