N°45 | L'échec

Gilles Dardenne

Échec scolaire

Une approche psychologique

Le problème de l’échec à l’école est relativement récent à l’échelle de la scolarité obligatoire, depuis les quarante dernières années pour faire simple, même si certains spécialistes le font remonter à l’arrivée du collège unique en 1975. Et malgré toutes les mesures successives mises en place, ce sujet est toujours d’actualité : le nombre d’élèves en situation d’échec n’a que peu diminué depuis 2006, même s’il faut noter un progrès notable quant au nombre de sortants sans diplôme. En 2016, la France comptait 19,8 % de jeunes entre dix-huit et vingt-quatre ans non scolarisés, sans emploi et sans formation.

Les psychologues de l’éducation ne s’intéressent pas uniquement à l’analyse des causes possibles au sein du système, mais aussi aux origines possibles de l’échec des élèves. Sur quels fondements théoriques ? Avec quelle pratique ?

  • Référents théoriques

Quand on veut travailler sur l’échec scolaire, on dispose tout d’abord d’études psychanalytiques. Dès 1941, René Laforgue1, qui s’est appuyé sur les travaux de Freud, en particulier Cinq Leçons sur la psychanalyse et Inhibition, symptôme et angoisse, a expliqué que l’échec revêt plusieurs aspects cliniques. Il a notamment mis en lumière le rôle de l’inhibition, cette incapacité à s’engager dans la direction de la réussite avec des stratégies le plus souvent inconscientes menant à l’échec avec comme conséquence la non-réalisation de ses désirs, pouvant aller jusqu’à une névrose d’échec : tout se passe comme si le sujet assimilait la jouissance de la réussite à une jouissance coupable (« Tu n’as pas le droit de réussir, tu n’as pas le droit de jouir d’un succès »). Pour Freud et ses successeurs, l’inconscient serait à l’œuvre dans les cas d’échec pathologique : il y aurait des tensions entre désir de réussir et désir inconscient d’échouer où se cacheraient des interdits en lien avec père et mère.

Sur le terrain, nous rencontrons des élèves qui ne s’autorisent pas à réussir à l’école, leurs parents y ayant eux-mêmes des souvenirs douloureux. C’est un conflit de loyauté qu’il faut désamorcer par un travail spécifique qui prendra en compte le potentiel réel de l’enfant, bien souvent au-dessus de ce qu’il montre en classe, le vécu de la famille et l’idée que l’école est un espace sécure où il pourra s’affranchir du poids de son histoire familiale pour évoluer.

En classe, tenter d’assouvir un désir au risque de se tromper, c’est faire un bout de chemin vers la connaissance, apprendre de soi et des autres. Si l’enfant découvre qu’il s’est trompé, est-ce à dire qu’il serait peu efficient, voire moins intelligent que les autres ? De notre point de vue, c’est plus un problème de manque d’expérience et de compréhension des codes de l’école, cela ne doit pas entamer son goût de l’effort, de la persévérance au bon sens du terme. Un accompagnement sera proposé, afin de lui apprendre à prendre du recul, à analyser les causes de cet échec, à ne pas rester replié sur lui-même et à rester ouvert aux conseils, à prendre du temps pour rebondir.

Il convient de distinguer l’échec du projet de celui de la personne : tu as raté l’objectif que tu t’étais fixé, certes, mais est-ce à dire que tu es un « raté » toi-même ? Sûrement pas ! Tu as échoué dans ce que tu as fait, pas dans ce que tu es ! Or l’enquête pisa 2003 (Programme international pour le suivi des acquis des élèves), qui présente les premiers résultats comparables à l’échelle internationale sur le niveau des élèves de quinze ans en lecture, en mathématiques et en sciences dans vingt-cinq pays de l’ocde, a révélé que les élèves français ont plus peur de se tromper que leurs camarades européens ! Quid du statut de l’erreur et de la créativité ?

Aujourd’hui, l’approche psychanalytique est complétée par la psychologie cognitive et les neurosciences. Elles ont fait une entrée remarquée à l’école avec Stanislas Dehaene, psychologue cognitiviste, qui a été nommé à la tête du Conseil scientifique de l’éducation en 2018.

Les recherches sur le cerveau ont montré que celui-ci est programmé pour établir des régularités : il compare et réalise des prédictions en fonction des observations issues de l’environnement. Et il apprend de ses erreurs de prédiction. C’est ainsi que les connaissances se construiraient, mettant l’erreur au service de l’apprentissage. Si l’enseignant en valorise la dimension positive : « Montre-moi où tu te trompes et je pourrai t’aider à progresser. » Ce discours (le cerveau procède par essais de prédiction), nous le tenons régulièrement aux enseignants ; nous les rassurons sur le fait que toute situation d’apprentissage mène à des écarts entre ce qu’ils ont prévu et ce qui sera maîtrisé, ce pour différentes raisons : explications données, support fourni, type d’exercice…

L’approche des neurosciences n’est cependant pas exempte de critiques. Citons juste ici les travaux du sociologue Stanislas Morel, qui considère qu’elles n’offrent rien de révolutionnaire sous couvert de travaux étayés par l’imagerie médicale : la méthode syllabique, par exemple, faisait consensus depuis longtemps ! Ce qui, en revanche, est vraiment nouveau, c’est la manière d’administrer la preuve de l’efficacité des pratiques pédagogiques en s’appuyant sur les sciences expérimentales dans un univers scolaire. Par ailleurs, en tant que psychologue, nous ne pouvons qu’être d’accord avec Philippe Meirieu, professeur en sciences de l’éducation, qui note qu’« il ne faut pas oublier qu’un élève est un sujet, et qu’un sujet n’est pas réductible à son cerveau »2.

  • L’école peut-elle être un lieu de résilience ?

Il n’est pas rare que certaines personnes confient qu’elles ont croisé dans leur cursus des professeurs tyranniques ou d’autres les ayant soigneusement ignorées, mais heureusement parfois aussi un enseignant qui les a profondément marquées parce qu’il a su leur faire confiance ou leur redonner espoir. L’élève est en effet très sensible aux attentes de son professeur : si ce dernier croit qu’il peut réussir, alors il réussit ! C’est une « prophétie autoréalisatrice », ce que l’on appelle l’effet Pygmalion3. L’inverse existe, c’est l’effet Golem : si l’entourage de l’enfant pense qu’il est limité, alors il échouera. Dans les deux cas, l’influence du regard de l’adulte référent est établie, le professeur étant comme un miroir. Pour Boris Cyrulnik, le maître est « tuteur de résilience » ; il permet à des enfants catégorisés jusque-là comme « vilains petits canards » de devenir de beaux cygnes apaisés4. Marie Anaut5, elle, parle de tuteur de développement : « En dehors de la famille, l’institution scolaire représente l’un des plus riches creusets de liens psychoaffectifs pour l’enfant. »

Quels sont les éléments qui permettent à certains de s’en sortir ? Les facteurs de protection peuvent être fondés sur les liens amicaux noués avec les pairs et les contacts positifs avec un adulte qui pose très clairement le cadre et accorde une valeur saine au fameux « statut de l’erreur ». L’enfant se re-trouve alors valorisé tout autant que ses camarades a priori mieux estimés chez eux. L’enseignant ne se rendant pas toujours compte de son rôle, nous lui en parlons systématiquement lors de nos entretiens.

Peut-on alors dire que l’échec serait un passage obligé vers la réussite ? L’école, même si elle doit être un espace sécure, est aussi un peu, et de plus en plus, l’école de la vie au sens où elle doit former les élèves à l’acceptation de situations nouvelles, ce que nous appelons l’« autrement que prévu » (aqp). En tant que psychologue, nous approuvons aussi les conseils de Daniel Favre6, qui alerte sur les dangers du dogmatisme et de l’addiction aux certitudes, et encourage l’école à être le lieu où l’enfant puisse « sentir ce qu’il pense et penser ce qu’il ressent » afin de diminuer sa peur d’apprendre et donc le rassurer sur la possibilité de se tromper, étape dans la quête de la connaissance. Yves Guégan conseille aux enseignants de valoriser les points de réussite des élèves un peu trop remuants par la ruse7 ! Agir en stratège afin de responsabiliser les élèves pour renforcer la coopération permet de rendre l’école attractive en stimulant la curiosité naturelle de tout enfant, œuvrant ainsi positivement à son estime de soi.

  • Quelles solutions face à l’échec ?

Si notre bureau principal est implanté en Réseau d’éducation prioritaire (rep), notre champ d’intervention est en fait plus large avec des écoles de mixité sociale et d’autres dans des quartiers plus aisés. Cela nous permet d’avoir une bonne représentation de ce qui se fait dans les classes. Partout nous recevons des familles dont les enfants sont en souffrance, pour certains à la limite du décrochage scolaire.

Nous avons déjà évoqué des situations où très clairement les parents ont un souvenir douloureux de leur vie d’écolier. Mais pour d’autres parents, bien installés socialement, ce sont leurs angoisses quant à l’avenir de leur enfant qui transparaissent, les poussant par exemple jusqu’à refaire l’école à la maison le soir pour tenter de compenser le décalage en train de se créer entre leur enfant et le reste de la classe : souci de bien faire avec en arrière-plan la peur qu’il n’y arrive pas plus tard. Bonne intention sans véritable effet, si ce n’est le plus souvent une overdose de savoirs et des conflits intrafamiliaux.

Quel que soit ce qui nous est exposé en entretien, du cas par cas est ensuite nécessaire pour nos suivis. Cela passe par cinq étapes :

  • faire émerger le point de vue de l’enfant parfois pris en otage entre famille et école : « Et toi, tu en penses quoi ? Comment te vois-tu en ce moment ? » L’idée est de comprendre s’il est plutôt en révolte, aigri ou replié sur lui-même, afin de le repositionner progressivement comme acteur de ses apprentissages ;
  • faire comprendre à l’enfant que c’est lui qui nous importe en tant que personne en construction. Dans l’espace de parole offert, nous lui témoignons de l’empathie, nous le rassurons sur son humanité, nous lui montrons que nous-mêmes ne sommes pas parfaits, mais que nous vivons plutôt bien avec nos imperfections. Il faudra un nombre très variable de séances pour qu’il se saisisse de ce discours, mais ce temps va lui permettre progressivement de redevenir sujet, d’accepter déceptions et frustrations, mettant à distance les risques de colère. Les lignes de résistance qu’il s’était maladroitement construites pour tenter de se protéger vont peu à peu bouger, les tensions vont également s’apaiser ;
  • si, grâce à ces actions, l’enfant a compris qu’il va pouvoir se reconstruire au plan narcissique, alors nous pouvons élaborer ensemble ce que nous nommons un projet de remotivation scolaire. « Connais-toi toi-même » disait Socrate à ses disciples ; nous tentons modestement d’appliquer ce précepte pour réinstaller le « je » en mettant en place un travail autour de la connaissance de soi afin qu’il se rende compte que nous lui offrons un autre miroir non déformé dans lequel il va pouvoir se regarder sans honte ni crainte d’être jugé ;
  • ce miroir va avoir une fonction supplémentaire inattendue pour l’enfant, car nous allons réfléchir autour de la question suivante : « Tout être humain a quelque chose de très précieux : un cerveau. Sais-tu comment le tien fonctionne à ton âge ? » Il ne s’agit pas ici de faire un cours de neurosciences, mais de lui faire comprendre qu’il est un être pensant à égale dignité d’avec ses camarades, et qu’à ce titre, s’il ne l’a pas encore fait, il va découvrir qu’il peut prendre du plaisir à résoudre des énigmes, en fonction de ses centres d’intérêt pour commencer. Désormais dans une bonne dynamique, l’enfant se livre alors et révèle qu’il a lui-même constaté qu’il pouvait réussir dans certains domaines, pas forcément scolaires (activité sportive, dessin, jeux vidéo, cuisine…), mais qu’il ne s’était pas encore autorisé à le montrer à son entourage ;
  • l’ultime étape pour notre mission de psychologue de l’éducation : le transfert dans la classe. Si un enfant est en train de changer de comportement dans son investissement de notre lieu de consultation, nous l’amenons progressivement à oser faire de même en classe et, en parallèle, nous préparons son enseignant à changer de regard sur « ces petits riens » qui font qu’il n’est plus le même : il lève le doigt par moments, il est moins agité, ne perd plus ses affaires, se porte volontaire pour telle tâche ou se met à écrire proprement sans plus manger crayon ni gomme… Cette étape ne sera efficace que si le maître constate bien des changements et se les approprie en mettant à disposition des outils pédagogiques adaptés que l’élève sera en mesure de saisir. Celui-ci se sentira compris et reconnu dans ses particularités. À partir de là, son statut d’élève va changer, son estime de soi va se trouver revigorée, le système va se rééquilibrer et nous pourrons nous effacer, non sans avoir refait un point avec la famille pour parler des changements dans une perspective dynamique.

Pour ces changements, nous nous référerons à l’école de Palo Alto et aux travaux de Bateson8 ou de Watzlawick9, qui, soulignant les paradoxes de certaines volontés de changement, qui ne sont en fait que du désir masqué pour que rien ne bouge, proposent une réflexion sur comment sortir de ces impasses en s’intéressant à ce qui se joue en surface, le « quoi = quel est le problème ? », plutôt que d’aller directement creuser du côté des causes profondes, le « pourquoi ? ». Nous pratiquons cette approche systémique développée par Dominique Guichard, ancien psychologue scolaire10. D’autres méthodes sont bien sûr également possibles comme, par exemple, déléguer à des services de soins ou à des professionnels extérieurs à l’école ce travail de reconstruction de la personne.

  • Pour conclure

Si la mission des enseignants est de plus en plus complexe, il nous semble que le rôle du psychologue de l’éducation est d’inciter chacun à mener des actions de prévention ou de remédiation ciblées, quitte à lui-même proposer en complément un espace d’écoute pour l’enfant et sa famille au sein de l’école. Il existe aujourd’hui des dispositifs11 sur l’ensemble du parcours classique d’un élève, y compris pour celui dans le champ du handicap12, et les actions commencent à porter leurs fruits comme les classes relais ou l’école de la seconde chance. L’objectif étant de passer sous la barre des quatre-vingt mille décrocheurs. C’est encourageant. Mais des voix s’élèvent, comme celles de Philippe Meirieu et de Philippe Perrenoud, qui indiquent que l’on ne sera efficace qu’à la condition de s’intéresser dans le même temps à la problématique de la réduction des inégalités13.

L’école de la confiance telle qu’elle est aujourd’hui souhaitée par l’Éducation nationale nous apparaît comme une bonne occasion de faire alliance avec les parents pour essayer de contribuer à la réduction de l’échec scolaire. Dans le respect mutuel des compétences de chacun, si tous les adultes qui entourent l’élève sont attentifs à son évolution, nous faisons l’hypothèse que l’école de la République pourra retrouver avec fierté les valeurs qui ont fait sa réputation au début du xxe siècle, alors même que tous les enfants scolarisés en primaire n’accédaient pas à un niveau d’études élevé. Nous savons bien qu’avec le contexte économique actuel, un jeune adulte instruit et formé, c’est non seulement une main-d’œuvre qualifiée pour répondre aux attentes du monde du travail, mais c’est aussi, et surtout à nos yeux, un citoyen autonome et acteur de la vie démocratique capable de trouver des solutions aux problèmes que nous ignorons aujourd’hui. Savoir s’adapter dans un élan collectif et solidaire aux grands enjeux de demain, cela passe en amont selon nous par un accueil tout particulièrement bienveillant des enfants les plus en difficulté. Le moins nous en laisserons sur le bas-côté, le plus nous obtiendrons une société apaisée sachant faire face aux grands défis de ce si particulier xxie siècle, placé, nous le constatons désormais, sous le signe du « village planétaire » décrit par Marshall McLuhan14 dès… 1967 !

1 R. Laforgue, Psychopathologie de l’échec, Paris, Payot, 1941.

2 Ph. Meirieu, Lutter contre l’échec scolaire. Pourquoi ? Comment ? extrait de sa conférence lors des journées afev 2008.

3 R. Rosenthal et L. Jacobson, Pygmalion à l’école, 1968, rééd. Paris, Casterman, 1994.

4 B. Cyrulnik et J.-P. Pourtois, École et Résilience, Paris, Odile Jacob, 2007.

5 M. Anaut, « L’école peut-elle être facteur de résilience ? », Empan, 2006.

6 D. Favre, Éduquer à l’incertitude, Paris, Dunod, 2016.

7 Y. Guégan, Élèves difficiles ? Osez les ruses de l’intelligence, Montrouge, esf éditeur, 2015.

8 G. Bateson, Premier État d’un héritage, Paris, Le Seuil, 1988.

9 P. Watzlawick et J. Weakland, R. Fisch, Changements, paradoxes et psychothérapie, Paris, Le Seuil, 1975.

10 D. Guichard, Le Psychologue scolaire et la famille, Paris, Retz, 2006.

11 Programme personnalisé de réussite éducative (ppre), élèves à besoins éducatifs particuliers (bep) et Programme d’accompagnement personnalisé (pap).

12 École inclusive avec le Pôle inclusif d’accompagnement localisé (pial) qui gère les accompagnants des élèves en situation de handicap (aesh).

13 Ph. Meirieu, op.cit. ; Ph. Perrenoud, « La triple fabrication de l’échec scolaire », Psychologie française n° 34, 1989.

14 M. McLuhan, Guerre et Paix dans le village planétaire, traduction française Paris, Robert Laffont, 1970.

S’obstiner dans l’échec | C. Vigouroux
I. Gavriloff | Une source d’innovation