Dans notre société, où le héros n’est plus, depuis longtemps, un demi-dieu mythologique, héros et victimes portent un fardeau commun : la curiosité inextinguible de leurs concitoyens. Dans La Prisonnière, Proust écrit : « Après les émotions du palais de justice, on avait été le soir chez Mme Verdurin voir de près Picquart ou Labori et surtout apprendre les dernières nouvelles. » Dreyfus suscitera la même curiosité. Il faut avoir approché celui dont le nom est sur toutes les lèvres… Le héros, comme la victime, est extra-ordinaire, et il s’agit de le voir, d’en parler, de l’évaluer pour le révérer ou s’y référer. Il intimide. Dreyfus et Picquart sont des sujets de conversation avant que d’être des sujets de mobilisation. Des sujets de représentation aussi : images d’Épinal, cartes postales, caricatures en font des modèles, presque des figures qui les dépassent1.
« Qu’il choisisse, s’il veut, d’Auguste ou de Tibère,
« Qu’il imite, s’il peut, Germanicus, mon père.
« Parmi tant de héros je n’ose me placer2. »
La notion de héros est délicate, car la société ne les récompense pas à leur juste valeur. « Nous sommes tous chiffrés, non d’après ce que nous valons, mais d’après ce que nous pesons. […] Ce sentiment est passé dans le gouvernement. Le ministre envoie une chétive médaille au marin qui sauve au péril de ses jours une douzaine d’hommes, il donne la croix d’honneur au député qui lui vend sa voix. Malheur au pays ainsi constitué ! » L’ironie de Balzac dans Un médecin de campagne n’a pas pris une ride. Le héros ne recherche pas la récompense. Il est mû par un ressort intérieur constitué par son engagement professionnel ou philosophique, son attachement aux institutions, son sentiment d’appartenance à la nation.
Pour éviter les confusions, il convient de distinguer le héros, le grand homme et le courageux.
Le héros, qui ose pour une cause, engage tout son être et sa vie pour quelque chose qui le dépasse, qui affronte le tragique, témoigne de sa résistance au mal, en risquant le tout pour le tout. Il est un exemple, parfois un mythe, il entraîne par son action et par son rayonnement. Bien entendu, il sera homme de guerre, général ou homme de troupe, sauveur de la nation, de Du Guesclin à Jean Moulin, en passant par Jeanne d’Arc et Foch. Il peut tomber les armes à la main comme, en 2008, ce sous-officier de la Légion étrangère qui, blessé dans l’embuscade afghane, trouve encore le courage de sortir du couvert pour porter secours à un camarade. Il en mourra. Le héros se sacrifie en action. Il est plus qu’un martyr. Chez Racine, c’est Xipharès autant que Mithridate, Titus autant qu’Alexandre. Toujours audacieux, il peut réussir à échapper au sort funeste qui le guette à chaque instant. Il n’est pas de héros que morts.
Il sera aussi le premier homme qui pose un pied incertain sur la Lune, le pilote endormi qui franchit le premier l’Atlantique sur son aéronef transformé en citerne volante, celui qui outrepasse la dimension normale de l’humain3. « Ce que j’ai fait, je le jure, aucune bête ne l’aurait fait », disait Henri Guillaumet. Même à terre, le héros sert une cause élevée. Sinon c’est un héros perdu, c’est-à-dire le contraire d’un héros.
Il y a le héros sacrificiel qui harangue les soldats du coup d’État du haut de sa barricade et auquel on répond par du plomb. C’est le récit tragique de la tentative de Denis Dussoubs à la barricade du « Petit-Carreau » de convaincre les soldats de la répression de 1851 de rallier la République4. Il en mourra. Ce héros sacrificiel n’est pas nécessairement un chef. Ce peut être un petit, qui résiste au ras du sol, comme l’ouvrier antinazi Quangel, de Seul dans Berlin de Hans Fallada. Il n’en finira pas moins dans les geôles de la Gestapo.
Il y a le héros persévérant. C’est le conseil de Gottfried au Christophe de Romain Rolland :
« Il faut faire ce qu’on peut… als ich kann.
« C’est trop peu, dit Christophe, en faisant la grimace. Gottfried rit amicalement :
« C’est plus que personne ne fait. Tu es un orgueilleux. Tu veux être un héros. C’est pour cela que tu ne fais que des sottises… Un héros ! Je ne sais pas trop ce que c’est ; mais vois-tu, j’imagine ; un héros, c’est celui qui fait ce qu’il peut. Les autres ne le font pas. »
Faire comme on peut, autant que l’on peut, tout ce que l’on peut. Chacun à sa place. L’appel mobilisateur du candidat président Obama « Yes we can » se place ainsi dans une longue tradition. Avant même l’héroïsme, la volonté prime en fonction de la capacité.
Dans la persévérance, qui peut devenir résistance, le héros accède à une part de mystère.
Le héros est tout à la fois vaillant, courageux et plus encore. C’est dans ce « plus encore » qu’il se révèle. Pour illustrer ce qu’est un « trait d’héroïsme », le manuel de Morale en action de 1821 évoque Jean de Chourses, fidèle d’Henri III, saisi par les rebelles mais qui refuse de renier son roi : « Je n’ai jamais commis de lâcheté ; le serment que vous voulez que je fasse en serait une, leur répondit-il ; vous pouvez m’ôter la vie, mais vous ne m’ôterez jamais l’honneur5. »
Il y a le héros de l’instant, celui que les Allemands qualifient de Zufallsheld6, et qui redevient M. Tout-le-monde après son exploit. Selon La Bruyère, « on rêverait de certains personnages qui ont une fois été capables d’une action noble, héroïque, et qui a été sue de toute la terre, que sans paraître comme épuisés par un si grand effort, ils eussent du moins dans le reste de leur vie cette conduite sage et judicieuse qui se remarque même dans les hommes ordinaires ». Que devient le héros après l’héroïsme ?
Plutôt que de se souvenir et de chercher la célébration, le héros vrai continue la vie qu’il s’est choisie. Du Bellay célèbre le héros modeste qui reprend sa vie d’hier après son épopée :
« Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
« Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
« Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
« Vivre entre ses parents le reste de son âge ! »
Et il y a le héros de la durée, de la persévérance, comme Nelson Mandela, qui, patient, attend de longues années, toujours mobilisé, dans sa prison. Peut-être ceci nous indique que les vrais héros sont ceux qui n’agissent pas pour en être mais pour la finalité qu’ils se sont données en eux-mêmes, qui poursuivent en pleine indépendance une quête qu’ils sont seuls à pouvoir assumer, sans toujours pouvoir l’expliquer. Le philosophe Alain, sorti de la Grande Guerre, a senti, comme souvent, ce mystère : « Le héros est abondamment ravitaillé de raisons extérieures, et proprement académiques ; mais il les repousse, non sans politesse ; il pense à autre chose ; il est aux prises avec un autre genre d’esclavage, qui lui est intime. De là un appétit de mourir qui étonne le spectateur. Car pourquoi ce garçon clairvoyant et cynique, qui ne s’est jamais permis le moindre développement emphatique, pourquoi ce garçon qu’une blessure a privé de l’usage de son bras gauche, arrive-t-il à se retrouver aviateur et à voler sur les lignes ? […] L’opinion les honorait assez. L’opinion les retenait à l’arrière. Mais ils se moquaient de l’opinion. »
Picquart et Dreyfus, heureusement, ne sont pas fascinés par la mort. Picquart met en garde7 ceux qui voudraient attribuer à un « suicide » sa mort éventuelle en prison, et Dreyfus écrit le 9 juin 1895 depuis son île désespérante : « Tout pour moi est blessure, tant mon cœur saigne ; la mort serait une délivrance : je n’ai pas le droit d’y penser. » Ils ne se moquent pas de l’opinion, ils comptent sur elle. Les soutient la fureur intérieure contre la scélératesse qui leur est faite, la fureur de vivre pour témoigner et retrouver la France qu’ils veulent pouvoir respecter pour l’aimer.
Le « grand homme » qui illustre une nation, ou même l’humanité, auquel « la patrie sera reconnaissante », allie l’autorité, le génie, la hauteur de vue et la référence pour la population qui se retrouve en lui. Jules Ferry, Gambetta ou Clemenceau sont des « grands hommes », avec leurs fulgurances et leurs erreurs. Le sont également des scientifiques ou des écrivains : Pasteur, Marie Curie, Victor Hugo. Dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Condorcet cite « trois grands hommes », Bacon, Galilée et Descartes, qui ont contribué à briser les chaînes de l’esprit des hommes. Ce sont ces « morts illustres » décrits par Jean-Claude Bonnet8 qui justifient la question de Jacques Julliard : « Que sont les grands hommes devenus9 ? »
La personne courageuse, simplement courageuse et déterminée, est à l’image de ces vieilles femmes tragiques rapprochées en 1940 des jeunes officiers par Claude Simon, dans L’Herbe « faisant preuve d’autant de tranquille courage – ou inconscience : c’est la même chose – que les jeunes, farauds, héroïques, désuets et absurdes saint-cyriens en casoar et gants blancs […]. Nous aurons au moins appris cela : si endurer l’histoire (pas s’y résigner : l’endurer), c’est la faire, alors la terne existence d’une vieille dame, c’est l’histoire elle-même, la matière même de l’histoire ». L’histoire a besoin de tous, le courage est bien partagé et la simple vaillance encore plus.
Car avant d’être un héros, il faut être vaillant, au sens de Philippe Roth, dans La Tache : « Il l’aimait. Parce que c’est dans ces moments qu’on aime quelqu’un, quand on le voit vaillant, face au pire. Pas courageux, pas héroïque. Seulement vaillant. » Seront vaillants « face au pire », toujours modestes et engagés « les justes parmi les nations », qui sortent d’eux-mêmes pour sauver au risque de leur propre vie, pour affirmer leur dignité d’homme capable de donner refuge au juif persécuté.
Picquart et Dreyfus ne sont ni des héros ni des « grands hommes », mais des « hommes sans qualité » qui ont su être eux-mêmes dans les pires conditions, dans les agressions constantes, face à la haine à l’état pur, face aux insultes antisémites, pour répéter leur foi en la justice et en l’armée, leur certitude que la République finirait par reconnaître que ses institutions peuvent se tromper. Ils ont tenu des années en endurant sans jamais se résigner. Tous deux ont saisi les présidents de la République successifs, ont voulu, envers et contre tout, faire confiance aux pouvoirs publics ; ils n’ont cessé de croire en la victoire du droit. Et ils ont eu raison contre tous les abandons. Ils ont fait l’Histoire, ils l’ont illustrée sans avoir besoin d’être des héros.
Picquart et Dreyfus sont chacun victimes d’injustices forcenées, durables et organisées. La victime est non consentante, contrainte, assaillie, sans raison ni motifs tenant à elle-même, elle peut être choisie au hasard. Mais ici point de hasard. Tout ce qui arrive à Picquart résulte de son engagement et de sa volonté ; il est victime d’une haine que décrit bien Proust10 : « Le colonel Picquart avait une grande situation dans l’armée, mais sa Moire l’a conduit du côté qui n’était pas le sien. L’épée des nationalistes tranchera son corps délicat et il servira en pâture aux animaux carnassiers et aux oiseaux qui se nourrissent de la graisse des morts. » Certains ne lui pardonnent pas de n’être pas resté sur sa « grande situation » muet et consentant. Tout ce qui arrive à Dreyfus résulte de ce qu’il est un officier républicain et juif. Lui aussi était programmé pour mourir loin des siens, livré aux « animaux carnassiers et aux oiseaux » de l’île du Diable. Certains ne lui pardonnent pas, tout simplement, d’être ce qu’il est.
Au-delà, quatre possibilités s’offrent à l’observateur : Picquart, seul, est un héros ; Dreyfus, seul, est un héros ; les deux hommes sont des héros ; aucun des deux n’est un héros.
Picquart sans Dreyfus, un héros ? Certains opposent Picquart le héros, qui, de sa propre initiative, rejoint Bernard Lazare et Mathieu Dreyfus, le frère « héroïque », Reinach et Zola, Jaurès et Clemenceau dans un combat violent pour Dreyfus et le droit, à Alfred Dreyfus, digne et solide dans la souffrance mais victime et innocent. Et même double victime, si l’on peut dire, de ses condamnations injustes par les conseils de guerre de Paris et de Rennes et de son imparfaite réintégration dans l’armée en 1906 qu’ensuite ni Clemenceau ni Picquart ministre n’auront le courage de corriger.
Picquart est présenté comme le héros qui a osé braver ses supérieurs au nom de la vérité, s’extraire de sa hiérarchie, incarner l’institution contre la dérive. Au premier rang de ces thuriféraires, Francis de Pressensé et son livre célèbre L’Affaire Dreyfus, un héros, le colonel Picquart, de 1898. Mais cette ligne est datée, Picquart n’est qualifié de héros que pour réussir à l’extraire de prison, pour le ramener libre de témoigner et de combattre dans les prétoires et dans la presse. Sorti de ses geôles, il est encore un personnage, il n’est plus un héros. Et, comme une pique, Bernard Lazare avait salué Mathieu Dreyfus, le frère courageux, « un vrai héros, celui-là ».
Dreyfus, seul héros ? Le débat est vif depuis longtemps entre ceux pour qui Dreyfus est une victime et ceux pour qui il est un héros. Dans les rangs des premiers, Octave Mirbeau ; certains observateurs catholiques11 qui admettent a posteriori que « la majorité des catholiques se rangèrent du côté des défenseurs du principe d’autorité et des apologistes du tribunal militaire » ; Marcel Thomas, qui explique le titre de son Affaire sans Dreyfus comme ne procédant pas « d’un parti pris délibéré de minimiser le calvaire physique et moral qu’eut à subir le malheureux officier, victime à la fois de la fatalité, des préjugés, de l’aveuglement » ; Victor Basch, qui rapporte12 que Dreyfus se considère comme « un simple petit officier d’artillerie qu’une tragique erreur a empêché de suivre son chemin. Le Dreyfus symbole de la Justice, ce n’est pas moi. C’est vous autres qui avez créé ce Dreyfus-là ! » ; et surtout Clemenceau dans ses chroniques13.
Dans les rangs des seconds, Vincent Duclert proposant l’entrée au Panthéon d’Alfred Dreyfus, dont il a signé la biographie de référence14 ; Henri Guillemin, hostile à Picquart. Et la plaque discrète apposée sur la maison d’enfance de Dreyfus à Mulhouse : « Victime héroïque de l’Affaire… » L’ouvrage collectif de 2009 Être dreyfusard aujourd’hui15 a retracé cette controverse à propos de l’idée, non retenue par le président Chirac, de faire entrer Alfred Dreyfus auprès de Zola au Panthéon. Mais nul n’a jamais fait la même proposition pour Picquart. Picquart n’est pas un héros sans Dreyfus. Dreyfus n’est pas un héros sans Picquart et les autres combattants de la cause.
En troisième lieu, il pourrait être tentant de qualifier, ensemble, les deux hommes de « héros », et ceci non sans raison : c’est le journal dreyfusard Le Siècle qui, le 13 juillet 1906, en première page, sous la direction de son rédacteur en chef Paul Desachy, salue l’arrêt de réhabilitation rendu par la Cour de cassation : « Nous n’avons pas fait l’affaire Dreyfus. Nous l’avons subie. Mais nous jugeons salutaire qu’elle se soit produite. Elle a élevé l’âme du pays, elle lui a donné le sentiment du juste ; elle a trempé le caractère de nombre d’entre nous qui sont devenus meilleurs et plus virils à travers tant d’épreuves. Elle a révélé de véritables héros. »
Picquart héros pour avoir refusé l’injustice. Il a su faire preuve de cette « stoïque fermeté » dont son ami Leblois le crédite dans son incontournable et pourtant méconnue histoire de L’Affaire16. Il est ce « héros militaire honoré » auquel les auteurs d’Être dreyfusard aujourd’hui préfèrent le courageux commandant Forzinetti. Il en fallait du courage pour s’extraire temporairement des automatismes de l’institution militaire, démontrer patiemment que l’armée ne perdrait rien à admettre la vérité et, qu’au contraire, elle accomplirait sa mission et son destin en saluant l’innocence.
Thibaudet17 se souvient : « Lorsque le général Gonse disait à Picquart, ou, si l’on veut, était censé lui dire « Taisez-vous, et l’on ne saura rien !», le général Gonse disait vrai. Et si Picquart avait suivi ce conseil, je ne dis pas qu’on n’aurait rien su (Bernard Lazare publia sa brochure sans connaître encore l’existence des doutes de Picquart), mais enfin Dreyfus serait vraisemblablement mort à l’île du Diable. » Pour Georges Wormser, le collaborateur de Clemenceau, « certains traits de psychose militaire, d’ascendance alsacienne et de dilettantisme se trouvent chez ce héros. Mais son courage, la rigidité de sa conscience, son esprit de sacrifice dominent »18. Pour Jean-Denis Bredin, c’est un « héros » entre guillemets19.
Dreyfus héros pour avoir refusé de plier, d’abandonner, de renoncer, d’avouer ce qu’il n’avait pas fait ou de se supprimer. Il a toujours montré « l’âpre volonté de réhabilitation », selon les mots de Leblois dans son histoire précitée20. Robert Badinter explique que « si Dreyfus était au départ une victime du destin qui lui avait été imposé, dans les années de souffrances extrêmes qu’il a subies, il est devenu un héros de sa propre histoire ». La formule ne signifie pas automatiquement héros de l’Histoire. Plutôt sujet de sa propre histoire qui s’inscrit dans l’Histoire. Mais elle exprime l’idée forte d’un héroïsme de résistance et de dignité. « Toujours, avec une infatigable énergie, il a affirmé son innocence21. » Et Émile Zola publie le 29 septembre 1899 sa lettre à Mme Dreyfus dans laquelle il recommande à Dreyfus, récemment gracié, de tout expliquer à ses enfants : « Quand il aura parlé, ils sauront qu’il n’y a pas au monde un héros plus acclamé, un martyr dont la souffrance ait bouleversé plus profondément les cœurs. Et ils seront très fiers de lui… »
Tous deux, avec beaucoup d’autres, ont fait l’Histoire.
En quatrième lieu, pourtant, il est probablement plus conforme à la réalité de saluer ces deux officiers qui sont restés fidèles à leur institution, à leur mission et à la République, malgré les années d’erreur officielles répétées, sans nécessairement les ériger en héros. Ils ont été tous deux les « victimes de l’Affaire », comme le rappelle Le Temps du 14 juillet 1935, à la mort d’Alfred Dreyfus. D’autres militaires s’en sont tenus à l’honnêteté et à l’indépendance d’esprit qui leur a coûté cher, le capitaine Mayer et le lieutenant Chaplin, le capitaine Carvallo et le commandant Heymann.
La vérité est probablement plus proche de ce que dépeint Hannah Arendt à propos de Picquart : ni héros ni victime, « cet homme totalement dénué d’esprit de clan et d’ambition était Picquart. L’état-major n’allait pas tarder à être plus qu’excédé par cet esprit simple, tranquille et politiquement désintéressé. Picquart n’était pas un héros, et certainement pas un martyr. Il était de ces citoyens qui prennent un intérêt modéré aux affaires publiques mais qui, à l’heure du danger, pas une minute avant, se dressent pour défendre leur pays avec autant de naturel qu’ils accomplissaient auparavant leurs tâches quotidiennes ». Il en va de même, à sa manière valeureuse, étrangère à la vengeance, d’Alfred Dreyfus.
Le héros fait l’objet d’un culte comme le célébrait Thomas Carlyle. Ni Picquart, longtemps oublié, ni même Dreyfus en tant qu’homme et officier n’ont fait l’objet d’un « culte ». Depuis quelques années, l’armée les reconsidère, comme en témoigne d’abord le grand discours du président Chirac à l’École militaire le 12 juillet 2006 pour le centenaire de la réhabilitation, dont le propos se termine par les mots : « Aujourd’hui, en honorant Dreyfus, Picquart et tant d’hommes d’exception, c’est à la République, et aux valeurs sur lesquelles la France s’est construite, qu’en réalité nous rendons hommage. » Et aussi le livre référence du général Bach, ancien chef du service historique des armées, L’Armée de Dreyfus (2004), ainsi que l’évocation de Picquart à Saint-Cyr Coëtquidan en juillet 2010 à l’initiative courageuse du général Bonnemaison, commandant des écoles. L’armée de la nation, mandatée et portée par la nation, a tout intérêt à assumer pleinement les ombres et les lumières de son histoire. Des ombres qu’elle a souvent partagées avec les autorités politiques et des lumières faites de bien des lucioles modestes et héroïques.
Dreyfus et Picquart sont des « hommes d’exception », de « grandes figures » au sens du livre de Paul Desachy sur l’avocat Louis Leblois22 – ce dernier a été le soutien inaltérable de Picquart et militant puissant du dreyfusisme. Ils sont tous deux des exemples de dignité, de courage, de volonté et de persévérance, de loyauté à l’esprit de défense nationale, Picquart en ne pliant pas aux pressions contre la vérité, Dreyfus en ne succombant pas au désespoir auquel on voulait le réduire et tous deux se battant pour la vérité. Surtout, ils sont des références de raison combattante : le premier en poursuivant envers et contre tout « la justice par l’exactitude », le second en menant lui-même, par la foi en la raison triomphante, les stratégies de conviction et de preuve qui conduiront finalement à la reconnaissance définitive de son innocence.
Aucun des deux personnages ne s’est jamais mis en avant pour lui-même. Discrets et secrets par nature, formation et habitude, ils ne se sont pas posés en héros mais en officiers citoyens qui remplissent leurs devoirs. Et attendent des autres officiers, y compris de leurs supérieurs, qu’ils fassent montre dans leur comportement de la même exigence professionnelle.
Ils ont prouvé que l’armée n’est jamais autant dans son rôle que lorsqu’elle associe, avec le courage qui caractérise ses serviteurs, le respect de la vérité des faits et l’attachement aux principes de la Constitution. Elle est alors à la fois l’armée nouvelle et l’armée éternelle.
Alors seulement, l’héroïsme de ses hommes et femmes peut produire des héros. Et des militaires dont le nom restera. Parce qu’à leur manière, ils sont, avec une discrète ténacité, pour chaque génération, des refondateurs de l’armée de la nation.
1 « Le héros, d’Achille à Zidane », exposition présentée à la bnf en 2007-2008.
2 Racine, Britannicus, acte I, scène 2.
3 « Les héros de la ligne : pionniers du ciel », supplément consacré à l’aéropostale, Le Monde, 16 septembre 2010.
4 Victor Hugo, Histoire d’un crime, La Fabrique, 2009, p. 501.
5 La Morale en action ou élite de faits mémorables et d’anecdotes instructives propres à former le cœur des jeunes gens, Clermont-Ferrand, Pélission, 1821.
6 Littéralement, « le héros de hasard ». Voir Bernd Rüthers, Verräter, Zufallshelden oder Gewissen der Nation, Tübingen, Mohr Siebeck, 2008, à propos de la capacité de résistance à la dictature.
7 Voir Daniel Halévy, Décadence de la liberté, Paris, Grasset, 1932, p. 175.
8 Jean-Claude Bonnet, « Les Morts illustres. Oraison funèbre, éloge académique, nécrologie », in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1986.
9 Jacques Julliard, Que sont les grands hommes devenus ?, Paris, Perrin, 2010.
10 Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, Paris, Livre de poche, 1971, p. 326.
11 Voir Robert Cornilleau, De Waldeck-Rousseau à Poincaré, chronique d’une génération, Paris, Spes, 1927 p. 49 et suiv. ; un chapitre sur la « révolution dreyfusienne ».
12 Victor Basch, Cahiers des droits de l’homme, 15 juillet 1935, reproduit dans Victor Basch le deuxième procès Dreyfus, Berg international, 2003, p. 189.
13 Voir notamment « Nous demandons justice » du 29 novembre 1898.
14 Vincent Duclert, Alfred Dreyfus, l’honneur d’un patriote, Paris, Fayard, 2006.
15 Gilles Manceron, Emmanuel Naquet (dir.), Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 19.
16 Louis Leblois, L’Affaire Dreyfus, Paris, Librairie Aristide Quillet, 1929, p. 65.
17 Écrit en février 1933. Voir Albert Thibaudet, Réflexions sur la politique, Paris, Robert Laffont, 2007, p. 654.
18 Georges Wormser, Clemenceau vu de près, Paris, Hachette, 1979, p. 150.
19 Jean-Denis Bredin, L’Affaire, Paris, Julliard, 1983, p. 495.
20 p. 65.
21 Jean Jaurès, Les Preuves, Paris, La Découverte, 1998, p. 57.
22 Paul Desachy, Une grande figure de l’affaire Dreyfus, Louis Leblois, Rieder, 1934.