Inflexions : Sandra Chenu-Godefroy, vous vous définissez comme photographe d’action et vous vous êtes notamment spécialisée dans les photos de sujets en uniforme. D’où vous vient ce prisme particulier ?
Sandra Chenu-Godefroy : En partie de mon parcours personnel, je pense. Je photographie des militaires, mais aussi des pompiers, des sauveteurs en montagne ou en mer, le plus souvent dans l’exercice de leur métier, parce que cet univers porte en lui une esthétique qui me parle. Il se trouve que les sujets que je photographie portent généralement tous l’uniforme, même si ce n’est qu’un paramètre parmi d’autres dans mon travail.
Inflexions : Qu’entendez-vous par là ?
Sandra Chenu-Godefroy : Il est arrivé, au sein de ma profession, que l’on me reproche cet angle de vue. On m’a suspectée de fétichisme pour les tenues militaires, d’être obsédée par les uniformes. Or, moi, je ne photographie pas une tenue, je photographie une personne, et j’essaie d’en faire une belle image. Mes sujets portent tous un uniforme, mais ce n’est pas cet uniforme qui les rend beaux. C’est la symbolique autour, ce sont les valeurs qui y sont attachées, celles sans lesquelles il ne serait qu’un déguisement. Je recherche ensuite la singularité de chacun. L’uniforme égalise ceux qui le portent, dans leur apparence et autour de la mission qu’ils accomplissent, et moi je vais aller chercher un regard, les traits d’une expression, d’une attitude, ce qui fait que chacun de mes sujets est unique. J’essaie de raconter la personne qui porte cet uniforme au moment où je la photographie.
Inflexions : Vous avez notamment consacré un très beau livre aux soldats de l’opération Sentinelle, à Paris1. Pouvez-vous nous parler de ce projet ?
Sandra Chenu-Godefroy : Je voulais raconter leur histoire. J’ai eu des discussions très animées avec des personnes qui ont pu me reprocher d’esthétiser Sentinelle avec ce livre. L’un de leurs arguments affirmait que le fait que les images soient belles contribuait à lisser la communication autour de cette mission, en la rendant intéressante ou attirante, comme si l’esthétisation était un prétexte. Or je ne pense pas que ce soit le cas. Je m’efforce de faire des photos qui donnent envie d’être regardées pour transmettre leur histoire. La beauté, pour moi, c’est un moyen d’accrocher le regard des gens. L’autre moyen, c’est le choc, l’image violente, c’est par exemple l’enfant migrant mort noyé et retrouvé sur une plage grecque, qui transmet son message par le traumatisme. Je comprends cette approche, mais ce n’est pas la mienne. J’aime que mes images soient belles parce que cela suscite un intérêt. Je n’ai pas envie de forcer le regard par le choc, surtout à un moment où nous sommes sans cesse agressés visuellement. Une belle image, une image qui attire plutôt qu’elle ne révulse, peut aussi porter un message et raconter une histoire.
Inflexions : Est-ce que toute photo doit porter un message ?
Sandra Chenu-Godefroy : En théorie, c’est le message que contient chaque image qui différencie le photographe en tant qu’auteur du simple opérateur de photographie. Mon métier ne consiste pas seulement à appuyer sur le déclencheur, il est de construire une image et de la capturer. Pour cela, il y a deux approches. Soit, dans le cadre d’une commande, je peux imaginer et préparer en amont le cliché que je vais prendre, parce que le message est préexistant, il m’est donné et il faut que je le saisisse. Soit, c’est un contexte de reportage, de situation réelle, où ma démarche sera de raconter ce que je vois et de saisir des instants. On est alors dans la narration plutôt que dans la transmission, mais il faut tout de même construire une image, trouver un angle, un cadre, dans un rapport au temps qui est différent. Mais dans les deux cas, le regard du photographe est important parce que c’est de là que tout part.
Inflexions : Comment construit-on un œil de photographe ?
Sandra Chenu-Godefroy : Je sais comment le mien s’est construit, mais ce n’est pas une règle absolue. J’ai commencé par prendre des cours de sémiologie de l’image. On m’a donc d’abord appris à déconstruire une image : sa structure, les couleurs, la dynamique d’ensemble. Et assez logiquement, une fois que l’on sait déconstruire quelque chose, il reste à apprendre la technique photographique et on peut assez facilement apprendre à construire une image. Et l’œil suit. Ça, c’est la partie technique. Mais une fois mis de côté cet aspect appris, interviennent la sensibilité du photographe, celle du public et la mode du moment. Il y a des époques où l’on recherche un certain grain, une certaine manière de traiter les sujets, et il faut savoir en jouer pour ne pas être hors de son temps, mais aussi s’en échapper pour ne pas se laisser dater trop facilement. C’est un autre aspect du regard, plus instinctif, moins acquis. Je pense que pour prendre une belle photo qui ne soit pas un accident, il faut les deux aspects.
Inflexions : Une belle photo, c’est une photo vraie ou une photo juste ?
Sandra Chenu-Godefroy : Je ne sais pas. Je ne suis déjà pas sûre que la belle photo existe en réalité. La beauté apparaît, ou pas, dans le regard de celui qui l’observe ; ce n’est pas à moi photographe d’en décider. Je sais seulement qu’une photo n’est pas la réalité. Même en reportage, où je ne rajoute rien à ce qu’il y a devant mes yeux, quand je décide d’appuyer sur le déclencheur, je fige un moment et un angle. Cet angle, ce moment que je choisis de façon délibérée limitent la réalité telle que la photo va la représenter. Je capture une perception, un moment, qui dépend aussi de ma façon de regarder, de mon état d’esprit. Pour moi, la photo est réussie si elle retranscrit fidèlement mon regard de l’instant sur ce qui se passe devant mon objectif et en cela reflète une certaine « justesse ». Mais c’est loin d’être facile.
Inflexions : On sent une approche très modeste de votre travail, presque artisanale. C’est voulu ?
Sandra Chenu-Godefroy : Je ne me revendique pas artiste, d’abord parce que je crois que l’artiste, c’est celui que les autres qualifient ainsi. Moi, je suis un photographe auteur, je ne fais que partager mon regard. Je préfère être un bon auteur plutôt qu’un mauvais artiste. Et ce n’est pas une posture militante de ma part. Me qualifier d’auteur ne m’empêche pas d’avoir une authentique sensibilité personnelle et de l’ambition pour mes projets, ni de vouloir rendre justice à mon medium d’expression et aux sujets que j’immortalise.
Inflexions : Quand on choisit un sujet de photographie, on recherche un mouvement ou un regard ?
Sandra Chenu-Godefroy : Ça dépend des photographes. Personnellement, je suis plutôt intéressée par le regard. J’ai beau me définir comme photographe d’action, je pense que le premier aspect qui m’attire est dans le regard de la personne, parce qu’il me renvoie à sa singularité, et dans le regard que je pose sur elle, dont nous parlions plus tôt. Le mouvement, c’est quelque chose que l’on ne peut pas montrer directement dans une photo : je peux en donner l’illusion avec quelques techniques, mais mon image restera fixe. Une fois que l’on intériorise cette contrainte, on peut essayer de la contourner, par exemple en capturant certains gestes très visuels qui vont dynamiser l’image et suggérer le mouvement. Je ne cherche pas cela systématiquement, parce que c’est plus l’instant qui m’intéresse. Cet instant, pour moi, il enferme le mouvement, mais il saisit le regard.
Inflexions : Vous photographiez beaucoup de soldats, mais plus souvent à l’entraînement qu’en mission. C’est un choix ?
Sandra Chenu-Godefroy : Oui, je pense que c’est devenu un choix. Au départ, c’était une contrainte : il y a la difficulté d’accéder aux opérations pour des raisons de logistique, la difficulté d’obtenir les autorisations… Mais avec l’expérience, je me suis aussi rendu compte qu’il est plus facile de bouger autour de soldats qui ne sont pas inquiets pour ma sécurité, pour qui je ne suis pas un objet contraignant. Or, par exemple, quand je photographie les secouristes en montagne, mon poids et celui de mon équipement est un paramètre très concret pour le pilote de l’hélicoptère, qui va justifier parfois que l’on ne m’emmène pas sur une mission. Et puis l’autre aspect tient à la liberté de prendre les images qui me plaisent. Un voyage de presse en opération, c’est très contraint dans les mouvements ; c’est trop frustrant et je préfère m’abstenir. Le modèle de Robert Capa dans les barges du débarquement à Omaha Beach, c’est impossible à réaliser aujourd’hui. Il était avec les soldats sur la plage, on lui tirait dessus comme sur tout le monde. Personne ne vous laisserait faire ça aujourd’hui. Et un autre aspect qui compte, c’est la vérité du moment. Si je photographie une zone de vie, je ne veux pas qu’on range, je ne veux pas qu’on cache les fils à linge tendus entre les tentes parce que « c’est moche ». Les chaussettes qui sèchent au vent ne sont pas moches, elles sont là et elles sont vraies. Cette vérité des gens et des choses, elle est plus facile à capturer à l’entraînement parce que cela correspond à des moments où la communication est moins contrôlée.
Cette volonté de contrôle de l’institution a d’ailleurs été une problématique importante lors de la création du livre sur Sentinelle. En effet, la première fois que je suis partie en patrouille avec les soldats, nous étions cinq pour escorter une patrouille de trois : un officier communication, le capitaine qui commandait la compagnie, deux conducteurs et moi ! J’ai fait mes photos, mais cela ne fonctionnait pas du tout, les soldats n’étaient pas naturels et cela se ressentait sur les images. Après quelques négociations, j’ai réussi à obtenir la permission de faire ce projet comme je l’imaginais : seule avec les soldats, sans escorte, la plus discrète possible, et là j’ai pu capturer ces instants authentiques. Il a fallu parfois dépasser les réticences et les méfiances de ceux que je suivais. Mais une fois la surprise initiale passée, ils adhéraient assez facilement au projet et m’oubliaient. Dans une rue de Paris, c’est plus facile à faire qu’en opex.
Inflexions : Mais alors, ce livre sur Sentinelle, c’est une histoire belle ou une histoire vraie ?
Sandra Chenu-Godefroy : Les deux. On trouve de la beauté partout, il suffit de prendre le temps de regarder. Et souvent, les meilleures photos sont celles de moments imprévus. Par exemple, il y a plus de vérité dans un groupe de soldats qui attend depuis deux heures parce qu’il y a eu un loupé dans l’organisation et que le bus est en retard, que dans la minute où ces mêmes soldats défilent sur les Champs-Élysées le 14 Juillet. Cette scène d’attente, c’est là que la vie se cache, c’est celle qui raconte le travail de préparation, l’entraînement, la patience. Elle dit tout du métier de soldat, et surtout elle humanise le défilé. C’est une photo qui est belle parce qu’elle est vraie.
Inflexions : Vous photographiez beaucoup en montagne. C’est un aspect important de votre travail ?
Sandra Chenu-Godefroy : Oui, c’est très important pour moi. Il y a deux choses qui m’ont construite en tant que photographe : la montagne et les arts martiaux. La montagne d’abord, parce que c’est un milieu dur. C’est magnifique, c’est menaçant, c’est le décor ultime pour une photo. Pour moi, c’est un milieu qui enveloppe, qui définit celui qui s’y trouve. Il y a beaucoup de points communs entre un alpiniste et un marin dans le rapport qu’ils ont avec leur milieu, par exemple, dans le fait qu’il ne soit ni juste ni injuste, mais seulement difficile comme l’a dit Reinhold Messner. Pour revenir à mon travail de photographe, la montagne se mérite. Si je veux prendre des photos de tireurs d’élite au sommet d’une arête, je dois y aller avec eux, je n’ai pas le choix. Donc mon cadre, cette lumière, cette image, il faut aller les chercher. Cela nécessite de la ténacité. Et la montagne vous récompense avec cette lumière incroyable, avec un bloc de roche qui s’illumine d’un seul coup comme une cathédrale.
Ensuite, en montagne, il y a un rapport au temps différent, parce que la lumière vient à certains moments et pas à d’autres. Cette lumière, il faut savoir la guetter, la capturer. Il y a donc toujours une part de planification, et puis il y a l’aléatoire, parce que la météo ne sera pas là, parce que la lumière ne viendra pas, parce que l’instant que l’on espérait ne se matérialisera pas. Cela fait partie du jeu, du défi. On peut mettre tous les paramètres de son côté, mais on ne peut jamais s’affranchir de la part d’incontrôlable, qui fait d’ailleurs souvent la photo réussie.
Inflexions : Et les arts martiaux ?
Sandra Chenu-Godefroy : Un des aspects des arts martiaux, c’est la représentation de leur rapport au monde, qui est à la fois construit sur l’harmonie d’un tout et sur la précision dans le geste. Je m’y retrouve en tant que photographe, parce que la précision du geste dans un ensemble harmonieux, c’est une façon de réconcilier les arts et la technique, deux mondes qui sont très séparés pour nous. Pour les Japonais, dans l’art martial, une technique parfaitement maîtrisée peut devenir un art, et inversement un art se construit sur une parfaite maîtrise technique. Réconcilier cette ligne de tension est une vraie ambition pour moi. Un autre aspect intéressant, plus technique, c’est ce qu’on appelle le sen no sen, « l’attaque dans l’attaque ». L’idée de ce concept, c’est que lorsque l’on sent que l’adversaire va attaquer, on lance une contre-attaque dans son intention avant qu’il n’esquisse le geste. Appliqué à la photo, cela signifie essayer d’atteindre cette forme d’hyper vigilance, qui va permettre de saisir l’instant avant qu’il ne se produise. J’essaie d’être dans l’anticipation plutôt que dans la réaction.
Inflexions : La photo parfaite, c’est quoi ?
Sandra Chenu-Godefroy : La photo parfaite, généralement, c’est celle dont on sait qu’elle est parfaite au moment où on appuie sur le déclencheur. La plaque, comme on l’appelle, on en a la conviction quand on la prend, parce qu’elle correspond à l’alignement parfait de l’intention et du sujet. Ça, c’est pour la partie technique. Il y a un deuxième aspect, qui est plus personnel : pour moi, la photo parfaite c’est celle qui raconte une histoire, qui parle pour elle-même. C’est assez proche de l’écriture, à ceci près que je n’ai pas besoin de traduire, pas besoin de mettre en mots. C’est aussi, sous certains aspects, plus compliqué parce que je ne peux rien inventer : ce que je mets sur la photo, je l’ai vu, je ne peux pas le créer à partir de rien, ou alors ce n’est plus de la photo. Mais raconter une histoire, c’est une belle ambition pour une photographie. Après, il faut que cette histoire intéresse les gens, ce qui est un tout autre défi !
Inflexions : Aujourd’hui, on entend souvent les gens se plaindre que tout le monde écrit, mais que plus personne ne lit. Est-ce un problème qui existe dans la photographie : tout le monde photographie mais personne ne regarde ?
Sandra Chenu-Godefroy : C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai fait le livre sur Sentinelle. Je me suis rendu compte que les Parisiens ne voyaient plus les soldats qui patrouillaient dans leurs rues. Et c’est aussi pour cela que j’ai photographié en noir et blanc. En faisant cette démarche esthétique, en mettant ces photos dans une exposition, je suis sortie d’une démarche strictement centrée sur le reportage. Ce qui était intéressant, c’est que d’un seul coup les gens ont semblé redécouvrir une vérité qui existe en bas de chez eux et qu’ils ne regardaient plus. Et on ne peut pas vraiment leur en vouloir : nous sommes tous sollicités visuellement en permanence. Photographier, exposer, sacraliser un peu son sujet lui redonne une vérité alors que dans la vraie vie, ce soldat qui monte la garde devant une école est devenu invisible.
La photo d’auteur a un autre avantage : c’est une image qui ne vous dit pas « achète, achète, achète ». La photo de guerre, aux origines, ce sont les images de la guerre de Crimée, ce sont les embryons de la communication militaire consciente que limiter les informations venant du théâtre aux seules listes de décédés était une chose trop dure pour la société civile française. C’était rare, exotique presque. Aujourd’hui, on est dans le contexte d’une armée qui communique beaucoup, et souvent avec talent, dont les images ont aussi une portée presque publicitaire. Dans ce contexte, quand on crée une image qui ne vend rien et qui ne porte pas d’autre message que l’histoire qu’elle raconte, c’est un luxe que l’on s’autorise. On s’autorise à trouver beau quelque chose qui ne rapporte rien, ne vend rien. C’est une parenthèse qui permet de capter l’attention des gens, d’accrocher leur regard vers la beauté et la suite leur appartient.
Propos recueillis par Jean Michelin
1 S. Chenu-Godefroy, Sentinelles. Ils veillent sur Paris, Paris, Editions Pierre de Taillac, 2017.