Si le corps des officiers a fortement retenu l’attention des chercheurs et a fait l’objet de travaux devenus classiques (Girardet, Serman, Mariot…), force est de constater que celui des sous-officiers de l’armée de terre a suscité relativement moins d’intérêt. C’est à ce déficit de connaissances que s’attelle, à l’heureux croisement de l’histoire et de la sociologie, des sources archivistiques et de la littérature, cet ouvrage, en retraçant le « problème public » que pose cette population à la Belle Époque. Tandis que les événements politiques et les circonstances sociales bousculent la figure du citoyen-soldat et l’idéal du brassage social dans les casernes, les sous-officiers sont ici retenus comme une entrée pour suivre tant les modalités de construction de l’autorité et de l’obéissance ainsi que leurs limites effectives dans les pratiques et les relations quotidiennes, que les difficultés, d’une étonnante actualité, d’une institution face aux évolutions de la société.
S’attachant d’abord à la question du recrutement et aux origines sociales, l’auteur signale, à grand renfort de données quantitatives extrêmement fines (par métier, par grade…), que la démocratisation des élites militaires et les résistances à son endroit n’excluent pas l’existence et le rôle actif de hiérarchies officieuses sur les diverses activités, fonctions et avantages variables octroyés aux prétendants au galon, jusqu’à conditionner, selon la cote d’amour capitalisée par certains, l’accès à l’épaulette. Le niveau scolaire et le mérite attisent, à titre de critères désormais officiels de l’appartenance, des concurrences de légitimité, une redistribution des compétences entre et au sein des corps, et conduisent à des repositionnements identitaires selon l’extraction, singulièrement de certains officiers qui surenchérissent sur la noblesse de leur magistère moral et social.
Parallèlement, les solutions que l’armée trouve dans les écoles des enfants de troupe pour remédier au déficit d’attractivité invitent à analyser le (ré) engagement et la fidélisation des personnels moins par l’argument de la vocation, par l’adhésion à des « valeurs » ou par le souci institutionnel d’intégrer la marginalité sociale, que par les formules plus prosaïques du besoin individuel et du choix raisonné. Rapporté à la diversité des situations (familiales, géographiques…) et à la contrainte d’un investissement scolaire désormais important, cet attachement sur la durée s’entretient au quotidien d’un espoir d’une reconnaissance symbolique ou d’une promotion prochaine et de l’accès immédiat à des avantages matériels tirés d’un mode de vie confortable, bourgeois même, et à bien des égards très proche des standards civils.
Loin d’être cette institution « totale », dépersonnalisante et rustique, l’armée, même si elle conserve des traces anciennes d’un mode de domination de type patrimonialiste pour faire encore place aux faveurs, aux grâces et à des réflexes paternalistes, offre aussi des espaces d’action collective et d’affirmation individualiste au sous-officier. À la politique de bienveillance envers les subordonnés qui se diffuse pour une meilleure considération de sa personne et de son rôle, à la place centrale de la force morale appelant chacun à l’autonomie et à l’initiative s’ajoutent, dans un contexte sociopolitique favorable (solidarisme, radicalisme), ces lieux d’expression voire de protestations et de revendications que sont les journaux spécialisés, ainsi que des formes de proto-syndicalisme visant l’obtention de nouveaux droits et la défense de ses intérêts professionnels. Par ailleurs, l’auteur montre bien que la fabrique de la discipline et de l’obéissance, souvent objets d’analyses caricaturales, réside dans un mode de gouvernance de soi qui, idéalement indexé à la conscience d’un devoir citoyen librement consenti, autorise en fait des adhésions variables, des interprétations et des marges de manœuvre de part et d’autre. Des normes infra-juridiques supplantent de fait le strict règlement, et la prévention la franche répression des actes. L’exercice de l’autorité et son desserrement procèdent de dispositifs de concertation et de négociation, permettant ainsi toute une gamme d’arrangements et de contournements de la règle.
Alliant ambition théorique et richesse du matériau empirique mobilisé, cet ouvrage propose donc une analyse de la construction de l’identité militaire au moyen d’une articulation fine et équilibrée entre valeurs et intérêts. L’actualité du propos se mesure aussi aux problématiques qu’hier l’armée connaissait déjà, telles que le recrutement et le turn-over des personnels, les motivations à l’engagement, la civilianisation des mœurs militaires, mais aussi la doctrine tactique de la décentralisation du commandement qui augure du combat collaboratif que le système Scorpion exige aujourd’hui.