L’obéissance au devoir est souvent décrite en usant du vocabulaire de la guerre. On dit d’une action morale qu’elle implique du courage, une volonté allant jusqu’au sens du sacrifice et la mobilisation intégrale des forces disponibles. Kant assimile ainsi la vertu à « l’intention morale en lutte »1 : loin d’être une habitude acquise une fois pour toutes, elle suppose une énergie de tous les instants. À la différence de la sainteté, un idéal que Kant juge inaccessible aux hommes, la vertu ne se réalise pas spontanément et sans effort. Au contraire, l’action bonne se conquiert dans un combat permanent contre l’amour-propre. En ce sens, la vie morale n’est pas une vie pacifique : le vertueux ressemble davantage au héros sacrifiant ses plaisirs à son devoir qu’au sage exempt de tentations et de troubles. Pour un être sensible, donc soumis aux passions, la liberté est moins un état qu’une conquête. Le sujet ne naît pas autonome, il le devient par une lutte obstinée contre tout ce qui tend à faire passer son bonheur personnel avant le respect du devoir.
L’exemple de Kant est intéressant, car ce philosophe, qui adopte un style martial dans le domaine moral, est aussi l’auteur de Vers la paix perpétuelle (1795). Selon lui, la guerre réelle est au mieux un moyen auquel un État peut recourir en dernière extrémité pour régler un différend. Il faut en toute circonstance lui préférer un règlement pacifique des conflits par le droit. On peut donc être « pacifiste » sur le plan des relations interétatiques tout en valorisant la métaphore du combat dans la vie morale. La guerre que tout homme doit mener, pour ainsi dire au jour le jour, est une guerre intérieure dont les seules victimes sont l’égoïsme et les tendances à s’exempter de la loi du devoir. Kant déplace ainsi le site de la bataille : espérant que les guerres de conquête finiront par disparaître de l’histoire, il met en valeur un autre combat, intérieur à la conscience, où la liberté morale se fraye avec difficulté un chemin au milieu des embûches.
Cette représentation de l’action morale comme un combat intérieur est profondément ancrée dans les sociétés modernes. La première des guerres que le sujet, civil ou militaire, doit mener est une lutte contre ses pulsions, ce qui suppose qu’il se regarde agir et pratique un contrôle permanent de soi. Mais, sur un champ de bataille, lorsque l’action devient un enjeu de vie ou de mort, le soldat peut compter sur d’autres regards que celui de sa conscience pour guider son action. Ceux de ses frères d’armes, d’abord, qui le rappellent au droit et aux devoirs de la guerre. Ceux de ses ennemis, ensuite, avec lesquels il ne partage pas seulement une relation d’hostilité, mais aussi une condition d’humanité.
- D’une guerre à l’autre
Le sociologue Norbert Elias a proposé une hypothèse aussi célèbre que paradoxale sur la genèse de l’individualisme moderne : la valorisation de l’individu maître de lui-même et pacifique dans ses relations avec les autres ne naît pas tant d’une rupture avec l’univers violent du Moyen Âge que de l’intériorisation de règles autrefois applicables sur les champs de bataille. Le xve siècle se caractérise ainsi par la « curialisation des nobles », c’est-à-dire le passage d’une noblesse guerrière, surtout occupée de conquêtes militaires, à une noblesse de cour beaucoup plus pacifique dans ses habitudes et ses modes de vie. Aux codes qui régissaient le corps à corps entre les combattants se substituent des codes de bonnes conduites dans le domaine de l’alimentation, de la parole, de l’hygiène…
En abandonnant partiellement les champs de bataille, les nobles se consacrent à une vie de cour où le paraître l’emporte sur la témérité et l’élégance sur la force. Elias nomme « civilisation des mœurs » ce processus par lequel l’aristocratie, bientôt suivie par les autres classes privilégiées, puis par l’ensemble de la société, valorise le refoulement des énergies pulsionnelles et assimile la vertu au contrôle de soi. Les nobles cessent de vivre sous le regard de leurs ennemis : ils se jaugent et se jugent désormais à partir de critères qui relèvent de la « bienséance ».
Est-ce à dire que, lorsque « l’individu n’a plus le droit de se livrer au plaisir de l’attaque directe »2, le combat cesse purement et simplement ? La civilisation des mœurs est-elle le fait d’une vie de civils qui aurait perdu tout lien avec l’ethos militaire ? Il serait plus juste de dire que le combat que les hommes ne mènent plus contre les autres sur le champ de bataille, ils le mènent contre eux-mêmes, pour maîtriser leurs instincts. Le modèle de la morale comme guerre intérieure évoqué plus haut trouve ici sa source. Dans une société « civilisée », la paix n’est pas tant l’absence de guerre que la guerre déplacée de l’extérieur vers l’intérieur. Retenir son agressivité, recourir au tribunal plutôt qu’à la vengeance, renoncer à obtenir justice par la force : ces attitudes éthiques garantissent la paix sociale, mais au prix d’un combat intime qui réclame, lui aussi, du courage.
La pacification de la vie ordinaire s’accompagne de la montée en puissance d’un nouvel impératif : la maîtrise de soi. On aurait tort d’assimiler ce contrôle intérieur à un long fleuve tranquille d’où aurait disparu toute forme d’adversité. Simplement, l’ennemi ne prend plus la figure d’un adversaire extérieur, repérable par son uniforme, et qu’il faut combattre en suivant les règles de la chevalerie. Il prend la forme beaucoup plus confuse des instincts et des pulsions que chaque individu doit vaincre pour lui-même, mais sous le regard des autres. Dans la vie sociale ordinaire, le courage qu’il faut pour tenir à distance ses pulsions n’a rien de spectaculaire ; il se manifeste plutôt sous la forme discrète du scrupule. Mais cette attention constante à ses gestes et à ses paroles, dans la mesure où elle est requise pour ne pas blesser autrui, demande une énergie qu’il ne faut pas sous-estimer. La paix à l’œuvre dans nos interactions avec autrui est faite de ces guerres invisibles menées contre nos pulsions égoïstes.
- Entre discipline et fraternité
« Un homme, écrit Camus, ça s’empêche3. » Ces empêchements sont divers : ne pas répondre à l’injure par l’injure ou au coup par le coup, ignorer l’offense, reporter la satisfaction de ses désirs quand celle-ci implique le recours à la violence ou au mensonge… Ces manières d’introduire de la mesure dans ses réactions entretiennent toutes un lien étroit avec les vertus militaires. Car où est-il à la fois le plus difficile et le plus noble de « s’empêcher » que sur un champ de bataille, c’est-à-dire là où donner la mort devient licite ?
Issu de l’intériorisation des codes guerriers du passé, l’idéal du contrôle de soi représente aussi une norme pour le soldat moderne. D’abord au sens où ce dernier a acquis le droit d’être considéré comme une personne morale à part entière et non comme un simple exécutant. La discipline fait incontestablement partie des vertus militaires. Mais il serait abusif de la confondre avec l’obéissance aveugle aux ordres. Ce premier sens du mot « discipline » est balancé par la discipline intérieure, selon laquelle tout un chacun est tenu de s’interdire de céder à ses pulsions les plus agressives. L’impératif du contrôle de soi ne disparaît pas sur le champ de bataille. Bien au contraire, il y acquiert toute son intensité : l’usage proportionné de son corps devient un enjeu fondamental lorsque ce corps est muni d’une arme.
Ne pas « blesser » inutilement autrui est un devoir particulièrement exigeant lorsque la blessure en question cesse d’être une métaphore et devient une action physique pouvant entraîner la mort. Nombre d’études sur les crimes de guerre perpétrés au XXe siècle ont mis au jour le mélange de décharge pulsionnelle, d’oubli de soi et d’absence de conscience dans l’exaction des violences extrêmes. Le sociologue Wolfgang Sofsky a insisté sur la déshumanisation dont les victimes, en particulier les civils, font l’objet dans les crimes de guerre : ne plus voir l’autre comme un être humain est un moyen de l’éliminer sans mauvaise conscience4. Inversement, le contrôle de ses pulsions est d’autant plus efficace qu’il est encouragé par les autres, qui deviennent comme autant de limites vivantes à nos actions.
Si un homme se définit comme un être qui « s’empêche », ses seules forces ne suffisent jamais à ce qu’il renonce à la violence, il lui faut l’appui des autres. Platon imagine qu’un personnage dénommé Gygès possède un anneau capable de le rendre invisible5. Dès qu’il entre en possession de ce pouvoir, Gygès se livre à des exactions qui iront jusqu’au crime. Cette allégorie montre qu’agir avec la certitude de n’être vu par personne est un moyen infaillible de céder à une violence démesurée, car elle n’est plus mesurée par personne. Devenu inaccessible au jugement des autres, l’individu finit par ne plus se regarder agir lui-même.
Ce lien entre morale et réflexivité (se voir dans le regard des autres) est plus sensible encore dans un contexte de guerre où l’on ne rencontre pas toujours le visage de l’ennemi. D’où l’importance d’établir entre le combattant et ses compagnons d’armes (les autres soldats, mais aussi sa hiérarchie) un lien qui l’encourage à faire un usage proportionné de la force. Si la fraternité est souvent citée au rang des vertus militaires, c’est parce qu’elle désigne une union de cœur fondée sur un engagement moral commun. Les soldats d’une même armée combattent ensemble, s’encouragent dans la lutte et s’obligent à être loyaux les uns à l’égard des autres. Mais ce faisant, ils agissent les uns sous le regard des autres, dans une relation où leurs « frères » sont juges de la violence à laquelle il est légitime de recourir et de celle qui est arbitraire.
La fraternité vient en renfort de la discipline : grâce à elle, l’obéissance ne devient pas aveugle. Ce qui distingue la guerre du simple affrontement, c’est que les combattants ne sont jamais seuls à se faire face. Le soldat appartient à une armée qui dispose d’un code d’honneur auquel il peut se rapporter pour savoir comment agir et quelles limites il doit s’imposer. La morale militaire suppose de ne jamais rompre ce lien de fraternité qui sépare le soldat du mercenaire.
- L’échange des regards
On trouve dans l’Iliade, le plus beau récit jamais écrit sur la morale de la guerre, une scène extraordinaire où cette bienveillance entre frères d’armes se retrouve entre ennemis. Priam, le roi affligé de Troie, franchit les lignes ennemies pour réclamer à Achille la dépouille de son fils Hector. Achille a tué Hector pour venger la mort de Patrocle, mais cette vengeance ne résout rien : depuis plusieurs jours, il outrage le corps de sa victime, s’acharnant en quelque sorte à détruire un cadavre coupable de lui avoir enlevé son ami. À la stupeur de tous, Priam s’approche de lui, lui baise les mains et lui adresse une supplique : « J’ai osé ce que jamais encore un autre homme sur cette terre n’avait osé : porter à mes lèvres la main de l’homme qui a tué mes fils6. »
La supplication de Priam est la seule, dans l’Iliade, à connaître une issue favorable. « Tous les deux se souvinrent : Priam pleurait longuement sur Hector meurtrier, lové aux pieds d’Achille ; Achille, quant à lui, pleurait sur son père, sur Patrocle aussi à d’autres moments. » Peu après, Achille retrouve la pitié (eleos) pour les hommes et le respect (aidôs) pour les dieux : il décide de rendre aux Troyens le corps d’Hector afin qu’il soit inhumé.
De quoi, au juste, les deux guerriers se souvinrent-ils ? Non pas seulement de leurs deuils respectifs, car ceux-ci les séparent plutôt qu’ils ne les rapprochent. Loin d’y mettre un terme, le seul souvenir des morts relance le cycle de la violence. Il est permis de penser que les deux combattants, le jeune et le vieux, se remémorent ce qu’ils ont en commun. Malgré la séparation que la guerre a mise entre les Grecs et les Troyens, Achille essuie ses larmes et regarde Priam. Au moment où leurs yeux se croisent, les deux soldats cessent d’être seulement des ennemis ; ils partagent des peines semblables, donc ils appartiennent à une commune humanité. Cette fraternité d’au-delà les générations et les armées a sans doute quelque chose d’exceptionnel, mais sa signification n’en est que plus profonde. Grâce à cet échange de regards, la guerre cesse de n’être qu’une opposition irréductible : elle devient une relation morale où pitié et respect se frayent une place au milieu des hostilités.
La rencontre inattendue entre Achille et Priam est une trêve. Les combats reprendront dès le lendemain : aucun des protagonistes ne doute qu’il ne s’agit ici que d’une parenthèse temporelle. Seule la victoire de l’un ou l’autre camp mettra un terme définitif au conflit. Mais, même au mi-temps de la bataille, ces soldats de deux armées en guerre font l’expérience sensible de ce que leur ennemi est détenteur d’une dignité qui force le respect et invite à la clémence.
Il faut reconnaître que cette scène de l’Iliade est difficilement reproductible dans les conditions de la guerre moderne. Cette dernière se caractérise par un raffinement technique tel qu’il est possible de mener le combat sans jamais rencontrer le regard de son ennemi. Entre les soldats s’immisce désormais une infinité de machines, de radars, d’outils dits de « reconnaissance » qui permettent certes le localiser l’adversaire, mais ne lui donnent pas pour autant figure humaine. Ici encore, on ne gagnerait rien à exagérer la différence entre morale civile et morale militaire. Dans l’ordinaire de la vie contemporaine, quantité de machines et d’écrans font que l’on ne rencontre plus autrui que comme un point abstrait ou comme une image. L’effort qu’il faut déployer alors est un effort d’imagination et de mémoire : il faut me souvenir que j’ai affaire à des êtres humains et non à des variables comportementales.
Sur un terrain de guerre, cet effort ressemble à celui par lequel Priam et Achille se souviennent qu’ils partagent la condition de semblables. Au moment où l’on imagine le « soldat augmenté », capable d’améliorer ses performances par des moyens techniques empruntés à l’intelligence artificielle, il est utile de réfléchir aux moyens de réintroduire, entre le combattant et la machine, des regards sensibles. Regard de la conscience par lequel la force se limite, regard des frères d’armes qui rappelle au code d’honneur militaire, regard de l’ennemi qui est aussi, et d’abord, un semblable. Ce sont là autant de bornes à l’exercice de la violence et de moyens de restituer à la guerre sa dimension humaine.
1 E. Kant, Critique de la raison pratique [1788], Paris, Garnier Flammarion, 2003.
2 N. Elias, La Dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975, p. 200.
3 A. Camus, Le Premier Homme, Paris, Gallimard, 1994, p. 66.
4 W. Sofsky, Traité de la violence, Paris, Gallimard, 1996.
5 Platon, République, livre II.
6 Iliade, XXIX, 460 sq.