Pendant la Première Guerre mondiale, les Alliés ne parvinrent pas à opérer la percée décisive qu’ils appelaient de leurs vœux sur le théâtre d’opérations du Nord et du Nord-Est (to du nne)1. L’offensive du général Franchet d’Espèrey dans le massif du Dobropoljé2, sur le front d’Orient, le 15 septembre 1918, représente la seule et unique opération de rupture suivie d’une exploitation qu’ils aient jamais réussie. De la Macédoine, elle les mena jusqu’au Danube et à la Turquie, mais leur victoire resta méconnue. Elle fut passée sous silence par la presse, qui n’évoqua ni la percée dans la montagne ni l’arrivée des Français à Sofia, le 8 octobre.
D’après les partisans et les acteurs de cette offensive, son rôle fut pourtant considérable. Pour le démontrer, ils s’appuyèrent sur la version allemande des faits : le maréchal Hindenburg, chef de l’Oberste Heeresleitung (ohl), ou direction suprême de l’armée de terre, et le général Ludendorff, qui assurait avec lui la conduite des opérations, n’avaient-ils pas affirmé que c’était l’effondrement bulgare dans les Balkans qui avait rendu inéluctable la défaite de l’Allemagne, alors que le front de l’Ouest tenait toujours3 ? Les démarches en vue d’un armistice que Ludendorff pressa le gouvernement d’entamer auprès du président Wilson, le 30 septembre, jour même de l’armistice bulgare, semblent confirmer cette thèse.
Or, à bien y regarder, c’est à l’Ouest que tout paraît s’être joué. L’ohl a certes expliqué la défaite par la « trahison bulgare », mais, dans les faits, ce sont les résultats décevants de l’offensive du 21 mars 19184, sur le front de l’Ouest, qui l’amenèrent à douter de l’issue de la guerre. C’est encore l’échec de l’opération Marneschutz-Reims, à la mi-juillet, et la contre-offensive française qui suivit qui mirent définitivement fin à son espoir d’une paix par la victoire ; puis l’offensive anglo-française d’Amiens, le 8 août, « jour noir » de l’armée allemande, mit fin à celui d’une paix de compromis. C’est enfin l’offensive générale alliée du 26 septembre qui amena les chefs allemands à estimer que le front pouvait céder à tout moment et qu’il fallait immédiatement entreprendre des négociations pour faire cesser ce « jeu de hasard irresponsable »5, sans que la question de l’effondrement bulgare, alors en cours, fut mise en avant.
Ainsi, à première vue, le déroulement des opérations sur le to du nne ne doit non seulement rien à l’offensive alliée dans les Balkans, mais il l’a au contraire favorisée grâce aux prélèvements de troupes allemandes effectués sur ce front en vue des offensives envisagées à l’Ouest. Il n’en demeure pas moins que le moral des Bulgares, auxquels les Allemands avaient laissé la garde de la Serbie et du nord-est de la Macédoine, début 1918, préoccupait alors ces derniers. Aussi était-il important que l’ohl rassure ses alliés6 en leur démontrant qu’en France et en Belgique la situation était maîtrisée, et cela ne pouvait rester sans conséquence sur le déroulement des opérations qu’elle y conduisait.
La question se pose donc de savoir si, en dépit des exagérations des acteurs de l’offensive de septembre 1918 dans les Balkans, soucieux de sortir de l’oubli, le théâtre d’opérations d’Orient n’a pas joué un rôle finalement important dans la victoire alliée. Pour y répondre, il paraît utile de tenter de distinguer sa part visible dans le déroulement des opérations militaires sur le front du Nord et du Nord-Est, de l’influence qu’il a exercée sur celles-ci.
- La décision sur le front du Nord et du Nord-Est,
sans l’aide de l’Orient
À première vue, le rôle du théâtre d’opérations d’Orient dans la victoire de l’Entente sur la Quadruplice7 a été très limité. C’est bien sur le front du Nord et du Nord-Est que la décision a été obtenue, bien avant le déclenchement de l’offensive préparée par le général Franchet d’Espèrey, commandant des armées alliées (aa) d’Orient depuis juin 1918.
L’ohl a véhiculé l’idée trompeuse d’une situation bien en main sur le front de l’Ouest, que « l’abandon de la Bulgarie, suivi de celui de l’Autriche aurait complètement modifiée », rendant vaine « toute tentative d’obtenir la paix par les voies purement militaires »8. En réalité, après l’échec de Marneschutz-Reims, les opérations défensives allemandes furent menées d’une manière dont la maladresse contraste avec la maîtrise dont avait fait preuve l’ohl en 1917. Elles donnent l’impression d’une insuffisante prise en compte des progrès accomplis par les Alliés de la fin 1917 à 1918, dans le domaine des chars notamment. Ainsi, la façon dont les Allemands opéraient leurs replis était inadaptée à la nouvelle menace. Les défenses classiques, avec deuxième position aménagée sur les contre-pentes, qui permettaient de contrer efficacement les assauts d’infanterie, ne convenaient plus face à des chars qui se jouaient des mitrailleuses et que les Alliés utilisaient d’une manière de plus en plus judicieuse.
Pour faire face, il aurait fallu que l’ohl effectue de vastes replis lui permettant de disposer des délais et de la main-d’œuvre nécessaires à la réalisation d’une position défensive comme Anvers-Meuse-Metz-Strasbourg, ou, au moins, à la remise à niveau de la ligne Siegfried, qui correspondait au front tenu avant les offensives du printemps 1918. Il eut ainsi été possible d’aménager des glacis couverts d’obstacles antichars (fossés, blocs de béton reliés par des chaînes, mines…) battus par les feux de batteries bien protégées. En 1917, c’est précisément sur cette dernière ligne, qui répondait alors parfaitement aux conditions du combat défensif de l’époque, que les Allemands s’étaient rétablis après un repli d’une quarantaine de kilomètres par endroits9. En 1918, de manière surprenante, ils se contentèrent de replis d’une amplitude sensiblement plus faible, sur des positions aménagées à la hâte, qui furent enfoncées les unes après les autres. Aussi, lorsque, appliquant l’ordre de Ludendorff du 2 septembre, les armées allemandes se rétablirent sur la ligne Siegfried, qui n’était pas prête, elles ne purent résister longtemps aux coups des Alliés.
L’offensive des Balkans ne fut donc pratiquement d’aucune utilité pour le to du nne. Elle y priva certes l’ohl de trois des six divisions d’infanterie (di) en provenance de Russie, détournées vers les Balkans à la demande du général Mackensen, alors gouverneur militaire de Roumanie et responsable de ce théâtre d’opérations. Mais il ne s’agissait que d’un faible renfort10 pour un front où combattaient encore près de deux cents divisions allemandes et où le matériel prenait une importance croissante11. Quant à l’idée d’une pression exercée sur l’Allemagne du fait d’une menace sur ses arrières, elle ne tient guère. Après la prise du nœud de communications d’Uskub, qui empêcha les Allemands d’agir au sud du Danube, les Alliés furent dans l’incapacité d’exploiter leur succès au-delà du fleuve, en territoire austro-hongrois et en Bavière.
Comme Franchet d’Espèrey en fit lui-même le constat, une avance vers le Danube avec le gros des armées alliées d’Orient se serait heurtée à d’insurmontables problèmes logistiques. Du fait d’un terrain particulièrement accidenté, elles étaient « prisonnières de leurs communications »12, et les destructions effectuées par les Allemands n’arrangeaient rien. Pour qu’une progression reste malgré tout possible, il avait proposé qu’elles avancent en éventail13. En conséquence, à partir du 30 septembre, la poursuite vers le Danube ne fut plus assurée que par six di serbes, ainsi que par trois di et une brigade de cavalerie françaises, sur un total de vingt-huit divisions. Pendant ce temps, le général Henrys obliquait vers l’Albanie avec l’armée française d’Orient (afo), tandis que le général britannique Milnes marchait vers la Turquie, avec deux di anglaises et une di française. Trois di serbes étaient par ailleurs occupées à saisir des gages en Bulgarie, alors que les di grecques achevaient de libérer la Macédoine.
Les possibilités d’une poursuite au-delà du Danube inquiétaient donc encore peu les Allemands14. Lorsque les Français atteignirent le fleuve, entre le 19 et le 21 octobre, des renforts provenant d’Ukraine suffirent à leur en interdire le franchissement. Ce ne fut qu’après les armistices turc, le 31 octobre, et austro-hongrois, le 3 novembre, que la progression put reprendre, la situation des armées allemandes sur le front de l’Ouest étant alors désespérée. Finalement, le front d’Orient ne favorisa guère celui du Nord et Nord-Est, alors que la situation sur ce théâtre d’opérations lui avait au contraire largement profité.
- La victoire en Orient grâce au théâtre du Nord et du Nord-Est
Le rapport des forces avantageux, trop tardivement exploité, dont bénéficiaient les Alliés en Orient, résultait en effet largement de la situation sur le théâtre d’opérations du Nord et Nord-Est. Certes, la montée en puissance de l’armée grecque avait fait passer les effectifs alliés de cinq cent trente mille à six cent soixante-dix mille hommes, alors que ceux des puissances centrales stagnaient à quatre cent mille, mais c’était surtout dans le départ du gros des forces allemandes des Balkans pour l’Ouest que résidait le facteur décisif. Fin 1917, elles comptaient trois di, totalisant vingt-deux bataillons et soixante-douze batteries. Mais de février à août 1918, les transferts d’unités en vue des offensives à l’Ouest et les retraits qui eurent lieu après leur échec les réduisirent à trois bataillons de chasseurs et trente-deux batteries d’artillerie15. Le principal soutien dont disposaient désormais les Bulgares résidait dans des unités austro-hongroises au moral douteux. Leur capacité de résistance s’en trouva d’autant plus affaiblie que leur propre moral avait fortement décliné. Les attaques dont les Allemands les avaient chargés en leur absence y avaient largement contribué, ce d’autant plus que les revendications territoriales bulgares avaient été satisfaites avec l’annexion du nord-est de la Macédoine. Les Allemands détournaient en outre vers le Reich, soumis au blocus allié, une importante partie des récoltes et autres ressources bulgares.
Ayant le sentiment d’être instrumentalisés au profit d’une lutte qui ne les concernait plus, les Bulgares étaient de plus en plus critiques vis-à-vis de leur allié. Les désertions se multiplièrent, passant de sept entre le 19 février et le 5 mars à cent seize du 5 au 20 juin16 ; et l’armée bulgare était « pour le moment incapable de faire des attaques locales, vigoureusement, à plus forte raison d’entreprendre une offensive générale »17. Au même moment, l’opposition politique croissait et le gouvernement Radoslavov, qui ne bénéficiait plus d’un soutien allemand suffisant sur place, fut renversé le 20 juin 1918. Le gouvernement Malinov, qui le remplaça, ne prit toutefois pas le risque d’une rupture ouverte avec l’Allemagne. Une apparente remontée du moral s’en suivit, car il n’était plus question d’offensive. Ainsi, le nombre des déserteurs tomba à trente-cinq du 16 au 29 août18. Mais cette accalmie était illusoire. Les Bulgares étaient prêts à se détacher de l’Allemagne dès qu’elle manifesterait des signes de faiblesse sur le front de l’Ouest. Le deuxième bureau français releva de nombreuses rumeurs allant dans ce sens, comme celle d’une désertion massive pour la mi-septembre si la paix n’était pas obtenue d’ici là. Or il n’échappa pas aux Bulgares que Marneschütz-Reims constituait un grave échec, et que l’offensive alliée du 8-15 août représentait un tournant19 apparemment irréversible du fait de l’arrivée en masse des Américains en France20.
Cette situation favorisa considérablement l’offensive de Franchet d’Espèrey. L’absence de réserves ennemies en arrière de la première position défensive et l’état de l’armée bulgare empêchèrent tout rétablissement, et précipitèrent les négociations en vue d’un armistice, tout en permettant l’exploitation rapide du succès.
Cependant, les Alliés auraient pu tirer parti de la situation beaucoup plus tôt. En arrivant sur le théâtre d’opérations d’Orient en décembre 1917, le général Guillaumat avait été « très surpris de trouver sur place une armée solide et bien pourvue »21 et Lloyd George nota que « les neufs divisions grecques auraient pu être en ligne dès la fin de 1917 si nous les avions équipées plus vite » et qu’« ainsi renforcées, nous aurions pu enfoncer le front ennemi », ce qui « eût complètement bouleversé la stratégie allemande en France »22. Leur succès de Skra di Legen, à la fin mai, confirma la supériorité alliée sur un adversaire matériellement et moralement23 affaibli.
Le retard pris tient en réalité au discrédit jeté sur les Balkans par le War Office et l’état-major impérial, pour lesquels la lutte contre la Turquie était prioritaire24. Deux di furent ainsi retirées des Balkans, où il n’en resta plus que quatre ; et pour dissuader le gouvernement d’envoyer des renforts, on lui annonça qu’elles étaient atteintes de la malaria. Les différends entre les chefs britanniques et le général Sarrail, commandant de l’armée d’Orient d’octobre 1915 à décembre 1917, dont ils contestaient l’action diplomatique, étaient pour beaucoup dans leur attitude. Ils avaient en outre influencé Clemenceau pour qui le front du Nord et Nord-Est restait la priorité absolue. Aussi tard qu’à la fin août 1918, le maréchal Foch, chef des armées alliées, et le général Pétain, commandant en chef des armées du nne, envisageaient en effet une résistance prolongée de l’Allemagne (jusqu’à l’année 1919) après son repli25 sur la ligne Anvers-Strasbourg et prévoyaient l’emploi de moyens considérables pour la vaincre26. De leur côté, les Italiens étaient hostiles à une offensive à laquelle les Serbes participeraient : ils craignaient qu’elle ne favorise la création d’une Grande Serbie s’étendant jusqu’aux côtes dalmates qu’ils convoitaient.
La décision de passer à l’offensive fut finalement prise au terme des démarches longues et difficiles entreprises par Guillaumat et par Franchet d’Espèrey, qui lui succéda en juin 1918. Ce dernier dut attendre le 10 juillet pour que Clemenceau approuve son projet et le 3 août pour obtenir l’accord des représentants militaires alliés du comité de Versailles. Guillaumat dut encore se rendre à Londres où, appuyé par Clemenceau, il intervint le 4 septembre devant un auditoire étonné de découvrir que la situation des armées alliées d’Orient était bien meilleure que ne la dépeignait le War Office. Le dernier obstacle fut levé le 10 septembre, lorsque Franchet d’Espèrey convainquit les Italiens du bien-fondé de l’offensive.
Pas plus que le front du Nord et Nord-Est ne profita de l’action des armées alliées d’Orient, celles-ci ne tirèrent parti de la situation sur le théâtre d’opérations principal au moment où cela aurait été le plus payant. Il reste cependant à se demander si, à défaut d’avoir été utilisée au mieux par les Alliés, la situation dans les Balkans n’exerça pas une influence indirecte sur le front du Nord et Nord-Est du fait des inquiétudes qu’elle suscitait au sein de l’ohl.
- Les préoccupations allemandes au sujet de l’Orient
Tandis que le haut commandement allié se désintéressait des Balkans, les Allemands avaient les yeux fixés sur ce théâtre tenu par un allié dont ils n’ignoraient pas la fragilité. Ayant réalisé, dès le 8 août 1918, que l’Allemagne ne pourrait plus gagner la guerre, l’ohl espérait en revanche pouvoir différer l’échéance suffisamment longtemps pour obtenir une paix honorable. La poursuite de la lutte nécessitait cependant que l’Allemagne puisse utiliser les ressources de la Quadruplice, augmentée depuis peu des territoires de l’Est, qui s’étendaient jusqu’au Caucase. Pour ce faire, il était indispensable que le front des Balkans soit solidement tenu par ses alliés. Si la Bulgarie faiblissait et capitulait, les conséquences seraient en effet catastrophiques : la voie du Danube, indispensable au ravitaillement de l’Allemagne, serait menacée, et il faudrait transiter par Odessa et la mer Noire pour communiquer avec la Turquie. La situation isolée de celle-ci pourrait alors aboutir à sa chute, au contrôle de la mer Noire par les Alliés, et à la perte de la Roumanie et de son pétrole, alors que le parc automobile de l’armée allemande en était tributaire, ainsi que l’aéronautique et la flottille des sous-marins. De tels événements auraient en outre de graves répercussions sur l’Empire austro-hongrois, déjà fragilisé par les événements, et sur les territoires de l’Est et leur exploitation.
Or ces derniers étaient parfaitement conscients du manque de détermination de leurs alliés à poursuivre la lutte et à tenir les fronts dont ils avaient la charge, et plus particulièrement celui des Balkans. L’attitude des Bulgares et des Autrichiens vis-à-vis de l’Allemagne était en fait liée à sa situation militaire et à ses chances de succès dans le conflit ; et c’était le front de l’Ouest qui retenait leur attention. Ils étaient en effet convaincus que la décision se jouerait là, comme l’ohl le leur avait certifié.
Les résultats initiaux des offensives du printemps 1918 avaient tout d’abord produit une forte impression sur eux. La déception provoquée par l’absence de résultats décisifs, puis par l’échec de la mi-juillet n’en fut que plus grande, chez les Bulgares notamment. Après cet échec, Ludendorff fut averti qu’ils allaient prendre leurs distances avec la Quadruplice et qu’il fallait s’attendre à ce qu’ils opèrent un revirement complet en faveur de l’Entente pendant la seconde quinzaine de septembre27. Cette information coïncidait avec les rumeurs dont les bulletins d’information du deuxième bureau de l’afo se faisaient l’écho.
L’échec de la mi-juillet n’était cependant pas une défaite à proprement parler et la contre-offensive française du 18 juillet pouvait passer pour une simple réplique à Marneschütz-Reims, si bien que l’on pouvait croire que l’ohl conservait encore l’initiative des opérations. Mais lorsque, le 8 août, pour la première fois du conflit, une offensive alliée aboutit à la rupture du front allemand, avec de lourdes pertes, l’effet produit sur les alliés de l’Allemagne fut considérable, comme le montrent les réactions que nous avons déjà notées chez les soldats bulgares, ainsi que celles des Autrichiens, qui tenaient la partie occidentale du front des Balkans. Ces derniers accoururent à la conférence que tint l’ohl avec l’empereur d’Allemagne à Spa, à partir du 14 août, et lorsque l’ohl y annonça son intention de renoncer à toute idée d’offensive à visée stratégique, ils déclarèrent qu’il fallait immédiatement faire la paix et prendre directement contact avec les Alliés dans ce but. Ludendorff s’y opposa. Il assura qu’une défensive stratégique, incluant des offensives locales, permettrait d’effectuer des ouvertures de paix par l’intermédiaire d’un État neutre, dès qu’une occasion favorable se présenterait.
Afin de rassurer leurs alliés, et leur propre opinion publique28, les chefs militaires allemands prédisaient une stabilisation prochaine de la situation à l’Ouest et affirmaient qu’elle était parfaitement maîtrisée dans les Balkans. C’est ainsi que le 9 septembre Ludendorff certifia au roi de Bulgarie, qui s’était montré inquiet du retrait des troupes allemandes de Macédoine, que l’on n’avait rien à craindre sur ce front où les Alliés n’entreprendraient jamais une offensive importante. Tel était d’ailleurs le point de vue du haut commandement local. La volonté de l’Allemagne de rassurer ses alliés ne fut cependant pas sans conséquences sur les opérations à l’Ouest.
- L’influence de l’Orient sur le front allemand de l’Ouest
Avant même que l’offensive de Franchet d’Espèrey ne débute, la situation dans les Balkans influença indirectement le déroulement de la guerre en amenant les Allemands à introduire des impératifs de propagande dans la conduite des opérations sur leur front de l’Ouest.
La défense rigide que nous avons observée plus haut ne fut donc pas le résultat du hasard ou d’un manque de capacité manœuvrière de leur part. Leur tactique ne cessa en effet jamais d’évoluer, comme cela avait été le cas à la fin de l’année 1916 et au début de l’année 1917, et comme cela continua à l’être pendant toute l’année 1918. Cette rigidité résulta en fait de décisions, étrangères à la logique opérationnelle, qui furent prises pour rassurer les alliés de l’Allemagne, les Bulgares notamment.
Les commandants d’armées étaient les premiers à préconiser de vastes replis sur des positions préparées à l’avance, mais les craintes que nourrissait l’ohl d’un retrait du conflit de ses alliés étaient telles qu’elle refusa de tenir compte de leurs desiderata. Surestimant leurs capacités défensives, elle sous-estima la puissance offensive des Alliés occidentaux. La menace que représentaient les chars avait beau être bien identifiée depuis le 8 août 1918, les Allemands n’imaginaient pas encore tout le parti que leurs ennemis pouvaient tirer de cette arme nouvelle ni la mobilité stratégique que leur conférait leur parc de véhicules à moteur29 et l’équipement ferroviaire désormais très complet de leur front.
Longtemps habitués à des attaques alliées menées et poursuivies dans une direction unique, l’ohl se convainquait que les armées allemandes pourraient faire face. À la suite de la contre-offensive française du 18 juillet dans le Soissonnais, elle crut par exemple que les Français poursuivraient leur effort vers le Chemin des Dames où il serait aisé de les arrêter. Elle raisonnait encore selon ce schéma à l’issue de l’offensive alliée du 8 août, espérant que des replis partiels encourageraient les armées alliées à poursuivre leur progression sur le terrain ravagé compris entre la Somme et l’Oise30.
Les mesures prises par l’ohl firent en réalité le jeu des Alliés. Fin juillet 1918, à la suite de l’adoption par Foch de la méthode offensive préconisée depuis 1915 par Pétain31, il n’était en effet plus question de multiplier les attaques dans une même direction en raison des rendements décroissants qui en résultaient. Fortes de leur mobilité stratégique, les armées alliées agiraient désormais en lançant des attaques successives sur toute la largeur du front. Ne laissant aucun répit aux armées allemandes, cette méthode permettrait d’user leurs forces et leur interdirait de se rétablir dans de bonnes conditions, sur des positions préparées à l’avance, comme ils avaient eu le loisir de le faire en mars 1917.
Les replis de faible amplitude ordonnés par l’OHL, pour ne pas inquiéter les membres de la Quadruplice, permirent aux offensives répétées des Alliés d’obtenir d’importants résultats. Pour les Allemands, la situation était d’autant plus critique que leurs réserves, qui manquaient de mobilité par rapport aux Alliés, s’épuisaient en mouvements incessants d’un point à l’autre du front. Ces derniers n’auraient d’ailleurs pas agi selon un rythme aussi rapide sans la crainte déjà évoquée plus haut d’une retraite allemande de grande amplitude, car cette manière de procéder avait pour effet de désorganiser leurs grandes unités et plus particulièrement les unités de chars. Ainsi, « faute d’une réserve, qu’il n’a[vait] pas été possible de constituer d’avance, les bataillons » étaient « envoyés au combat au fur et à mesure de leur formation, poussée avec une rapidité extrême » et on laissait « à peine aux unités sortant du feu le temps de reconstituer leur personnel et leur matériel »32. Celles-ci ne pouvaient en effet pas être employées plus de deux ou trois jours d’affilée sans que leur potentiel soit fortement atteint ; et des pauses importantes étaient en outre indispensables pour la remise en état des engins et, surtout, pour le remplacement des membres d’équipage mis hors de combat par du personnel convenablement instruit et formé.
Début septembre, le Grand Quartier général (gqg) de Foch réalisa que le projet allemand d’une ligne Anvers-Strasbourg, dont il avait été informé, n’avait donné lieu à aucune réalisation concrète33. Dès lors, la perspective d’une victoire avant la fin 1918 s’offrait aux Alliés, ce qui poussa Foch à presser encore le mouvement, si bien que les Allemands furent bientôt dans une situation intenable. En octobre, les signes de fatigue se multiplièrent. Le 5 marqua « le commencement de la débâcle. […] L’ennemi encombr[ait] les routes en désordre sous nos bombardements aériens, abandonnant un immense matériel. Les prisonniers se rend[ai]ent par milliers »34.
- La défaite allemande à l’Ouest minimisée grâce à l’Orient
Le front d’Orient ne joua donc pas le rôle direct qui aurait pu être le sien dans la victoire de l’Entente en 1918, du fait des craintes de dispersion des efforts des chefs alliés qui avaient les yeux fixés sur le front du Nord et Nord-Est où ils étaient convaincus que la décision interviendrait. Lorsqu’ils donnèrent leur accord à Franchet d’Espèrey pour une offensive de grande envergure, il était trop tard. Le sort de la guerre était déjà scellé sans que beaucoup de responsables politiques ou militaires le réalisent. Bien renseigné, Foch faisait sans doute partie des rares chefs qui entrevoyaient désormais la perspective d’un succès avant la fin de l’année, au vu de la manière dont les Allemands conduisaient leurs opérations défensives.
Si l’offensive de Franchet d’Espèrey n’eut finalement que des conséquences limitées sur l’issue de la guerre, cela résulta donc, paradoxalement, de l’influence indirecte que le front d’Orient avait exercée sur le déroulement des opérations à l’Ouest. L’effondrement de la résistance allemande fut en effet facilité par les impératifs de propagande, contraires à la logique opérationnelle, que l’ohl imposa à l’action pour rassurer la Quadruplice, fragilisée par le départ des forces allemandes des Balkans.
Le succès allié fournissait en tout cas à l’ohl un excellent moyen de masquer la situation catastrophique dans laquelle se trouvaient les armées allemandes de l’Ouest au début du mois de novembre 1918. Derrière un front dont l’intégrité était maintenue à grand peine, elles étaient en réalité au bord de la rupture, comme en témoignent les renseignements précis dont disposait alors le deuxième bureau du gqg français. L’effondrement du front des Balkans et l’armistice bulgare contribuèrent ainsi à donner consistance à la légende du « coup de poignard dans le dos ».
1 Appellation utilisée par l’armée française pour désigner le front s’étirant de la mer du Nord à la Suisse, les Allemands parlant eux du front de l’Ouest.
2 Culminant à 1875 mètres et situé au nord de la Moglena.
3 Voir P. Hindenburg, Aus meinem Leben, Leipzig, G. Hirzel, 1920, p. 366.
4 L’opération Michael.
5 Ludendorff, Meine Kriegserinnerungen, t. II, p. 551.
6 Ainsi que les autres alliés de l’Allemagne, également inquiets.
7 Cette alliance comprenait l’Allemagne, l’Empire austro-hongrois, la Turquie et la Bulgarie.
8 « Die Ursache des Deutschen Zusammenbruchs im Jahre 1918 », Rapport du Reichstag, vol. I, p. 23. Cité par D. Lloyd George, La Victoire, Paris, Éditions de la Nouvelle Revue critique, 1937, p. 11.
9 Dans le cadre de l’opération Alberich, qui prit le général Nivelle au dépourvu et contribua à l’échec de son offensive.
10 Qui arriva d’ailleurs après la rupture de la ligne Siegfried par les Alliés.
11 Ce fut en réalité la Russie qui entrava l’action allemande à l’Ouest, en dépit des traités d’armistice et de paix de Brest-Litovsk. Pour tenir les territoires de l’Est, arrachés aux bolcheviques et dont ils espéraient exploiter les ressources, les Allemands y maintinrent quarante-six divisions en mars 1918. Elles étaient encore trente et une en novembre Voir R. Castex, Théories stratégiques, t. V, Paris, Economica, 1997, p. 466, et A. von Kühl, Die Kriegslage im Herbst, 1918.
12 Ibid.
13 Télégramme du 6 juin1918, in Gal Mordacq, Le Ministère Clemenceau, Journal d’un témoin, t. II, Paris, Plon, 1930, pp. 254-255.
14 A. von Kühl, op. cit., p. 11.
15 Servies par un personnel majoritairement bulgare. À ces unités, il convient d’ajouter vingt détachements de mitrailleuses ainsi que quelques cadres des états-majors et services.
16 br n° 742 du 30 août 1918, shd-gr 20n496.
17 brq du 5 au 20 juin 1918.
18 Ibid.
19 Les troupes manifestèrent « un certain plaisir à la nouvelle de la défaite allemande ». brq du 17 août.
20 Ibid. Un effectif de deux millions fut annoncé, correspondant en fait à celui de l’armistice.
21 Extraits de l’exposé du 4 octobre 1918 à Londres, in D. Lloyd George, op. cit., p. 167.
22 Ibid.
23 Les Alliés attaquaient son moral par le biais d’une propagande à base de tracts et d’actions diplomatiques, américaines notamment. Les États-Unis n’étant pas en guerre contre la Bulgarie, ils y avaient conservé une mission.
24 Ils comptaient sur la négociation pour que la Bulgarie se retire du conflit.
25 Susceptible d’être suivi d’une contre-offensive similaire à celle de la Marne en 1914. Voir R. Tournès, op. cit., p. 206.
26 Du seul côté franco-américain, près de treize mille chars, neuf cents canons auto-mouvants et des milliers d’avions. Voir Cdt en chef (b3), Étude sur la bataille de 1919 et Notes annexes, n° 10768 du 29 août 1918, adressées au commandant en chef des armées alliées, le 8 septembre, afgg, VII, I, 2, annexe n° 1036.
27 R. Tournès, Histoire de la guerre mondiale, t. IV, Paris, Payot, p. 203.
28 Aussi la percée alliée dans les Balkans eut une répercussion directe sur le moral de l’Allemagne, l’annonce de l’armistice bulgare amenant la démission du chancelier Hertling et causant de nombreuses manifestations.
29 De deux cent mille unités en 1918, contre quarante mille pour les Allemands.
30 Cdt Laure, Au 3e bureau du 3e gqg (1917-1919), Paris, Plon, 1921, p. 194.
31 À la suite de l’échec de l’offensive d’Artois, pendant laquelle il commandait le 33e corps.
32 Cpt Dutil, Les Chars d’assaut, Paris, Berger-Levrault, 1919, p. 181.
33 Gal Mordacq, op. cit., p. 227. Foch était alors très bien renseigné grâce aux reconnaissances aériennes du groupement Weiller.
34 De Cointet, Souvenirs de la guerre 1914-1918, vol. III, p. 177. shr-gr 1k87.