S’obstiner est un art qui peut mener à deux attitudes diamétralement opposées. Il a du bon quand il est persévérance, ténacité ; il est dangereux quand il est acharnement ou entêtement. Par rapport à la fausse culpabilité de l’officier Dreyfus, une large part de la nation, bien au-delà de l’armée, avait choisi le péril de la seconde voie, celle de l’entêtement. Il suffit de lire la description par Joseph Reinach1 de la dernière autojustification du général Mercier devant le Sénat, au lendemain de l’arrêt de la Cour de cassation en 1906, « sans que rien dans sa voix, ni dans son impassible et toujours correcte attitude, décelât le moindre trouble, l’angoisse de l’immense dégoût qui montait vers lui ». Douze ans après l’arrestation erronée de Dreyfus, Mercier ne doute pas, n’a rien appris, ne varie pas d’un pouce. La haute armée et ses soutiens ont choisi une obstination frôlant l’obsession, dont les ingrédients se sont ajoutés de manière à multiplier le péril. Quatre échecs vont perdre les pourfendeurs d’Alfred Dreyfus : la prétérition, la répétition, la claustration jusqu’à la perdition.
- L’échec de prétérition : croire que le silence est une solution
La figure de la prétérition attire l’attention sur un objet en déclarant n’en point vouloir parler. Pour les sphères dirigeantes de l’armée et leur soutien politique, le traitement de l’Affaire relève de cette logique, incontrôlée : à force de déclarer qu’il n’y avait pas d’affaire (Méline le 4 décembre 1897 à la Chambre, puis encore le 24 février 1898 « il faut que cela cesse ») ou, s’il y en avait une, qu’elle était close (Galliffet le 21 septembre 1899), chacun ne retenait que le mot « affaire » et restait persuadé qu’elle existait bel et bien. Et malgré ces dénégations, « ils en ont parlé » (Caran d’Ache le 13 février 1898). L’échec ressemble aux actions à la Bourse : elles perdent leur valeur, mais tant que leur détenteur ne les vend pas, la perte potentielle peut être ignorée et tous ne s’en aperçoivent pas.
Les chefs militaires étaient trop intelligents pour ne pas se rendre compte qu’ils s’étaient fourvoyés, mais ils pensaient que, tant qu’ils n’avouaient pas, rien ne pouvait apparaître. Le capitaine Cuignet déclarera à propos de pièces du dossier secret de 1894 qu’« on a cru y voir un aveu de culpabilité de Dreyfus par prétérition d’innocence »2…
Progressivement se construit l’échec dans l’excès de certitude. La componction qui les entoure ne les protège plus. Roger Martin du Gard moque les juges militaires de Rennes qui se mettent au garde-à-vous devant les généraux témoins qu’ils vont entendre. Parce que les colonels respectaient les généraux, en l’espèce, plus que la vérité.
N’en point parler. Tout a été mis en œuvre pour conserver le secret. Le huis clos, les pièces et le dossier secret, les manœuvres secrètes, la mise à l’écart de ceux qui savaient, ce sera l’affaire Picquart. Le 24 janvier 1898, le président du Conseil Jules Méline croit encore pouvoir ne pas répondre à la question de Jean Jaurès sur l’existence de pièces secrètes. L’habitude de la « Grande Muette » ne prédispose pas naturellement à bien mener la bataille de la parole. Elle en fait trop ou pas assez. C’est le propos de Clemenceau : « On lui interdit de parler. Elle pérore. » Et l’Affaire s’impose, envers et contre tout, dans le débat public.
- L’échec de répétition : faire pire pour éviter l’erreur initiale
S’enferrer, s’embrouiller, s’enfoncer, chacun de ces termes pourrait s’appliquer à la défectueuse gestion de crise menée par les gouvernements et l’état-major. Ici la répétition va friser la conspiration. Tel est bien le mot utilisé tant par Jean-Denis Bredin dans L’Affaire3, que par Vincent Duclert dans son Alfred Dreyfus4. Et le général Mercier se plaît au titre de chef de ladite conspiration.
La situation aurait pu être maîtrisée par un changement de cap bien négocié. Ne serait-ce qu’en saisissant l’occasion de l’arrivée au gouvernement du sage Waldeck-Rousseau en juin 1899. Mais la perche ne sera pas saisie par les hiérarques. Au contraire, ils choisiront l’insistance et la persistance pour creuser le gouffre dans lequel ils allaient chuter. Les mauvaises stratégies s’accumulent.
Une mauvaise stratégie judiciaire : la répétition des accusations contre Dreyfus et ses soutiens ne donnera rien. Les « aveux » de Dreyfus sont, au mieux, une légende, au pire, des faux, qu’il s’agisse de pièces ou de propos tenus au capitaine Lebrun-Renault. Louis Leblois porte plainte en faux le 4 janvier 1898 contre les auteurs des télégrammes Sperenza et Blanche reçus par Picquart. Le clan antiDreyfus aurait dû se méfier du front des juristes, Me Labori, Me Mornard, Me Demange, Me Mimerel, Me Leblois et le juge Bertulus, tous acharnés et combatifs pour la vérité. Les orfèvres de la procédure (le règlement des juges du début de 1899) étaient du côté des dreyfusards. Le même clan aurait pu se méfier aussi – il ne faut jamais sous-estimer les juges – des grands magistrats Bard, Loew, Manau, Ballot-Beaupré ou Baudoin.
Une mauvaise stratégie médiatique : la répétition des affirmations, les faux et les manipulations minent la position antidreyfusarde. « L’artillerie » des intellectuels lancée par Bernard Lazare dès novembre 1896, relayée par l’apparition de L’Aurore en octobre 1897, aurait dû alerter. En confluence avec l’enquête Picquart/Leblois, Mathieu Dreyfus rend public le nom d’Esterhazy en novembre 1897. La colère d’Émile Zola monte en puissance : les deux articles, « Le syndicat » du 1er décembre 1897 et « Lettre à la jeunesse » du 14 du même mois, annoncent la détonation du « J’accuse » du 13 janvier 1898. Autant d’avertissements médiatiques non pris en compte. Et les mauvais traitements infligés à la presse étrangère sonnent comme un aveu, quand le correspondant des Basler Nachrichten est expulsé du procès Zola, le 8 février 1898. C’est aussi la presse suisse à Lausanne qui donnera une tribune précieuse au « lieutenant-colonel en réforme » Picquart dans les années 1900.
Une mauvaise stratégie de ressources humaines : la répétition des mises à l’écart va inquiéter. La personnalité particulière de Picquart n’est pas bien pesée ; sa capacité de résistance est sous-estimée par le général Gonse. Le général Leclerc5, le « roi » de la Tunisie, chargé de perdre Picquart dans les sables de la Tripolitaine, est un homme debout qui protégera le colonel en 1897. Et fallait-il, en 1898, écarter de leurs fonctions Édouard Grimaux et Georges Duruy de Polytechnique, Me Leblois de son mandat d’avocat, Joseph Reinach de son grade dans l’armée territoriale ? Fallait-il sanctionner le doyen Stapfer à Bordeaux6 ? Rayer de la Légion d’honneur Francis de Pressensé ? Trop c’est trop ; il faut savoir choisir ses sanctions.
Une mauvaise stratégie d’influence. Dans une telle affaire, il faut prendre en compte les multiples réseaux dont celui de l’Alsace : la famille Dreyfus, le sénateur Scheurer-Kestner, Louis Leblois, Georges Picquart. Et nul ne cherche le contact avec les associations et groupes de pensée comme lors de la création de la Ligue des droits de l’homme en février 1898. Erreur funeste de l’état-major.
Une mauvaise stratégie politique : la répétition des affirmations va se fracasser sur les révélations. Et Godefroy Cavaignac, nouveau ministre de la Guerre en juillet 1898, en fait trop. Il n’imagine même pas que la distance est mince entre le temps de la majorité (cinq cent soixante-douze députés le soutiennent et votent l’affichage de son discours accablant Dreyfus) et le temps de la débandade à partir du suicide de Henry le 31 août 1898. La stratégie de répétition joue, mais contre les accusateurs de Dreyfus. Les ministres au mauvais jugement se succèdent dans la démission : Cavaignac le 3 septembre 1898 et, quelques jours plus tard, le 17, son successeur Zurlinden. La spirale de l’échec fonctionne.
Une mauvaise stratégie internationale. Encore aujourd’hui, pour gérer une crise, mieux vaut commencer par lire la presse internationale et regarder à l’étranger. Les 24 et 31 janvier 1898, et encore le 8 septembre 1899, les affaires étrangères allemande et italienne proclament que Dreyfus n’a jamais eu aucun rapport avec les agents de leurs pays. Les soutiens à Dreyfus et Picquart se multiplient en Russie, en Grande-Bretagne, le prince de Monaco met son entregent au service de la cause. Ces avertissements ne sont pas entendus.
Le tout se résume par une mauvaise perception des ruptures temporelles, celles où tout bascule. En janvier 1898, en deux jours seulement, le J’accuse de Zola, l’incarcération de Picquart, la mise à la retraite d’Esterhazy, la pétition d’intellectuels adressée à la Chambre pour demander de « maintenir contre tout arbitraire les garanties légales des citoyens ». De même, en août 1898, Jaurès publie Les Preuves, Henry se suicide, Cavaignac est déstabilisé. De même, le 27 décembre 1900 a lieu le vote de la loi d’amnistie : le sauve-qui-peut commençait, le bénéficiaire visé n’était pas Dreyfus, mais bien les généraux enfermés dans leur échec.
- L’échec de claustration : s’isoler n’est pas une assurance
Les militaires coupables vont s’isoler en « oligarchie fermée » et s’empêtrer dans leur thèse et leur échec. Mais leur casemate intellectuelle n’est plus un refuge sûr. Elle se fendille. Pour eux, échec est égal à recul7, repli, défaite, débâcle8, reddition9, capitulation10, sacrifice, déconfiture, dégradation, désertion, disgrâce, félonie, déshonneur, faillite11 et même imposture et complicité : seulement vingt ans après Bazaine12. Et tous ces mots signifient le pire : démission. Or la démission c’est la mort, selon la formule célèbre de Clemenceau13 : « Le général de Boisdeffre a donné sa démission et le colonel Henry, par faveur, s’est coupé la gorge. Deux morts. »
Même quand le mot échec n’est pas présent dans « J’accuse », il plane sur toute la célèbre lettre : échec pour la justice, échec pour l’armée, échec pour la nation. Zola écrit « souillure ». Celle-ci ignore les barrages par lesquels les responsables tentaient de s’en protéger.
L’état-major resserre les rangs, s’enferme sans espoir pour ne plus voir le monde qui se dérobe à lui. Or la fonction d’un état-major est de rayonner, d’éclairer. S’il se barricade, il n’est plus qu’un astre éteint. Et il s’apercevra, après les autres, qu’il n’est plus apte à exercer sa fonction. En s’enfermant, les caciques ne se soucient pas des autres et de leurs réactions. Le maréchal Foch des Principes de la guerre s’intéresse beaucoup à la défaite de 1870 : « Ils ruinèrent ainsi l’esprit de leur armée, et la forme extérieure, le développement réalisé ne purent remplacer la force morale perdue, la confiance ébranlée. C’est là principalement ce qui a fait pencher la balance. Ce qui se fait dans une arme doit toujours avoir pour but d’accroître et de fortifier cette force morale. » Les soldats de 1894 et d’après se souviennent de cette défaite. Comme Foch, ils pensent à l’hésitation, au retard, à la mauvaise évaluation du risque qui ont fait la défaite. Mais ils n’auront pas su tirer les conséquences de ces réminiscences. À partir de 1898, l’armée a ébranlé la confiance de la nation en elle.
- L’échec de perdition : la peur dissout la lucidité
L’état-major aurait pu choisir la contrition plutôt que la perdition. Admettre son échec pour reconstruire une vérité réconciliatrice qui aurait dépassé les clivages de la société. Mais à un moment a surgi la peur qui fausse plus encore les visions et les consciences. Ou plutôt les peurs.
Peur de l’échec comme peur de la décadence. Dans Leurs figures, Maurice Barrès rappelle qu’on « souffre trop d’attribuer tout son échec à sa propre faute ». Dès lors, il était tentant de stigmatiser les auteurs d’une « campagne » contre l’armée. Et l’on ne mesurera jamais assez la portée du « J’accuse », en ce que Zola met en cause personnellement et nominativement de hauts responsables militaires et civils. Ce ne sont plus l’armée ou le gouvernement, ces entités fortes de leur définition institutionnelle, ce sont des hommes : Mercier, de Boisdeffre, Zurlinden, du Paty de Clam, Billot. Or nommer un adversaire, c’est déjà chercher sa responsabilité. C’est le livrer au tribunal de l’opinion publique. Et il faut imaginer l’effet terrifiant de cette suspicion lancée contre les plus hauts cadres de l’État et de son armée. Ils vont être sidérés de leur entrée forcée dans l’arène, eux qui n’étaient habitués qu’à la guerre. Une arène brutale où l’invention des intellectuels leur montrera qu’ils n’y sont pas les plus forts. Où le courage du guerrier, si respectable, ne suffit pas. Où il est nécessaire de pratiquer le Zivilcourage si fondateur des États respectables. Leur monde s’écroule et les prive du ressort pour oser revenir à la vérité.
Peur de la vengeance et de rendre des comptes. Au-delà de ce premier ébranlement, qu’ils n’avaient pu imaginer, l’état-major ainsi que nombre de ses subordonnés et de ses alliés s’inquiètent encore plus des représailles dont ils peuvent être l’objet. L’historien Henri Guillemin traite de cette peur du discrédit et des représailles14. Dans L’Iniquité, Clemenceau, par sa chronique « Leur victoire » du 4 mars 1898, prévoit la panique des généraux qui ont manipulé la justice : « Ayant méconnu l’idée de justice par laquelle ils étaient invincibles, ayant dirigé contre elle la force publique qui n’avait de légitimité que par elle, ils se voient appliquer à leur tour la loi du plus fort qu’ils prétendaient réserver pour leur usage. » Une telle hypothèse les pétrifie.
Peur de l’échec collectif où chacun est lié aux autres et dispose par là même, involontairement, d’un grand nombre de complices qui risquent de parler et de révéler. Dans L’Appel au soldat (1900), Maurice Barrès décrit ces attitudes de perdition collective : « Il y a lieu d’ajourner nos rivalités, car le succès satisfera les exigences de chacun ou bien l’échec nous laissera des facilités amples et immédiates de nous dévorer les uns les autres. » L’Affaire marque le crépuscule d’une manière trop obstinée d’ignorer la question du droit de la personne, de toutes les personnes, y compris d’un officier juif fidèle à ses devoirs…
Il a manqué l’écoute des voix mettant en garde l’état-major et le gouvernement sur l’obstination dans l’erreur qui allait inévitablement aboutir à l’irréversibilité dans l’échec. Un échec qui a failli tuer un officier innocent et qui a, temporairement, désarticulé le pays15.
Pourtant Clemenceau avait, dès 1898, dans Vers la réparation, lancé l’alerte contre « le raisonnement détestable », parce que biaisé, selon lequel « mieux vaut la mort d’un homme que la ruine d’un peuple ». Heureusement, de justesse, l’homme n’est pas mort et le peuple n’a pas connu la ruine. L’échec des persécuteurs entrera dans l’histoire, telle que construite par l’arrêt final de la Cour de cassation du 12 juillet 1906 et par les deux lois de réhabilitation pour Dreyfus et Picquart le lendemain. La République a dépassé l’échec de quelques-uns. Mais leçon doit être tirée de cet emballement pour, toujours, revenir à l’exactitude des faits avant qu’il ne soit trop tard.
1 J. Reinach, Histoire de l’affaire Dreyfus. L’iniquité, la réparation. Les principaux faits et les principaux documents, chapitre 4 « La révision » point X.
2 L. Leblois, L’Affaire Dreyfus, Paris, Librairie Aristide Quillet, 1929, p. 1005.
3 J.-D. Bredin, L’Affaire, Paris, Julliard, 1983, p. 383.
4 V. Duclert, Alfred Dreyfus, L’honneur d’un patriote, Paris, Fayard, « Pluriel », 2006, p. 126.
5 Voir son portrait dans Ch. Vigouroux, Georges Picquart, préface du Grand Rabbin de France H. Korsia, Paris, Fayard, « Pluriel », 2020, p. 57. Et G. Clemenceau, « 17 août 1898, le crime d’innocence », Vers la réparation, 1899.
6 Pour la dénonciation de ces mises à l’écart, voir G. Clemenceau, « 29 juillet et 31 juillet 1898 », Vers la réparation, 1899.
7 G. Clemenceau, « Le 30 juillet 1898. De recul en recul », Vers la réparation, 1899.
8 M. Thomas, L’Affaire sans Dreyfus, dernier chapitre « La débâcle juillet-août 1898 », Paris, Fayard, 1961. Ou G. Clemenceau, « Le 1er septembre 1898. Tout croule », Vers la réparation.
9 G. Clemenceau le 14 novembre 1898, « Dans la bauge », Vers la réparation : « Le mensonge ne veut pas céder. L’iniquité ne veut pas se rendre. »
10 J. Reinach, op. cit., chapitre « La capitulation de Mercier » sur le dossier secret au premier procès de Dreyfus en novembre 1894.
11 G. Clemenceau, « Le 7 août 1898. La faillite », Vers la réparation, 1899.
12 La génération aux commandes est obsédée par la défaite de 1870 et ils entendent « tenir » contre toutes les « pressions ». Dans ses chroniques quotidiennes en 1898, Clemenceau cite Sedan…
13 G. Clemenceau, « Le 2 septembre 1898. Le bilan », Vers la réparation, 1899.
14 H. Guillemin, L’Énigme Esterhazy, Lausanne, La Guilde du livre, 1962, p. 300.
15 Dans sa préface à Jean Barois pour l’édition de la Bibliothèque de la Pléiade des œuvres complètes de Roger Martin du Gard, Jean Bloch-Michel souligne utilement que le gouvernement de Waldeck-Rousseau en 1900 « a pour but essentiel de soumettre au gouvernement civil les institutions qui se sont révélées, au cours de l’Affaire, si puissantes, qu’elles parviennent à mettre en échec l’État lui-même. Ces deux institutions sont l’armée et l’Église ».