« Maintenant, que chaque guerrier s’efforce
d’atteindre le sommet de cette vertu
Avec cœur, sans abandonner le combat ! »
Tyrtée (fragment 12, vers 43-44)
- Une poésie éthique
La guerre de Troie, l’ardeur des combats entre Grecs et Troyens, le duel du divin Achille aux pieds légers et d’Hector au casque étincelant… Tels sont les souvenirs qui reviennent en mémoire à qui l’on évoque guerre et poésie grecque, souvenirs d’une œuvre homérique qui chante les exploits des héros et les fait accéder à une gloire impérissable, le κλέος ἄφθιτον1.
Pourtant l’épopée n’a pas le monopole de l’évocation guerrière dans la poésie grecque antique, puisque certains poètes élégiaques de la fin du viiie et du milieu du viie siècle avant notre ère ont également fait des « travaux d’Arès2 qui fait verser d’abondantes larmes »3 le cœur de leur chant. Les poètes Callinos et Tyrtée, principaux représentants de ce genre4, dont il ne nous reste que des fragments, n’y célèbrent pas des héros du passé, mais convoquent et s’adressent à leurs contemporains. En effet, dans cette poésie, il ne s’agit pas tant de narrer des combats que d’inviter les soldats à l’action. Les fragments s’apparentent tous à des exhortations : « Eh bien ! Que chacun s’élance droit, en levant sa javeline et après avoir pelotonné son cœur vaillant sous son bouclier, au moment où commence la mêlée5 ! » Et certains de Tyrtée sont même des chants de guerre entonnés par les soldats quand ils montaient à l’assaut. Or cette exhortation est indissociable d’une éthique du guerrier : son action est intrinsèquement morale. Nombre des fragments s’ouvrent par un vocabulaire axiologique6 : « C’est un splendide honneur pour un homme de combattre pour sa terre, ses enfants et son épouse légitime »7, « car mourir est une belle chose, à qui tombe parmi les combattants des premières lignes »8. Pour l’encourager, le poète présente au soldat la finalité et les moyens de sa mission, ce pourquoi il doit se battre et les qualités dont il doit faire preuve.
- La valeur suprême : l’intérêt commun
À l’individu qui doit tenir « la vie pour méprisable et pour aussi aimables que les rayons du soleil les noirs génies de la mort »9, qui doit se faire « un cœur grand et fort dans la poitrine »10, le poète rappelle la destination, le sens de son sacrifice. En effet, le corpus élégiaque ne loue jamais ces vertus (courage, sens du sacrifice…) pour elles-mêmes. Elles n’ont de valeur que dans la mesure où elles sont au service de l’intérêt public. Cette subordination des vertus à la recherche de l’intérêt commun est particulièrement sensible dans le fragment 12 de Tyrtée : « Je ne ferais mémoire ni ne prendrais en compte un homme pour ses prouesses à la course ou à la lutte, pas même s’il avait la taille et la force des Cyclopes, qu’il battait à la course le Borée thrace, pas même s’il surpassait en beauté Tithon, qu’il était de beaucoup plus riche que Midas et Cinyras, pas même s’il était plus royal que Pélops, fils de Tantale, et qu’il avait la voix plus douce à la persuasion qu’Adraste, pas même s’il avait toutes les gloires, sauf celle du courage impétueux. […] Voilà le mérite, voilà la récompense humaine la meilleure et la plus belle à remporter pour un homme jeune. C’est un bien commun pour la cité et pour le peuple tout entier. »
Par le biais d’un priamel11, le poète établit une hiérarchie de vertus en opposant celles qui ne valent pas qu’on les honore et celle qui est vraiment importante. Toutes les vertus d’ordinaire louées et recherchées (habileté, taille, prestance, richesse, puissance, éloquence, gloire…) sont ici rejetées parce qu’elles ne servent qu’un intérêt personnel et non collectif. De fait, si la seule qui importe à Tyrtée est le courage à la guerre, si elle est reconnue comme un « bien », c’est parce qu’elle est mise au service du peuple, de la communauté. C’est donc l’intérêt commun qui prime sur toutes les autres considérations : « Le guerrier le plus méritant n’est pas, comme chez Homère, celui qui accomplit les exploits personnels les plus brillants : c’est celui qui, se dévouant à l’intérêt collectif de la cité, constitue pour elle un “bien commun”, ξυνὸν δ᾿ἐσθλὸν12. » Ainsi donc, pour les poètes élégiaques, peu importe qui accomplit l’action, seule compte sa destination. En cela, il y a dans cette poésie une réelle transformation de l’éthique guerrière : le guerrier n’est plus un simple soldat ; il devient citoyen-soldat dans la mesure où il combat non pour sa gloire propre, mais pour la communauté à laquelle il appartient.
- La force du collectif
Le citoyen-soldat présenté dans les élégies guerrières se bat donc pour la communauté, pour sa cité, au sein d’un groupe plus petit, la troupe, présentée comme une cité miniature. Non seulement valeur à défendre, la communauté est donc aussi une vertu intimement liée à l’organisation des combats. De fait, les poèmes de Tyrtée et de Callinos évoquent une nouvelle façon de faire la guerre qui se développe à partir du viiie siècle av. J.-C. : la phalange hoplitique. Les hoplites, fantassins qui tirent leur nom du bouclier rond qui les protège, combattent en formation serrée : « Les hoplites étant au coude à coude en rang, sur plusieurs lignes de profondeur. Le bouclier protège le côté gauche de l’hoplite, son flanc droit est protégé par le bouclier de son voisin de rang13. »
Dans la mesure où les soldats sont interdépendants, où la vie et l’action de chacun sont intimement liées à celles des autres au sein de la phalange, ce mode de combat appelle deux vertus complémentaires que met en exergue l’élégie guerrière : le fait de garder son rang dans la phalange et la nécessaire solidarité entre les combattants. Ainsi peut-on lire chez Tyrtée : « Eh bien, jeunes hommes ! Combattez en tenant bon les uns auprès des autres, et ne donnez pas l’exemple de la fuite honteuse ni de la panique14. » Cette exhortation au combat présente en effet l’action de résistance commune comme la condition nécessaire de la victoire : en dehors de la phalange, point de salut ! Dans une telle configuration, la lâcheté est en effet criminelle puisqu’elle entraîne la dislocation de la phalange. L’hoplite fait donc partie d’un tout uni par et pour lequel il se bat : « Le groupe n’est plus une collection d’individus plus ou moins liés les uns aux autres, mais une entité qui les transcende15. » Le collectif apparaît donc dans la poésie élégiaque comme le but et le moyen même de la victoire.
- Idéal du soldat, idéal du citoyen
L’élégie guerrière, en se faisant l’écho des mutations militaires qui se produisirent à partir du viiie siècle av. J.-C., participe de l’instauration d’une nouvelle échelle de valeurs où l’intérêt commun prime sur la gloire personnelle. Tyrtée et Callinos dessinent dans leurs poèmes les contours du bon soldat, présenté comme « cellule agissante d’un tout »16. Or, en présentant ce modèle de « l’homme bon à la guerre »17, les élégiaques esquissent en même temps le portrait de tout bon citoyen, dans la mesure où « dans le modèle de la cité hoplitique, l’armée ne forme pas plus un corps spécialisé avec ses techniques particulières, des formes propres d’organisation et de commandement, que la guerre ne constitue un domaine à part qui exigerait d’autres compétences, d’autres règles d’action que la vie publique. […] L’organisation militaire s’inscrit sans coupure dans l’exact prolongement de l’organisation civique »18. Est bon citoyen qui, comme le soldat, place l’intérêt de la communauté au-dessus du sien propre, ou plutôt, place son intérêt personnel dans celui de la communauté.
1 Homère, Iliade, IX, vers 410 à 416. Dans ces vers, le guerrier Achille révèle qu’il préfère une vie brève mais remplie de gloire à une vie longue mais privée de la noble gloire.
2 Dans la mythologie grecque, Arès est le dieu de la guerre offensive et de la destruction, quand Athéna est la déesse de la stratégie guerrière.
3 Tyrtée, fragment 11, vers 7, édition de M. L. West, Iambi et Elegi Graeci Ante Alexandrum Cantati, vol. II, Oxford, 1992 (2e édition).
4 Dans notre texte, l’expression « poésie élégiaque » renverra principalement aux poèmes de Callinos (poète éphésien de la première moitié du viiie siècle av. J.-C.) et de Tyrtée (poète spartiate du viie siècle av. J.-C.).
5 Callinos, fragment 1, vers 9-11, édition de M. L. West, op. cit..
6 L’axiologie (du grec ἀξία, « le prix », « la valeur ») est une branche de la philosophie s’intéressant aux valeurs.
7 Callinos, fragment 1, vers 6-7, ibid..
8 Tyrtée, fragment 10, vers 1-2, op. cit..
9 Tyrtée, fragment 11, vers 5-6, op. cit..
10 Tyrtée, fragment 10, vers 17-18, op. cit..
11 « Figure de rhétorique fréquente de la poésie grecque qui consiste à énumérer d’abord tout ce qui n’est pas l’objet que l’on souhaite mettre en valeur » (E. Bowie, « L’éloge dans le symposium », Pallas n° 61 « Banquet et représentations en Grèce et à Rome », 2003).
12 N. Le Meur, « La poésie lyrique », in A. Macé (sd), Choses privées et chose publique en Grèce ancienne. Genèse et structure d’un système de classification, Grenoble, Éditions Jérôme Million, 2012, p. 123.
13 C. Orrieux et P. Schmitt Pantel, « Le monde archaïque », Histoire grecque, Presses universitaires de France, « Quadrige », 2005. Pour approfondir l’étude de la bataille rangée d’infanterie dans la Grèce classique, nous renvoyons à l’ouvrage de V. D. Hanson, Le Modèle occidental de la guerre. La bataille d’infanterie dans la Grèce classique [1989], Paris, Les Belles Lettres, 2001.
14 Tyrtée, fragment 10, vers 15-16, op. cit..
15 D. Arnould, Guerre et Paix dans la poésie grecque, Arno Press Inc, 1981, p. 148.
16 D. Arnould, ibid., p. 150.
17 Tyrtée, fragment 12, vers 20, op. cit..
18 J.-P. Vernant, Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, Paris-La Haye, Mouton, 1968, p. 17.