La lutte contre le trafic d’antiquités a très récemment attiré l’attention des médias espagnols sur un fragment d’inscription romaine exceptionnel apparu en Andalousie. Daté des premiers jours du règne de Tibère, en 14 de notre ère, juste après la mort d’Auguste, il garde trace d’une décision prise par les autorités dans le moment critique de la succession du premier empereur, à l’instant même où, sur le Rhin et sur le Danube, les armées, apprenant la mort du Prince, se mutinent, exaspérées par des conditions de service éprouvantes. Le texte est très lacunaire et son interprétation exacte encore à établir, pourtant, dans le court passage qui nous en a été conservé, on retrouve les mentions d’Auguste et de Tibère, et on peut lire distinctement le mot obsequium : l’obéissance soumise. Si, en ce moment politiquement délicat, les soldats sont rappelés à leur déférence, ce n’est sans doute pas seulement parce que le pouvoir impérial a besoin de contrôler étroitement l’outil du monopole de la force, mais aussi parce que cette obéissance est partie prenante alors de l’identité militaire romaine et constitue l’une des vertus des armées.
Cette injonction à ce que nous pourrions appeler la discipline ne peut se comprendre qu’à la lumière d’un triple contexte, social, politique et culturel, déterminant les valeurs de l’armée romaine. Or, précisément, le long règne d’Auguste a bouleversé ces contextes. Même si elle ne s’avoue pas en tant que telle, une monarchie s’est imposée à la res publica et dirige désormais la cité, tandis que l’armée est profondément transformée par un processus de professionnalisation. Pour autant, le système de valeurs reste fondamentalement organisé par l’attachement au passé, au mos maiorum, les usages des ancêtres, normes et exemples qui doivent guider les actions. Le pouvoir impérial s’emploie donc à célébrer les formes et les valeurs républicaines : même s’ils n’ont plus de pouvoir décisif, ce sont les consuls qui apparaissent toujours en tête du document espagnol. Considérer les valeurs de l’armée romaine, c’est donc explorer la réinterprétation constante d’héritages multiples.
Il est difficile de saisir les valeurs de l’armée romaine aux époques les plus hautes. Comme l’a montré Mathieu Engerbeaud1, les premières guerres de Rome n’ont cessé d’être réécrites et reformulées. Leurs récits tardifs visent souvent moins à dire la vérité d’un passé mal connu qu’à énoncer un enseignement moral et politique. Les valeurs mises en avant sont souvent celles de l’époque du rédacteur de ces histoires édifiantes. Pour autant, les périodes les plus anciennes n’ont pas été sans legs. Rituels et mythèmes ont sans doute conservé des conceptions très anciennes du monde, de la société et du combat, définissant implicitement un cadre de valeurs – on peut ainsi songer aux trois péchés du guerrier dégagés par le comparatisme dumézilien (offense religieuse ou morale, lâcheté, faute sexuelle).
La Rome archaïque, de la royauté aux premiers siècles de la république, s’est choisi la guerre comme valeur. Les Romains sont fils de Mars : le combat est valorisé et valorisant. Le cadre conceptuel de la guerre est alors celui d’une aristocratie de l’âge du fer méditerranéen précocement connectée à l’imaginaire de la guerre grec : au vie siècle av. J.-C., la tombe des taureaux de Tarquinia montre Achille tendant une embuscade à Troïlos. La guerre est affaire d’homme libre ; on ne peut la mener que face à quelqu’un avec qui on entretient une position de réciprocité ; les meilleurs s’y révèlent et laissent la trace de leur mémoire. La mise en place d’institutions capables d’intégrer un groupe social et démographique important sert ces aristocraties en leur donnant des troupes plus nombreuses, en même temps qu’elle change inévitablement le cadre du jeu politique en l’élargissant. L’exploit individuel cède devant les exigences de la discipline collective.
La paix impose aussi ses propres valeurs. Le temps de la cité se construit dans l’alternance des deux périodes et de leurs exigences. Le retour du guerrier est craint dans la Ville ; il importe de le déprendre et de le purifier de la furor des combats, quand bien même cette dernière sert à protéger la cité. Tel est le sens des rituels imposés à Horace au retour de son combat contre les Curiaces, après qu’il a tué sa sœur. Dès lors, il faut passer de valeurs guerrières à des valeurs militaires : le soldat (miles) est un citoyen (cives) et inversement.
Avec la constitution de la cité censitaire, quelle que soit la date où l’on place ce processus, entre Servius Tullius (vie siècle av. J.-C.) et Appius Claudius Caecus (IVe siècle av. J.-C.), les structures politiques et les structures militaires se répondent. L’armée romaine naissante ne peut alors avoir de valeurs et de vertus qui lui soient propres. Celles-ci sont celles de la cité, ou plus exactement de la part de la cité, les citoyens les plus aisés, appelée à la fois à servir le plus souvent au combat et à se voir reconnaître un pouvoir de décision supérieur. La guerre, récurrente et ordinaire, est le lieu où se défendent les droits des citoyens et l’existence collective de la cité, res publica. Elle construit la libertas de Rome ; les citoyens chefs de famille, pater familias, y défendent leurs biens communs et privés, la patria. Pour ces citoyens les plus riches, le temps passé aux armées est alors le cadre où illustrer leur valeur, démontrer la virtus, le courage et la vaillance virile qui font leur mérite.
L’aristocratie romaine du IIIe siècle av. J.-C. est profondément marquée par ces valeurs masculines – la mollitia des femmes est un repoussoir – et martiales. Ses actions méritoires trouvent leur rétribution dans la notoriété qui en résulte, qui peut entraîner réussite politique et autorité dans la cité. Ce prestige, c’est l’honos, étudié par Mathieu Jacotot2 et qui ne se laisse pas réduire à notre catégorie d’honneur. Si l’honos ne naît pas nécessairement du service à l’armée, il trouve dans le succès militaire une « source privilégiée » en ce qu’il démontre la possession de la virtus. L’excellence au métier militaire devient un élément fondamental dans la définition d’une aristocratie romaine animée par une puissante concurrence interne, rythmée par des campagnes militaires et électorales annuelles, dont la plèbe aisée est l’instrument des premières et l’arbitre des secondes. Honos, l’honneur, n’est donc pas tant une valeur militaire que la rétribution de capacités martiales employées au profit de la cité, la conséquence des vertus de l’armée et de ses membres.
Honos est un dieu à Rome, une « force puissante » divine, qui donne naissance au prestige et reçoit son principal temple en 233 av. J.-C., avant que Marcellus, le conquérant de Syracuse, ne le complète, en 208 av. J.-C., en lui adjoignant un sanctuaire à Virtus. Dès lors Honos et Virtus sont fortement associés aux armées. Leur culte se retrouve plus tard au sein de colonies de vétérans installées à l’époque césarienne : Arles et Narbonne ont un collège dédié à Honos et Virtus. Dans les camps légionnaires de l’époque impériale, on retrouve le culte de Virtus et celui de l’Honos Aquilae, l’honneur de l’aigle de la légion.
Comme ces cultes en témoignent, l’armée romaine, comme la cité dont elle est l’émanation, ne peut donc concevoir son action qu’en accord étroit avec un panthéon complexe habitant lui aussi la cité. La pietas est ainsi aussi une valeur fondamentale de l’armée romaine. La constitution de l’armée ne saurait se faire sans le rituel de la lustratio et son triple sacrifice, d’un bovin, d’un ovin et d’un porc. Comme toute action publique et politique à Rome, le domaine des armes ne peut se passer d’un ritualisme religieux destiné à gagner la bienveillance divine, la pax deorum. Pour avoir le consentement divin, la guerre engagée doit aussi s’inscrire dans le respect scrupuleux des formes du droit ; elle doit être une guerre juste, un bellum iustum.
Il faut veiller toutefois à ne pas projeter notre propre système de valeurs sur ces notions romaines. Malgré la proximité étymologique, l’écart est grand entre la pietas romaine et notre piété. La pietas est le respect des devoirs sociaux, et ne concerne pas que la sphère des dieux et du religieux ; elle s’exerce dans la famille entre un père et ses enfants, entre un maître et ses affranchis, entre un citoyen et les magistrats. La pietas des armées célèbre aussi leur discipline et leur loyauté. En outre, Rome ne se bat pas pour ses dieux, mais avec eux, et aussi avec ceux de l’ennemi qu’elle peut inviter dans sa cité. La religion romaine n’est pas affaire de croyance ou de conviction, elle est une orthopraxie où la seule obligation est celle du rituel. De même la guerre juste ne l’est pas au sens moral, mais parce que les formes du ius, du droit, ont été suivies à la lettre.
Cette pietas attache bien sûr fortement l’armée à la figure de Mars, guerrier et protecteur, mais surtout à celle de Jupiter, le dieu souverain, celui vers qui s’achemine la procession du triomphe, celui à qui on peut offrir les dépouilles prises à l’ennemi. Par la figure de Jupiter, c’est la souveraineté majestueuse du peuple romain qui s’impose comme valeur première de l’armée. La victoire en est à la fois l’instrument et le signe. Rome se bat pour la Victoria et a écrit son histoire militaire de ce point de vue : la défaite ne peut être qu’une étape formatrice avant l’issue nécessairement positive du conflit et Rome s’acharne à « maintenir la posture de victoire par-delà la défaite »3.
Lorsqu’en 101 av. J.-C., Marius, vainqueur des Cimbres et des Teutons, reproduit le geste de Marcellus en élevant un temple à Honos et à Virtus, la continuité apparente ne doit pas masquer les profondes ruptures qui commencent à apparaître. Les valeurs et les vertus de l’armée étaient celles d’une aristocratie soudée et d’une cité unie, or la première a perdu sa cohésion et la seconde est au bord de la guerre civile. D’une part, l’extension de l’empire et les conquêtes ont modifié la distribution de l’honos : de plus en plus le prestige guerrier se concentre dans les mains de quelques grands chefs de guerre, les imperatores. La concurrence aristocratique n’est plus l’émulation d’un groupe de pairs, mais un jeu d’ambitions déréglées. D’autre part, le cadre de la cité censitaire est remis en cause : l’égalité géométrique, qui conférait plus de droits aux plus riches en échange de leur investissement militaire plus important, se heurte à des limites marquées. Face à des campagnes longues, lointaines et parfois sans perspective de butins, comme en Hispanie, les recrutements deviennent plus difficiles. Saisissant la situation, une partie de l’aristocratie prend partie pour la plèbe. En 107 av. J.-C., Marius a abandonné la procédure de recrutement censitaire, ouvrant son armée à tous les citoyens volontaires.
L’historiographie, antique et plus encore moderne, a souvent insisté sur cette décision qui aurait transformé les armées romaines, et avec elles leurs valeurs et leurs vertus. Composées de prolétaires avides de butins, elles auraient perdu de vue les valeurs civiques pour ne suivre que leurs chefs. Avec François Cadiou, il faut faire justice de cette « armée imaginaire ». D’une part, le recrutement censitaire continue à être attesté jusqu’à la fin de la république, d’autre part, la société romaine ne semble pas se démilitariser au profit d’une partie de la population qui se professionnaliserait dans le domaine des armes. À cette époque encore, « être un soldat, pour un Romain, c’est être un citoyen »4 et, pour les Romains ordinaires, l’armée est le lieu de l’affirmation d’une masculinité civique, l’accès à un prestige et à une identité reconnue.
Les guerres civiles de la fin de la république n’effacent pas les valeurs civiques dans l’armée romaine, et les imperatores haranguent leurs troupes en ayant soin de défendre la légitimité politique de leur cause. Cassius s’adressant à ses soldats les décrit comme ceux de Rome, ajoutant : « Et nous, les généraux romains, nous sommes vos camarades5. » Le dernier siècle de la république et les guerres civiles n’en ont pas moins vu s’imposer de nouvelles valeurs et de nouvelles vertus : un imperator comme Sylla met en avant sa felicitas, César sa clementia, tandis que la concordia s’impose comme idéal pour une partie croissante de la classe dirigeante.
Dernier vainqueur des guerres civiles et seul maître des armées après Actium, Octave, devenu Auguste en 27 av. J.-C., sut placer ses actions militaires dans le cadre des valeurs et des vertus militaires romaines traditionnelles. En les faisant graver sur un bouclier d’or, le Sénat en sanctionna la reconnaissance : virtus, clementia, iustitia et pietas caractérisaient le nouveau maître de Rome, dont l’auctoritas était sans égale.
L’époque augustéenne propose une récapitulation du passé romain, tant dans les statues du temple de Mars Ultor que dans les écrits de Tite-Live, exaltant ses vertus militaires au moment où elle opère une profonde transformation de l’armée. Désormais, les soldats sont des professionnels qui s’engagent pour une longue durée en théorie déterminée à l’avance. Leurs unités sont pérennes et se fixent aux frontières de l’empire. Un lien personnel très fort existe dorénavant entre le prince et les soldats, « milites mei », dit Auguste. Pour autant les conceptions antérieures ne sont pas abolies. Si le soldat fait le serment de rester fidèle à la maison d’Auguste, c’est pour assurer le salut de l’empire. Même professionnelle, l’armée reste civique, et le soldat sert et meurt pour la res publica, elle aussi présente dans son serment.
Le maintien de cet attachement des soldats à un imaginaire civique doit être souligné. Jean-Michel Carrié a bien mis en lumière comment les représentations des soldats sur leurs pierres tombales montrent sous l’empire le maintien de l’idéal citoyen et civil chez ceux-ci. Au début de l’empire, ils se font représenter en armes – ils défendent activement Rome dans des contrées barbares, leur virtus fonde leur dignité. Avec le temps, la stabilisation des garnisons et la romanisation croissante des régions frontières, ils figurent en toge, dans le cadre du banquet familial. Les particularités de leur métier ne les ont pas exclus du monde de la cité. Face à cela, les sources littéraires présentent surtout les convictions des élites et de la plus haute aristocratie. Bien des éléments manquent pour retracer la culture de guerre des soldats. Toutefois, la période du haut-empire est un peu plus riche en informations, et permet d’observer le dialogue entre les valeurs et les vertus promues par le commandement et par l’aristocratie et celles choisies et pratiquées par les soldats. La question existait déjà auparavant, mais elle est plus difficile à cerner : César nous dit qu’il a honoré des officiers allobroges en raison de leur virtus qui les rendait aussi chers à l’armée6.
À partir d’Auguste, l’empereur est donc le principal prescripteur des valeurs de l’armée. Il est dorénavant le seul arbitre de l’honos pour les aristocrates qui continuent à occuper les postes d’officiers supérieurs et généraux. Il décide des promotions, attribue les décorations et les rétributions. Dès lors, il doit être l’incarnation de la virtus. Les vertus des officiers ne peuvent être qu’à son service et les formes suprêmes de l’honneur sont monopolisées par lui : seuls l’empereur et ses héritiers peuvent triompher.
Une telle situation interroge profondément les valeurs du groupe aristocratique. Face à un empereur jugé tyrannique ou incompétent, les sénateurs peuvent revendiquer les valeurs et les vertus militaires passées, et déplorer le mauvais prince qui limite la grandeur romaine en bridant des généraux dont il peut craindre la valeur supérieure à la sienne. Tacite célèbre ainsi la mémoire de son beau-père Agricola pour conspuer celle de l’empereur Domitien qui, par crainte d’être éclipsé par la réussite de celui-là, l’aurait fait rappeler de Bretagne à Rome, mettant fin à sa possible conquête totale de l’île.
Pour ces aristocrates, le récit de l’impossibilité de la vertu militaire individuelle est en fait le constat de la perte collective du pouvoir politique. L’exaltation de la figure militaire et de leur excellence, à l’instar d’Agricola ou de Corbulon, devient alors l’élément d’une affirmation voire d’une protestation aristocratique face au lien de l’empereur à son armée, toujours susceptible de menacer leur position. Il est donc important de toujours rappeler au soldat sa nécessaire obéissance (obsequium) et d’en exiger les signes visibles, notamment par le travail (labor) et la sueur (sudor). Le soldat ne saurait être inactif, et on célèbre l’industria, le zèle, du bon soldat et du bon officier. Par ce rappel au devoir, il s’agit surtout de dénier aux troupes toute autonomie politique, en particulier après le retour des guerres civiles lors de l’année des quatre empereurs (juin 68-décembre 69), lorsque certaines armées ont choisi les empereurs : l’œuvre de Tacite est traversée par cette image du soldat sans chef et donc, à ses yeux, sans valeur ni vertu.
Pour un empereur, il importe de ce fait au plus haut point de garder le lien avec ses armées, et de promouvoir les valeurs et les vertus garantissant leur loyauté, permettant de se prémunir contre une usurpation appuyée par une armée provinciale. Discours, lettres, mesures juridiques, représentations plastiques, frappes monétaires sont autant de moyens par lesquels il peut communiquer à ses armées les valeurs et les vertus qui assurent ce lien. On attend des armées, en particulier dans les périodes tendues, la fides, loyauté fidèle, mais aussi crédit sur lequel on peut compter, et la concordia. On célèbre la pietas des troupes : les rituels militaires entretiennent un patriotisme romain ainsi qu’un attachement à la fonction et à la famille impériale, objets de nombreuses célébrations religieuses, manière aussi de rappeler le soldat aux devoirs de son serment. Il importe aussi au prince de mettre en lumière la victoria, qui démontre ses capacités et le soutien accordé par les dieux et la Fortune.
Pour vaincre, il s’agit donc aussi de conserver les capacités militaires des troupes. À ce titre, il faut insister sur la polysémie de la disciplina romaine et sur son importance comme valeur et comme vertu : elle n’est pas que discipline au sens d’obéissance, elle est aussi discipline au sens des disciplines scolaires, une connaissance qu’il faut acquérir. Cette acquisition se fait par l’exercice, exercitatio, sur lequel le prince doit veiller, parfois avec zèle comme dans le cas d’Hadrien. Ses discours à l’armée d’Afrique, au IIe siècle de notre ère, célèbrent l’efficacité et l’énergie des troupes, vertus que l’on retrouve dans des inscriptions des soldats, comme lorsqu’un centurion commémore, un siècle plus tard, la construction d’une porte dans son camp, à Bu Njem.
En retour de leur engagement et de leur loyauté, les soldats attendent la reconnaissance de leur mérite et de leur dignité, et c’est aussi le sens des primes ou des privilèges juridiques qui leur sont accordés. Aussi ne doit-on pas s’étonner que les empereurs aient fait figurer sur bien des monnaies destinées à payer cette armée professionnelle profondément hiérarchisée, aux statuts nombreux et divers, la figure d’aequitas, cette juste équité qui organisait la cité censitaire des temps de la république.
Une partie de ces valeurs et de ces vertus se sont transmises aux époques médiévales et modernes. À la fin de l’Antiquité, les chrétiens se sont volontiers représentés en miles christi, soldats du Christ, exaltant les valeurs de dévouement, de piété et de sacrifice. Avec la Renaissance et l’humanisme, c’est plus la lecture aristocratique des vertus de l’armée romaine qui est mise au service des armées modernes. Ainsi, en se saisissant des multiples réécritures que les Romains avaient faites de leur passé, les lettrés européens se créèrent un imaginaire antique, en particulier à travers les lectures de Plutarque, de César et de Tacite, constituant un fond d’exemples de vertus et de valeurs pour leur propre expérience militaire, exaltant peut-être plus la république que l’empire. Machiavel relit Tite-Live et veut y retrouver un idéal militaire, Don Sancho de Londoño veut restaurer la discipline antique et Juste Lipse imagine des soldats professionnels véritables stoïciens en armes, des idées qui se retrouvent chez Nassau, Gustave-Adolphe ou Turenne. Le modèle romain accompagne ce que l’on a pu appeler l’entrée dans les sociétés de discipline.
Mais si la bibliothèque de Brienne était remplie de classiques où puisèrent nombre de futurs officiers, dont le jeune Napoléon, entre Romains et modernes l’écart s’était creusé : l’horizon chrétien s’était imposé et le cadre civique s’était effacé. Les soldats citoyens étaient le cœur des armées antiques, les officiers celui des armées modernes. Le sens des mots avait changé : l’honneur de la Légion d’honneur de l’Empire napoléonien hérite plus des sentiments des aristocraties médiévales et modernes qu’il ne recouvre le domaine d’honos.
1 M. Engerbeaud, Rome devant la défaite (753-264 av. J.-C.), Paris, Les Belles Lettres/ministère des Armées, 2017, et Les Premières Guerres de Rome (753-290 av. J.-C.), Paris, Les Belles Lettres, 2020.
2 M. Jacotot, Question d’honneur. Les notions d’honos , honestum et honestas dans la République romaine antique, École française de Rome, 2013.
3 M. Engerbeaud, Rome devant la défaite, op. cit., p. 203.
4 Cl. Nicolet, Le Métier de citoyen dans la Rome républicaine, Paris, Gallimard, 1988, p. 128, cité par F. Cadiou, L’Armée imaginaire. Les soldats prolétaires dans les légions romaines au dernier siècle de la République, Paris, Les Belles Lettres, 2018, p. 409.
5 Appien, Ciu. 4, 98 cité par F. Cadiou, op. cit., p. 264.
6 César, Guerre civile, III 59, 2-3.