Une exclamation contemporaine et enthousiaste, comme par exemple « Waouh », pourrait permettre d’exprimer un ressenti à la fermeture de ce livre. De façon plus classique, c’est une magistrale leçon d’histoire, à la fois par les connaissances qu’il apporte et par les rappels incessants de méthodologie, le tout présenté sur un support de très grande qualité, tant en iconographie qu’en mise en page ou choix du papier. Le plaisir à se saisir de cet ouvrage pour le savourer n’en est que plus grand.
Dix-neuf chercheurs se sont réunis pour un colloque. Dix-neuf enseignants (ou presque) qui voulaient, sous la direction d’Isabelle Davion, maîtresse de conférences à Sorbonne-Université et chercheuse associée au Service historique de la défense, et de Béatrice Heuser, titulaire de la chaire relations internationales à l’université de Glasgow, analyser quelques grands mythes nationaux qui reposent sur des batailles. Le titre de l’introduction d’Isabelle Davion est limpide : il s’agit non pas de savoir comment se déplaçaient les unités sur le champ de bataille, quels ordres les généraux ont pu donner, ou combien d’hommes se sont entre-tués, mais bien d’élaborer une sorte d’« histoire culturelle de l’Europe écrite par le glaive ». L’idée de départ repose sur un constat connu : « L’Europe se donne comme un continent guerrier et la conflictualité traverse son histoire. » Mais à partir de ce constat, l’ensemble des chercheurs montre comment l’événement guerrier qu’est la bataille est plus qu’un rapport de force tactique. Il s’inscrit dans le temps long et vient révéler « le destin d’un peuple ou les transformations d’un continent ». La bataille apparaît alors comme « un événement carrefour [qui] éclaire les évolutions qui l’ont rendu possible, [qui] cristallise [et donc révèle] des forces profondes ».
Chaque épisode relaté en une dizaine de pages repose les questions inhérentes à la méthodologie, à l’étonnement réjouissant et stimulant de l’historien. Pourquoi ? Comment ? Comment est-on arrivé à cette situation ? Quelles sont les ruptures techniques ? Quelles sont les lectures de l’époque ? Comment ont évolué les perceptions de l’événement ? En quoi la psychologie des chefs militaires ou de leurs dirigeants a été dirimante ? En fait, de façon magistrale, cet ouvrage prend prétexte de la bataille pour montrer l’historien au travail d’observation, de comparaison d’analyse avec un point de vigilance bien mis en valeur par Cédric Michon dans la conclusion de son « Marignan 1515 » : l’historien « doit prendre garde, en tuant [une] légende, [à] ne pas appauvrir la complexité des faits et de l’homme dont il parle ».
Les lecteurs français sont familiers des batailles de Marathon, d’Alésia, de Poitiers ou de Bouvines. Ce qui est passionnant, c’est de les découvrir sous le regard des autres, comme celles de Verdun ou Waterloo pour laquelle Alan Forrest souligne que le vaincu remporte sur le vainqueur, dans les esprits européens, la bataille de la mémoire. Le militaire, surtout celui qui a servi au Kosovo, sera très intéressé par la présentation du mythe romantique de la bataille de Kosovo Polje et du rôle des Français dans son développement. Il sera aussi instruit par la déconstruction de la bataille de Cannes, contre-exemple parfait de la bataille décisive. La bataille de Courtrai est devenue elle aussi importante politiquement dans l’imaginaire flamand, alors que son mythe n’est véritablement apparu qu’au xixe siècle. Verdun, de « citadelle érigée contre l’envahisseur, [devient] sanctuaire de la mémoire puis rempart contre l’oubli » et même, avec le centenaire de la Grande Guerre, « les Thermopyles de l’Europe contemporaine ». Jochen Böhler nous présente la bataille de Varsovie de 1920 comme un événement propice à la valorisation de l’unité et de la lutte pour la liberté de la nation, alors que la société polonaise est confrontée à son passé et qu’elle est divisée actuellement en deux camps apparemment inconciliables. La bataille de Stalingrad, présentée par François-Xavier Nérard, montre comment le mythe naît pendant le combat lui-même et la distorsion de perception contemporaine entre le symbole soviétique, et aujourd’hui russe, et son effacement progressif dans le souvenir occidental. Trafalgar est un prétexte élégant pour montrer ce que peut représenter un événement guerrier dans la tradition militaire d’un pays, mais aussi dans l’affirmation d’une politique de rayonnement et de puissance. La perspective très européenne de cet ouvrage ne veut pas dire que toutes les batailles traitées ont une importance dans la perception politique ou symbolique européenne. Il en est ainsi de la bataille de Culloden ou de celle de Raclawice. Cependant, celle de la Montagne blanche ou celle de Mohacs ne doivent pas être oubliées tant elles ont une influence sur la perception que les Tchèques ou les Hongrois ont d’eux-mêmes et de leur environnement.