N°45 | L'échec

Alain Duhamel

L’échec en politique

Inflexions : Alain Duhamel, pour vous qui observez la vie politique depuis les années 1960, pensez-vous que l’échec en politique soit seulement un échec électoral ?

Alain Duhamel : L’échec électoral est le plus simple à analyser et à hiérarchiser. Mais il existe différents types d’échecs et différents types de comportements. En fait, une vie politique normale est une succession d’échecs ! Des échecs électoraux, qui ne sont pas forcément individuels et dont on subit les effets, et des échecs devant les obstacles à la politique que l’on veut mener quand on est au pouvoir ou que l’on veut empêcher quand on est dans l’opposition. Donc, d’une certaine façon, faire de la politique, c’est fabriquer des échecs.

Inflexions : Face à l’échec, les politiques se construisent-ils une cuirasse ou expriment-ils une vulnérabilité ?

Alain Duhamel : Il n’y a évidemment pas de règle générale. Cela dépend des tempéraments et des circonstances. Après un échec marquant, par exemple à l’élection présidentielle ou lorsque le gouvernement que l’on a dirigé est balayé par les élections législatives, on peut observer plusieurs types de réactions.

La première est la rupture avec la vie politique, c’est-à-dire la retraite. Citons le général de Gaulle en 1946, furieux de voir les Français préférer un régime institutionnel parlementaire au système présidentiel qu’il appelait de ses vœux, le seul, selon lui, qui permette de gouverner. Les partis retrouvant leur rôle hégémonique, il préfère s’en aller, à la surprise générale. Son geste fait d’ailleurs l’admiration de Maurice Thorez, alors secrétaire général du Parti communiste et ministre d’État dans son gouvernement, qui déclare : « Ce départ ne manque pas de grandeur. » On peut encore citer le général de Gaulle en 1969. D’une certaine manière, il a préparé son échec, il l’a peut-être même inconsciemment voulu. Dès le résultat du référendum1, il publie un communiqué de trois lignes, puis, jusqu’à sa mort en 1970, ne dira plus un mot, n’écrira plus une ligne publique, à part un communiqué théoriquement bienveillant, mais glacial, au moment de l’élection de Georges Pompidou.

On peut citer aussi Lionel Jospin en 2002, battu dès le premier tour de l’élection présidentielle par Jean-Marie Le Pen, et qui annonce immédiatement qu’il prend sa retraite et refuse de conduire son parti aux élections législatives. Il ne reviendra jamais sur sa décision, même s’il a été tenté de le faire en 2007, mais il est trop fier pour l’avoir exprimé en public.

Sur un plan moins spectaculaire, on peut citer Pierre Mendès France, qui quitte le gouvernement en 1945 – il est alors ministre de l’Économie – quand le général de Gaulle préfère la politique financière laxiste de René Pleven, ministre des Finances, à la politique de rigueur qu’il prône. Il ne reviendra qu’en 1954, avant d’abandonner définitivement la vie politique active en 1968, après avoir été battu aux législatives par Jean-Marcel Jeanneney. Citons encore Antoine Pinay, l’ancien président du Conseil le plus populaire de la IVe République, qui, en 1962, quitte le gouvernement parce qu’il est en désaccord avec la conception du pouvoir du général de Gaulle et prend une retraite définitive. Autant de ruptures…

Première réaction donc : je suis battu, je connais un échec, je refuse cette situation, je m’en vais pour ne pas revenir. C’est la réponse la plus altière.

La deuxième, la plus classique chez les hommes politiques, c’est la tentation de la revanche. Sous la IIIe République, Clemenceau, Poincaré et Herriot en étaient des spécialistes. À peine battus qu’ils repartaient au combat, gagnaient généralement la revanche, mais perdaient la belle. Plus près de nous, il y a François Mitterrand, qui s’est présenté trois fois à l’élection présidentielle. Après chaque échec, il mettait en place une nouvelle stratégie de reconquête. Pareil pour Jacques Chirac, élu la troisième fois lui aussi, avec des stratégies différentes d’une élection à l’autre : en 1981, il menait campagne contre la droite, c’est-à-dire contre Valéry Giscard d’Estaing ; en 1988, il bataillait contre la gauche, contre François Mitterrand ; en 1995, il incarnait le centre gauche face à la droite d’Édouard Balladur. Citons encore Jean-Marie Le Pen, Marine Le Pen, qui va être candidate pour la troisième fois, François Bayrou, qui s’est présenté trois fois également, Ségolène Royal, dont on voit bien qu’elle compte, elle aussi, prendre sa revanche, comme Jean-Luc Mélenchon et même François Hollande, qui donne le sentiment de ne pas avoir abandonné tout espoir de retour ; Nicolas Sarkozy, lui, est un revenant perpétuel, car il conserve un ascendant sur une partie des Français. Ce désir de revanche est la réaction la plus classique, la plus banale, la plus humaine.

Troisième réaction, rarissime : la reconquête finale. En 1946, de Gaulle quitte le pouvoir mais tente de prendre immédiatement sa revanche ; il rate le coup avec le rpf, mais revient en 1958 alors qu’en 1956 seulement 3 % des Français pensaient un tel retour possible. C’est une reconquête réussie. Valéry Giscard d’Estaing, lui, a échoué. Après avoir été battu en 1981, il décide de repartir à la base : il se fait d’abord réélire conseiller général, puis député, puis président d’une commission à l’Assemblée nationale, puis essaye par tous les moyens de retrouver l’investiture présidentielle, en vain. C’est la revanche la plus orgueilleuse.

Enfin, il existe une dernière réaction possible : le renoncement. C’est-à-dire, non pas claquer la porte en disant « je ne fais plus de politique », comme l’ont fait de Gaulle, Mendès ou Jospin, mais accepter une rétrogradation. C’est le cas de Jacques Chaban-Delmas, qui, après avoir été candidat à l’élection présidentielle en 1974, sera président de l’Assemblée nationale ; de Raymond Barre, qui acceptera de redevenir député ; d’Édouard Balladur, qui sera président de commission ; d’Alain Poher, de Jean Lecanuet, de Jacques Delors, de Pierre Messmer, d’Edgar Faure, de Michel Debré, qui rêvait de succéder au Général, de Maurice Couve de Murville, de Pierre Mauroy après avoir été à Matignon, de Villepin, de Fillon, Juppé, Valls, Léotard, Jean-Jacques Servan-Schreiber….

La première réaction (la rupture) est la plus prestigieuse, la deuxième (tentation de la revanche) est la plus classique, la troisième (la tentative de reconquête), la plus atypique, la quatrième (le renoncement, la rétrogradation, la modestie démocratique) est la plus fréquente.

Inflexions : Y a-t-il des échecs plus humiliants que d’autres ? Ou des échecs glorieux ?

Alain Duhamel : Les deux existent. L’échec humiliant, c’est celui de Lionel Jospin, qui, à la surprise générale, et à la sienne d’ailleurs (à la mienne aussi), ne se qualifie pas pour le second tour de l’élection présidentielle, devancé par Jean-Marie Le Pen. Mais il existe d’autres formes d’humiliation moins évidentes : Jacques Chaban-Delmas éliminé dès le premier tour en 1974 ; Edgar Faure ou Pierre Messmer qui ne parviennent pas à se qualifier. Des humiliations vraies, cela existe. Humiliation également quand on obtient des scores bien inférieurs à ceux espérés. Je pense à Benoît Hamon ou à François-Xavier Bellamy aux dernières élections européennes ou aussi à Laurent Wauquiez. Ceux qui sont obligés de s’effacer malgré eux se sentent humiliés. Et l’humiliation est telle que leur inconscient les pousse peut-être à affronter des situations dont ils savent qu’ils ne seront non seulement pas vainqueurs, mais même pas bénéficiaires.

Inflexions : Existe-t-il des échecs flatteurs ?

Alain Duhamel : Oui. C’est le cas du gouvernement de Mendès France (18 juin 1954-5 février 1955). Il rompait avec les habitudes parlementaires, annonçait des objectifs précis et un calendrier strict. Une fois ces objectifs atteints et le calendrier respecté, il est devenu tellement populaire que l’Assemblée nationale a pris peur et l’a écarté pour être sûre qu’il ne réussisse pas au-delà de ce qui était prévu. On peut parler d’échec glorieux.

Inflexions : L’échec est-il vécu par le politique comme étant de sa seule responsabilité ou va-t-il faire porter celle-ci par un collectif ?

Alain Duhamel : Il y a ceux qui endossent leurs échecs, tel Pierre Mendès France qui se retire définitivement de la politique après 1968 ; son échec n’est pas un déshonneur, mais il en tire toutes les conséquences. Il y a ceux qui s’en prennent aux autres : en 1946, le général de Gaulle fait porter aux partis politiques la responsabilité de son départ. Il y a aussi une situation spécifique de la Ve République. Aujourd’hui, quand un président est en difficulté, il se retourne vers son Premier ministre. Ce fut le cas de Valéry Giscard d’Estaing avec Jacques Chirac et réciproquement, de François Mitterrand avec Michel Rocard, auquel il a fait porter la responsabilité d’un enlisement qui pourtant était largement imaginaire. Et il y a ceux qui refusent totalement la responsabilité de leur échec, même si elle est patente, et qui s’en prennent au système : humilié par son score à l’élection présidentielle de 1981, Georges Marchais refuse d’admettre que lui et le parti communiste puissent être fautifs ; il dénonce alors une conjuration des journalistes, de la justice politique, des forces économiques, de l’Europe et du monde entier… C’est l’aveuglement absolu, peut-être nécessaire.

Inflexions : Une personnalité comme Chevènement considère-t-elle son départ comme une victoire et non comme un échec ?

Alain Duhamel : Chevènement ne tient pas ses démissions pour des victoires, mais pour des honneurs. Il a une conception militaire de la défaite. N’étant pas parvenu à imposer sa position au sein du gouvernement, alors qu’il sait parfaitement que c’est le président Mitterrand qui décide, il préfère s’en aller. C’est tout à fait honorable. Mais ce départ, c’est de la faute des autres. Il considère qu’il a toujours raison, même quand il change complètement d’attitude politique : avant 1981, il est à la gauche de la gauche, dans les négociations entre socialistes et communistes, il va vers les communistes ; en 2002, au contraire, il incarne une sorte de nationalisme social. Même s’il change de stratégie, il considère qu’il agit toujours en homme d’État. Il a le culte d’un statut virtuel.

Inflexions : Sur un plan général, les institutions de la Ve République rendent-elles plus difficile l’échec, qui était banal sous la IVe ? Ont-elles rendu celui-ci plus cruel en le rendant moins fréquent ?

Alain Duhamel : La Ve République, parce qu’elle a instauré la stabilité présidentielle, a en effet raréfié les échecs spectaculaires. Sous la IIIe, la durée moyenne d’un gouvernement était de six mois ; sous la IVe elle était de neuf mois. Aujourd’hui, les présidents terminent leur mandat, sauf s’ils décident de l’interrompre comme l’a fait le général de Gaulle. Les échecs sont donc moins nombreux, mais parce qu’ils remontent au sommet ils sont plus visibles et plus douloureux. Sous la IVe République, on relativisait les succès dans le domaine économique et social, et on mettait en exergue les défaites politiques ; les gouvernements ne duraient parfois que quarante-huit heures. Sous la Ve, c’est complètement différent : on a la stabilité, mais en raison d’une personnalisation du pouvoir beaucoup plus accentuée, et qu’en plus il s’agit d’une dyarchie, en cas d’échec, on ne dit pas que c’est celui du ministre de l’Agriculture ou de la Santé, mais celui du gouvernement, voire du président. Les échecs sont donc plus rares, mais politiquement beaucoup plus lourds.

Inflexions : Pensez-vous, sans être devin, que dans le futur l’éparpillement des suffrages, l’individualisme, la montée des opinions publiques façonnées par les réseaux sociaux vont rendre de plus en plus probable l’échec permanent des élus politiques ?

Alain Duhamel : Effectivement, l’évolution de la société, la disparition des solidarités traditionnelles, sur les plans social et religieux, leur effondrement, la recréation permanente de clivages, tout au moins dans la phase actuelle, font qu’il est de plus en plus difficile pour un gouvernement de mener et de réussir une politique. La question qui se pose est de savoir (question éternelle depuis la Révolution) si la France est gouvernable ? La réponse est : rarement. Mais une nouvelle question est en train d’émerger : la France est-elle présidable ? Il va en effet devenir de plus en plus difficile de se faire réélire, donc de disposer de la vraie durée, alors que l’on sait que pour mener à bien une politique économique il faut au moins dix ans. Ce fut le cas par exemple en Allemagne ou au Royaume-Uni, pas en France, en Espagne ou en Italie. La France sera-t-elle gouvernable ? Présidable ? Le président ne risque-t-il pas d’être épuisé au bout de deux ans ? C’est ce que nous vivons depuis trois mandats : on a l’impression que pour Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron, la force d’impulsion s’est épuisée au bout de deux ans devant la coagulation des refus. Donc, la question se pose effectivement.

Inflexions : La démocratie ne repose-t-elle pas sur la remise en cause permanente des mandats ? Sur l’échec des politiques ?

Alain Duhamel : En tout cas, les démocraties sont obligées de répondre à deux forces parallèles : d’une part les oppositions, les adversaires, les oppositions sociales et syndicales, et d’autre part l’univers des réseaux sociaux, dont on voit bien que la puissance est ascendante et qu’elle est antagoniste de la société représentative. Il existe donc désormais une société représentative classique aux adversaires identifiés, légitimes, parfois surmontables, et une société d’opinion totalement incontrôlable, fondée sur les réseaux sociaux jouant de leur clandestinité et très largement complotistes. C’est une société imaginaire qui a des effets sociaux mesurables. Cette forme de démocratie directe parcellaire est très difficile à maîtriser et à réguler. Cela veut dire que les dirigeants, les élus, le pouvoir, les chefs d’État ou de gouvernement auront des adversaires de plus en plus puissants à un moment où leurs pouvoirs sont indispensables face à une situation démographique, environnementale et économique mondiale de plus en plus inquiétante. Un dirigeant a besoin de pouvoir, or il en a de moins en moins, ce qui avantage les dictatures par rapport aux démocraties. Avec cette limite que l’on n’a jamais vu une dictature réussir et que l’on a vu des démocraties ne pas échouer…

Propos recueillis par Didier Sicard

1 Le 27 avril 1969, 52,41 % des Français répondaient « non » au référendum portant sur la réforme du Sénat et sur l’élargissement des compétences des régions.

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