En entrant dans une caserne ou dans une base militaire, il est rare d’être immédiatement saisi par la beauté du lieu. Les bâtiments sont souvent fonctionnels, lisses, tristes, en un mot inhospitaliers. Pourtant, certains lieux échappent à cette règle. Il suffit, par exemple, de pénétrer dans un quartier de la Légion étrangère pour se convaincre qu’une caserne peut être belle. La rigueur d’un mode de vie s’y annonce par le soin porté à chaque détail. Le plus petit gravillon est ratissé, la moindre pousse d’herbe folle arrachée, les murs et les rebords des trottoirs y sont d’un blanc éclatant. L’environnement est domestiqué, maîtrisé. Par une incessante activité d’entretien et d’embellissement de leur cadre de vie, les légionnaires semblent bâtir à chaque instant leur patrie d’adoption. Dans ces casernes, il est possible d’être puissamment atteint par un sentiment d’harmonie et de beauté.
Évidemment, la paix intérieure que peut susciter un paysage ordonné et dégagé tranche avec l’âpreté des entraînements et l’incertitude des combats. Mais opposer ces deux visages du soldat serait sans doute céder à une dialectique simpliste. La force légitime et la beauté ne pourraient-elles pas être deux nécessités humaines complémentaires ?
- Le refuge du soldat
Les mains agrippées à la porte d’un Transall C-160 survolant la baie de Calvi, un légionnaire parachutiste s’apprête à s’élancer au-dessus de la zone de saut de Fiume Secco. Dans le vrombissement assourdissant des moteurs, il est serré sous son casque, engoncé entre son parachute et une gaine chargée de matériels qui écrase ses jambes. Le temps d’une seconde, il pourra apercevoir du coin de l’œil la place d’armes de sa caserne, le camp Raffalli. La voie sacrée s’y étire du mât des couleurs jusqu’au monument aux morts, où la devise du régiment, More Majorum (« à la façon de nos anciens »), est inscrite en lettres d’or. Bordant ce chemin, des massifs de rosiers en fleurs séparent la voie des anciens d’un glacis de graviers, ratissés chaque jour en bandes parallèles, sur toute la longueur de la place. Autour, les emplacements prévus pour les compagnies sont vides. De loin en loin, des bérets verts traversent calmement cette perspective parfaitement symétrique puis s’enfoncent sous les pins parasols.
Vision furtive d’un décor paisible, juste avant que le légionnaire n’entende claquer les suspentes de son parachute dans le ciel balanin. Après une brève descente sous voile, son corps rencontre brutalement la terre ferme, roule au sol et s’élance vers le point de ralliement. Les roses s’épanouissant au soleil sont déjà bien loin. L’exercice de réarticulation de sa compagnie a débuté. Les délais sont contraints. Tous courent avec leurs sacs et leurs armes. Certains ne se relèvent pas. Le véhicule sanitaire du toubib s’avance pour soigner les blessés. Des parachutistes ont dérivé, poussés par des vents contraires près du sol ; pour ne pas ralentir l’exercice, ils remontent à grandes enjambées le terrain rocailleux. D’autres encore sont tombés sur des arbres et s’affairent, haletants, à descendre le long des suspentes de leurs parachutes ventraux afin de suivre à leur tour le mouvement.
Le soir venu, après le hurlement de la sirène dans l’avion, le pincement du vide et la sueur, le combattant rejoindra les bâtiments de sa compagnie. Le calme et la beauté retrouvés participeront alors sans doute à son réconfort. Certes, sa caserne n’a plus les moulures ou les statues d’antan, souvent abandonnées à d’autres ; elle est faite de béton et de parpaings creux. Cependant, la vie singulière qui s’y joue lui confère malgré tout un caractère esthétique. En 1922, revenant sur son expérience de soldat dans les tranchées, Ernst Jünger écrivait que « la mort pour une conviction est […], en ce monde imparfait, quelque chose de parfait », qu’elle relève d’une « perfection sans ambages », même lorsque celui qui expose sa vie « ignore à peu près tout des philosophes et de leurs valeurs »1. Une forme de clarté pourrait-elle ainsi rejaillir sur les plus pauvres des baraquements ?
- Un art de la mémoire
Sur cette place d’armes, entre les allées fleuries, des médailles seront remises, les honneurs seront rendus aux morts tombés. La quiétude des allées sera alors transpercée par les sonneries du clairon, les ordres donnés et les gestes lents de la troupe qui se déplace. Sur cette place d’armes, les cérémonies militaires rythment la vie et mettent en évidence la nature à la fois publique et intime de la caserne. Un lieu public car plusieurs centaines de personnes y entrent chaque jour sans y vivre ni même y servir. Mais c’est aussi le sanctuaire d’une intimité particulière, celle d’une famille. La tradition veut que chaque légionnaire manifeste à ses frères d’armes « la solidarité étroite qui doit unir les membres d’une même famille ». Plus largement, la fraternité d’armes, l’esprit de corps, de cordée ou d’équipage caractérisent aussi la nature organique de l’institution militaire, que l’on soit fantassin, aviateur ou matelot.
Ainsi, le lieu où vit une « famille » reflète-t-il une part de sa personnalité. Ici, la caserne rend tangible la présence au monde d’un groupe hors du commun. Ailleurs, les légionnaires vont construire des grenades à sept flammes géantes sur le flanc des montagnes, comme à Djibouti, ou simplement peindre inlassablement d’un blanc immaculé les murs et les trottoirs des lieux qu’ils habitent, même pour quelques mois. À chaque déménagement, l’ethos du groupe se transforme et se réaffirme dans son nouvel espace. En prenant vie, chaque caserne rayonne sur une ville, une région, un pays. Et le jour du départ, des cités se trouvent brutalement orphelines et sombrent parfois dans une profonde morosité.
Lorsqu’une famille emménage quelque part, elle commence souvent par accrocher les tableaux de ses ancêtres et par repeindre les murs à son goût. C’était le cas des guerriers de la préhistoire, déjà entourés d’ornements raffinés et d’objets d’apparat, jusque dans leurs tombes2. Les camps fortifiés romains en Gaule3, la construction de Sidi Bel-Abbès en Algérie4 ou l’édification du fort de Madama au Niger en sont d’autres exemples plus récents. La vie réglée des soldats dans ces lieux compose les images d’une existence à part. Dans Le Désert des Tartares, Dino Buzzati dévoilait, dans le secret d’une forteresse oubliée, une harmonie intense entre l’homme et les remparts qu’il parcourt inlassablement. Le rythme des gardes montantes et descendantes sur les cimes d’une frontière lointaine devenait sous sa plume un tableau vivant. Dans la clarté des sommets battus par le vent, sous le regard attentif d’un vieux colonel « sur la terre jaune de la cour, les sept détachements formaient un dessin noir, beau à voir ».
Toutes ces images, ces impressions ou perceptions, participent aussi à la transmission d’un patrimoine immatériel. Dans les régiments et les bases, des soldats menuisiers ou bâtisseurs fabriquent spontanément toutes sortes de sculptures, de pupitres, de cadres ou de décorations afin d’enrichir le quotidien du groupe. Les couloirs sont couverts de souvenirs rapportés de lointaines campagnes. Des reproductions d’œuvres d’Édouard Detaille ou d’Alphonse de Neuville côtoient des instantanés d’opérations au Mali ou en Centrafrique. Les artistes n’hésitent pas à orner les murs de leurs œuvres mythifiant la vie militaire. C’est le cas d’Andréas Rosenberg qui, engagé comme simple légionnaire en 1939 à Sidi Bel-Abbès après avoir fait ses études à l’Académie des beaux-arts de Vienne, devint un peintre aux armées dont les œuvres décorent aujourd’hui encore de nombreuses casernes. Par des objets, des maximes, des tableaux ou des photographies, de puissants liens sont sans cesse rappelés : le régiment, la base, le navire, le corps, le grade, la spécialité, le groupe, la section. La profusion de ces symboles visibles renforce les appartenances multiples de chaque soldat.
Dans chaque caserne, les ornements permettent le passage et l’évolution des symboles et des mythes d’une génération à l’autre. Une définition de l’efficacité symbolique est donnée par Claude Lévi-Strauss en 1949 dans un article éponyme. Elle a pour point de départ une « préparation psychologique » rendant tous les membres d’un groupe réceptifs à « la technique du récit ». La narration vise ensuite à « restituer une expérience réelle, où le mythe se borne à substituer les protagonistes »5. Ces conditions étant réunies, il importe peu que la mythologie « ne corresponde pas à une réalité objective », car le sujet y croit et il est « membre d’une société qui y croit »6. Par ailleurs, Frances Yates associait l’histoire de l’imagination dans le monde occidental et l’art antique de la mémorisation fondée sur des lieux et des images « impressionnant la mémoire », les loci memoriae7. Les insignes de chaque unité accrochés aux bâtiments sont ainsi lourds de sens aux yeux d’une « société qui y croit ». La convergence des lignes de fuite vers la statue d’un héros peut arrimer les esprits à un patrimoine commun d’expériences et de valeurs.
- Une beauté inductive
Finalement, questionner l’élégance d’une caserne, c’est chercher à savoir si l’harmonie des formes et la puissance des symboles peuvent avoir un effet sur le moral des soldats. Pour Claude Lévi-Strauss, toute efficacité symbolique consiste en une « propriété inductrice » relevant de différents aspects du vivant : organique, psychique, réflexif8. Une première opération cognitive pourrait ainsi être visuelle et agir sur les forces morales du groupe. Les qualités esthétiques d’un quartier militaire apparaîtraient alors comme la promesse d’une sérénité retrouvée après les épreuves. Le beau aurait ainsi une finalité opérationnelle en favorisant la récupération des soldats. L’artisanat des tranchées illustre cette faculté régénératrice : les soldats s’appropriaient le monde qui les entourait en le modelant de leurs mains. La propriété inductrice peut aussi résulter de la configuration d’un lieu. La sobre géométrie d’une caserne peut offrir à la fois un modèle et un reflet de la simplicité et du renoncement qu’impose la condition de soldat. Un poste de commandement au centre d’une place d’armes entourée d’unités, bras armés d’un seul corps, matérialise une symbolique accessible à tous.
La charge exorbitante qui repose sur chaque soldat fait de son cadre de vie une part de la contrepartie symbolique à son engagement. Après-guerre, dans Mourir pour la patrie, Ernst Kantorowicz s’inquiétait déjà de savoir si nous étions « sur le point de demander au soldat de mourir sans proposer un quelconque équivalent émotionnel réconciliateur en échange de cette vie perdue »9. Cette contrepartie existentielle peut être l’incarnation symbolique du soldat. Elle seule implique un rapport de réciprocité. En fixant un cadre, elle permet d’accéder à la conscience d’être soi. La toponymie, les monuments et les statues peuvent concrétiser cette aspiration. Les casernes et les bases présentent ainsi des visages humains aux jeunes soldats. Il peut s’agir de figures tutélaires, comme la monumentale stèle à l’effigie du général Bigeard inaugurée à Carcassonne en 2012 par le 3e régiment de parachutistes d’infanterie de Marine (3e rpima), ou de simples soldats, à l’image des quatre légionnaires encadrant le globe terrestre du monument aux morts de la Légion à Aubagne.
La toponymie complète l’efficacité symbolique du cadre de vie des soldats. Des monuments aux morts, des stèles, des plaques de métal ou de marbre, gravés de lettres d’or, décorés d’insignes, de portraits, posent des noms et des mots sur la géographie intérieure des armées. Un exemple est donné par le site de Balard, qui regroupe depuis 2015 les états-majors et la technostructure ministérielle dans un décor fonctionnel10. Dès leur installation, les armées et les services ont formulé de nombreuses demandes de personnalisation des bureaux. L’appropriation est passée par un véritable transfert du décorum (meubles, tableaux, affiches, maquettes, bustes, fanions)11. Ici ou là, les numéros des couloirs ont été remplacés par des inscriptions rapprochant les militaires de leur histoire et de leur raison d’être.
Un art de vivre se trouve ainsi attaché à la configuration et à l’embellissement des lieux. Cette façon de vivre est indissociable de l’engagement militaire. Il faut penser au « drille de l’escadrille » dans la scène inaugurale de L’Équipage de Kessel. Lorsque l’escadrille accueille le bleu, la popote devient le théâtre d’un jeu de rôles permettant à chacun d’échapper aux combats tout en s’y préparant. Les souvenirs sur les murs, la place où préside le capitaine, le comptoir où officie le nouveau, tout est chargé d’émotions pour chaque pilote de cette unité. Un siège vide dans la popote leur permet ensuite de vivre le deuil lorsque l’un d’eux est abattu. Ce lieu sans finalité évidente se trouve alors chargé d’une fonction symbolique structurant le groupe. Peut-être est-ce une forme de beauté…
En 2010, au sein du poste avancé français de Tora en Afghanistan, des légionnaires plantèrent un carré de pelouse et des rosiers12. L’herbe verte, abondamment arrosée sous un soleil écrasant, fut entourée d’une chaîne dorée tenue par des piquets métalliques peints en blanc. Sur cet éperon rocheux d’une vallée encaissée de Surobi, fleurissait un jardin éphémère. La beauté imperturbable de ces fleurs échappait comme par enchantement à l’immensité minérale des montagnes environnantes. La quiétude de la voie sacrée laissée à des milliers de kilomètres pouvait renaître et continuer à indiquer une route. Grâce à la beauté, comme l’écrivait le légionnaire Kurt avant d’être tué au combat en 1953, le guerrier pouvait enfin rejoindre sa « petite fleur blanc »13.
1 E. Jünger, La Guerre comme expérience intérieure, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1980, p. 160.
2 Voir J. Guilaine, J. Zammit, Le Sentier de la guerre. Visages de la violence préhistorique, Paris, Le Seuil, 2011.
3 Voir J. Bardouille, « L’importance du génie militaire dans l’armée romaine à l’époque impériale », Revue historique des armées, 261/2010, « La reconnaissance (fonction opérationnelle) », pp. 79-87.
4 Voir J. Michon, « Sidi Bel-Abbès : capitale légionnaire », Guerres mondiales et conflits contemporains n° 237, 2010/1, pp. 25-38.
5 Cl. Lévi-Strauss, « L’efficacité symbolique », Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1974, p. 214. La démonstration repose sur l’étude d’un récit de guérison chamanique sud-américain.
6 Ibid., pp. 217-218
7 Frances Yates, L’Art de la mémoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 7.
8 Cl. Lévi-Strauss, op. cit., p. 223.
9 E. Kantorowicz, Mourir pour la patrie [1949], Paris, puf,1984, p. 139.
10 Construit sur le site historique de l’armée de l’air à Balard, dans le XVe arrondissement de Paris.
11 Voir O. de La Motte, « Balard : de l’appropriation d’un site », Inflexions n° 40, « Patrimoine et identité », 2019, pp. 157-159.
12 Mandat du groupement tactique interarmes (gtia) Altor principalement armé par le 2e régiment étranger
de parachutistes, le 1er régiment de hussards parachutistes, le 35e régiment d’artillerie parachutiste et le 17e régiment du génie parachutiste.
13 Légionnaire Kurt, « Petite fleur blanc », Légion notre mère. Anthologie de la poésie légionnaire, 1885-2000, Paris, Éditions italiques, 2000, p. 154.