Dans le brouhaha d’une belle fin d’après-midi de juillet, sur le pont Saint-Michel, le temps s’écoule au rythme de la Seine. Appareil photo à la main, les touristes cherchent le meilleur angle de cadrage et la fontaine de l’archange Gabriel reste le rendez-vous idéal des parisiens. Comme d’habitude à cette période de l’année, il règne un air d’insouciance sur la capitale. Et pourtant, qui pourrait croire qu’à deux pas de la préfecture de police de Paris, nous allions vivre une tragédie ?
En quelques secondes, des entrailles de la capitale, le râle plonge la ville dans l’horreur. Une bombe vient d’exploser dans le rer à la station Saint-Michel. les scènes sont horribles. Des blessés sont remontés des profondeurs, et au fur et à mesure que nous progressons, des corps mutilés jonchent le quai. Un acte de guerre vient de frapper en plein cœur de la cité en paix. La ville vit un cauchemar.
Après cette tragédie, une longue période de « Vigipirate » allait être mise en place en France. Encore aujourd’hui, le traumatisme n’est pas refermé, et les autorités maintiennent un plan de sécurisation. Forces militaires et civiles sont associées dans une lutte qui pourrait s’apparenter à la sauvegarde de notre liberté. C’est sous l’approche de cette cause commune que j’ai choisi de développer mon propos.
Sommes-nous toujours en danger ?
Les moyens employés alors semblaient limités et à la portée de n’importe quelle bande. Une bouteille de gaz, un détonateur et un porteur-livreur ; le « terrorisme du pauvre » en quelque sorte, a frappé.
Les assassinats, attentats, complots, régicides, terrorismes ont été une constante dans l’épopée humaine. Et si l’histoire nous montre du doigt, en nous rappelant que la Révolution française inventa le mot terrorisme, la politique étant alors soumise au principe de la fin qui justifie les moyens, là s’arrête la paternité de ce mode d’action. Le sens du mot va évoluer dès le début xixe siècle, en désignant une stratégie de contestation violente contre l’État. Sans reprendre les actes de la fin du xxe siècle, une page est tournée. Le mode opératoire qui nous préoccupe aujourd’hui se distingue des formes d’agressions qui se proposent d’atteindre des objectifs précis au moyen d’actions ciblées et d’amplitude limitée. Les terroristes du 11 septembre 2001, ceux du 11 mai 2004 à Madrid, de Karachi, de Bali et de Londres de juillet 2005 ont démontré qu’ils avaient la volonté de déstabiliser l’ordre mondial en provoquant des destructions de masse. La logique de l’action n’est pas limitée dans l’usage de la force sur un territoire déterminé. Le nombre de victimes et les conséquences désastreuses de l’agression représentent désormais l’un des objectifs principaux.
Ce mal évolue dans une société soumise aux mouvements planétaires et il semble que, même sans guerre, nous ne puissions plus vivre en paix. Même si l’Europe est particulièrement touchée par cette gangrène, aucun continent n’est épargné.
- Le « Global Player »
En effet, dans un monde que l’on pourrait définir de global, à un moment ou nous n’avons jamais autant échangé, alors que l’homme peut être partout et nulle part à la fois, qu’il parcourt le globe de long en large, que du nord au sud la matière et l’économie créent des intérêts et des besoins communs, que d’est en ouest la communication nous relie les uns aux autres, celui que l’on qualifie de terroriste peut frapper en tout point de la terre. Aucun pays ne peut se considérer à l’abri de ce type d’agressions. Le caractère transnational de la menace induit une dimension inédite, la mondialisation de la terreur. La situation stratégique à laquelle nous sommes confrontés, tant en termes de capacité à mobiliser qu’en termes de prévention à ces agressions, nous amène à la permanence de l’action. Évidemment, avec le mur de Berlin, les rapports étaient clairement établis. Les frontières semblaient infranchissables et opposaient deux blocs en fixant au sol les hommes, leur politique, leur stratégie et leur économie. Soumis à une partition de duettistes, les échanges humains et financiers dépendaient des intérêts partisans de chaque sphère. Or, au-delà du symbole, depuis la chute, l’effondrement des espaces de compétences a engendré une remise en cause dans l’ordre du monde Est/Ouest. L’effacement des frontières a entraîné une rupture d’une part culturelle, due à la médiatisation, d’autre part territoriale, en raison d’une mondialisation des intérêts. Les mouvements humains, la communication et les flux financiers n’ont plus de zones de délimitations. Et du nord au sud, et d’est en ouest, depuis le début de l’humanité, nous n’avons jamais autant prospéré au milieu de cette économie de marché liée aux flux de capitaux.
Les échanges boursiers se superposent avec les montages financiers, et les matières circulent sur la planète dans une ronde affolante pour la nature et l’environnement. Dans ce jeu mondial, baptisé par les banquiers, « global player », les mouvements planétaires nous garantissent une partition économique multiple. Ce tourbillon d’échanges et d’intérêts entraîne de plus en plus les uns à trouver un équilibre avec les autres dans cette « couche stratosphérique », comme on pourrait la nommer, mais attire aussi des individus qui veulent imprimer leur marque.
La première des conséquences à la mondialisation de notre espace, est l’obligation sécuritaire qui s’impose dans une logique de « défense nationale » de notre liberté. S’il n’y a pas de guerre, il n’y a plus de paix pour les peuples. Nul ne contredira que la construction européenne trouve sa légitimité dans la mémoire des populations meurtries après la Seconde Guerre mondiale. Or comment affirmer « plus jamais ça », lorsque le monde est soumis à une image troublée par des intérêts privés mondialisés ? Et au face à face bipolaire entre l’Est et l’Ouest, il nous faut gérer, non pas un monde multipolaire mais global et morcelé à la fois. Pour préciser ma pensée, la France et l’Europe sont prises dans un mouvement qui les conduit à intégrer une sphère planétaire livrée aux vents dominants des aléas boursiers.
Obéissant aux politiques économiques et aux transactions financières de multinationales, les intérêts des uns et des autres forment un tissage relationnel dans lequel la bourse frémit à la moindre secousse. Même les petits porteurs se prennent à espérer que l’équilibre du monde bascule en leur faveur. Dans cet univers, les fonds de pensions sont peut-être la meilleure garantie d’un monde sans guerre, mais comment définir un intérêt communautaire dans cette confusion ?
Et, çà et là, on mobilise des corps d’armées constitués de soldats de différentes nationalités pour défendre l’intérêt commun. Dans ce processus, la deuxième conséquence tient au choix de la France, qui a opté pour sauvegarder les droits de l’homme et nos intérêts sous une notion basée sur la professionnalisation de nos forces armées. Les militaires français sont projetés et additionnés tous azimuts à d’autres troupes de nationalités différentes. La légitimité de ces puzzles d’armées œuvrant à travers le monde au nom de l’Europe, de l’Otan ou de la sécurité en règle générale, repose alors sur une morale communautaire de l’action. En fait, le militaire intégré dans la force multinationale est soumis à un bon droit qui fait de lui un combattant pour la sécurité du globe, et plus précisément un soldat de la paix. D’opérations en interventions, les contingents se multiplient, morcelant à travers le monde notre force de défense nationale.
La troisième conséquence découle de la deuxième, la sécurité du monde assurée par un professionnel peut s’analyser en fonction de nouvelles normes, qui fait du militaire un combattant hautement spécialisé. Dans ce processus, la demande de haute technologie est forte et fait du secteur privé un partenaire privilégié. Et pourquoi ne pas évoquer l’externalisation et la privatisation des tâches ? Déjà, en Irak, l’armée américaine dépend de sociétés de logistiques privées pour manger, dormir et être ravitaillée. Elle se trouve soumise à une gestion où l’approche économique s’inscrit alors dans une logique qui doit s’inspirer des mêmes priorités stratégiques fixées pour sécuriser le monde. Enfin, sans ouvrir un débat sur fond d’insertion et d’intégration du service militaire obligatoire où volontaire, nous évoquerons par la suite l’effet démobilisateur pour le citoyen de la professionnalisation des tâches dans une société.
- Nébuleuse et « fourre-tout »
Dans ces conditions, on glisse dans la confusion entre la défense nationale et la sécurité intérieure, légitimant une approche globale. Bien armées et prêtes à se défendre en professionnalisant leurs moyens de sécurité, nos démocraties sont hypersensibilisées et insensibilisées en même temps. Tout en exposant les plans Vigipirate et autres, les représentants craignent à tout moment d’être livrés à l’action d’un individu qui pourrait remettre en cause leur mode de fonctionnement.
À ce titre, les attentats du 11-Septembre ne sont pas seulement la manifestation des nouvelles logiques gangrenant nos démocraties, ils ont structuré le champ du terrorisme international en ayant un effet fédérateur, mobilisant à travers le monde. On attribue à Al-Qaïda des actes de groupes très divers comme à Londres. La confusion contribue à faire du terrorisme un mouvement unifié dans une nébuleuse insaisissable.
Et devant l’hyperpuissance sécurisante dont nous disposons, le terroriste emploie la stratégie du contournement.
C’est sous la forme d’un martyr que s’est transformé cet individu.
Développant le don de lui pour la cause, il est devenu un mort-vivant. À mi-chemin entre la guerre et la paix, il frappe au cœur des populations effrayées par une forme de conflit où les adversaires n’existent plus.
Ce changement nous pousse d’une part à contrôler en permanence le monde sous une forme sécuritaire et d’autre part à unir nos forces civiles et militaires pour mener une guerre totale « contre le mal ». Cette orientation nous amène à envisager l’action dans un monde en paix pour faire face à des individus devenus malfaiteurs internationaux.
L’ennemi est devenu un terroriste qui enfreint la loi avec foi.
Mais quelle loi et quelle foi ?
Seule la cause compte, et peu importe la vie !
De cet individu qui recherche à son acte une légitimation, on pourrait dire ce que Georges Bernanos prétendait du recrutement de ces « possédés » : « Pour un homme capable de mourir par amour, il y en a dix, il y a en vingt, il y en a cent capables de mourir joyeusement par haine… La haine sous la forme de fanatisme religieux ou politique, c’est précisément l’affreuse, la satanique parodie de l’amour. »
Au-delà du bien et du mal, la morale de cet individu repose sur une idéologie préfabriquée en marge de la société. La terreur lui sert de cause. Du meurtre destiné à la démonstration, à l’action légitimée pour un ordre nouveau, la violence est au centre de sa dialectique. Le parcours de ces adeptes de la terreur les conduit dans un univers où l’interprétation de leur monde les relie avec le sacré.
Or qu’en est-il lorsque le fanatisme entraîne jusqu’à l’intégrisme et au martyr ?
Que l’intolérance désenchaîne les extrémismes et les totalitarismes ?
La vision du sacré et la construction d’un autre monde poussent ces individus à devenir des acteurs de la société. Au-delà du temps pour l’intégriste et imposant une nouvelle version de l’espace pour l’extrémiste, ils espèrent le naufrage d’une société basée sur les équilibres.
Les fanatiques et les totalitaires s’affranchissent de la morale communautaire construite au cours de l’histoire. Que ce soit par le martyr ou la terreur, ils veulent imposer leur vision et dépasser les bornes qui marquent les contours communautaires. Nous savons où nous mènent ces représentations du monde.
Alors, évidemment, certains pourraient refuser l’amalgame entre ceux qui s’imposent à la société et ceux qui la refusent ; mais dans les deux cas, entre le totalitarisme des uns et l’intégrisme des autres, les instigateurs se mettent en dehors du temps et de l’espace que les hommes ont eu tant de mal à façonner ensemble. Et chaque remise en cause fait courir un danger, celui de retrouver la barbarie au milieu de la cité.
- Liberté : mobilité et assistance
Sans reprendre les différentes formes d’actes de malveillance, de l’incivilité au terrorisme, ils ont pour but la désorganisation de tous les systèmes, opérationnels, relationnels et communicationnels qui garantissent notre façon de vivre ensemble. Sur une échelle de criticité, l’acte de terrorisme reste le degré ultime de la menace.
Si le nombre des victimes représente l’un des objectifs principaux, la conséquence sans doute la plus dangereuse tient à l’affolement et à la désorganisation des systèmes d’assistance qui nous permettent d’accompagner notre liberté dans la mobilité. Et le citoyen, nomade des temps modernes, est alors livré à une rupture du mouvement.
L’éclosion du moi a transformé les rapports sociaux en isolant l’individu dans une collectivité fragmentée. C’est au milieu d’une foule grouillante et anonyme que je me suis surpris, il y a quelques jours, à anticiper le pire dans un aéroport international. Si tout s’arrêtait sur cette « centrifugeuse moderne » qui décime tous azimuts les peuples du monde ? Il n’y a qu’à prendre l’avion pour comprendre que nous sommes soumis à nos logiques d’assistances sécuritaires.
Combien de fois, sans y prendre garde, nous nous sommes laissés aller à suivre les directions indiquées, à accepter la prise en charge, à être accompagnés par un système qui facilite nos faits et gestes ? Sans être conscients des dangers qui sont « absorbés » par tous ces systèmes complexes d’assistance, nous sommes portés par les foules et le mouvement. Nous appartenons à ce monde où l’homme de la rue, de la place, de la cité, de l’aéroport, de la gare est livré au flux migratoire incessant sous assistance permanente.
Prenons le passage protégé où, sans y prendre garde et par habitude, le piéton se livre corps et âme aux dangers de la rue sous la protection d’un « petit bonhomme vert ». Pour l’automobiliste, la régulation à une intersection est représentative de cette évolution vers une société individualisée. Gérée autoritairement il y a quelques années par les feux tricolores, le rond point circulaire s’est peu à peu substitué au carrefour traditionnel. Laissant à chacun l’initiative de s’engager dans le flot de la circulation, il impose un rythme d’ensemble. Dans ce processus, le piéton et l’automobiliste sont tributaires du mouvement collectif. Ce déroulement réclame de la part de ceux qui y participent à la fois compréhension du système et adhésion aux normes. Toutefois, sans reprendre des exemples précis, qui n’a pas subi à un moment ou un autre un dérèglement ou une surcharge qui peut générer une situation de trouble difficile à résorber ?
Dans ce flot permanent, la vie s’écoule au gré des uns et des autres, et les perturbateurs n’ont aucune peine à s’infiltrer dans l’anonymat.
Leur comportement est peut-être révélateur de l’état de notre collectivité. Dans ce cas, le diagnostic est préoccupant, la dernière évolution en date laisse présumer que ces intermittents de la violence se glissent dans la société en « libre service ». Les interfaces permettent à ce jeune homme tout à fait ordinaire dans sa vie quotidienne d’être le soir, au Kop Boulogne, un hooligan, de casser du « flic » à ses moments perdus, de défiler et propager des thèses extrémistes avec un groupe de néonazis, pour, enfin, tirer sur le président de la République un 14 juillet.
Ce sont les mêmes qui sont aux portes des stades, dans les manifestations antimondialisation avec les black-blocks, et qui vivent leur quotidien dans l’anonymat. Ces énergumènes ne semblent plus s’inscrire dans une continuité historique ni sur un territoire déterminé, mais surgir au beau milieu d’une population qui traverse la cité de part en part. Figurants des rues, pseudoacteurs d’un moment, terroristes à tiers-temps, leur existence est découpée en tranches dans une société complexe et fragmentée.
La communication n’a rien arrangé dans la propagation de la violence, et la culture des images tend à prendre le pas sur celle du sens. D’autant plus qu’il s’avère difficile aujourd’hui de donner un visage à cet acteur.
Que ce soit dans les transports en commun ou ailleurs, la centrifugeuse moderne parsème les individus. Au cœur de la cité, on peut dépasser le mur du son sans bouger d’un mètre, être relié à la planète et ignorer son voisin. Au quotidien, les anonymes se mélangent sans un mot pour l’autre. Dans ce vacarme incessant, téléphone portable à l’oreille, les uns entretiennent une mystérieuse conversation avec l’au-delà pendant que les autres se croisent sans se voir.
Étonnant paradoxe que ces artères de la cité qui sont à la fois des lieux de communication intense et des points de passage pour toute une population qui n’a qu’une hâte : fuir l’instant. Les acteurs de ce quotidien se bousculent, s’entassent, se croisent et s’arrêtent dans une cité qui souffre en fait d’un mal, l’indifférence. Les relations sont aléatoires et mettent en place une nouvelle forme de socialisation, celle des codages et décodages des systèmes que nous décryptons à chaque instant. Du stop à l’intersection protégée, au carrefour, à l’issue de secours, en passant par les circuits d’accès, aux quais des gares et files d’attente des enregistrements, aux directives précises des spécialistes, l’homme évolue dans un monde en mouvement mis sous codification. Et dans l’aéroport, d’emplacements réservés en contrôles multiples, les files d’attente s’allongent aux portes des correspondances. Les hôtesses font de leur mieux pour nous faire oublier les circuits sécurisés et nous rendre acceptables les mesures prises. Sous assistance permanente, l’incertitude n’est plus de mise et, guidé par les circuits, me voilà en partance pour une capitale européenne. La prise en charge semble parfaite, les bagages en soute et les voyageurs partagent un destin identique.
Et pourtant, dans ce processus, sommes-nous toujours sur le qui-vive ?
Les différents modes opératoires nous coupent avec la réalité des risques et nous livrent aux systèmes complexes mis en place par des spécialistes. Dans ce processus, force est de constater que la mobilité du monde nous impose l’intensification des systèmes d’assistance. En fait, si en quelques heures nous pouvons traverser la planète en tous sens, ce ne peut être que sous la protection de modèles complexes qui sécurisent nos allées et venues.
C’est à cette civilisation du mouvement que nous appartenons.
Comment pourrait-il en être autrement ?
- Entre rupture et mouvement du monde
Évidemment, ce n’est pas en quelques lignes que nous expliquerons pourquoi cette société qui paraît se morceler en une multitude d’individus se livre à l’assistance permanente des spécialistes et des systèmes. Pourtant, il semble important, au moment où les décideurs politiques sont confrontés à la fragmentation du monde et à l’éclosion du moi, de relever notre dépendance pour « le vivre ensemble ».
Dans ce contexte, si d’un coup tout s’arrêtait, si l’homme affolé devait être livré à lui-même, si l’assistance se trouvait complètement désorganisée, nous serions alors dans une situation de vide. Je me souviens encore des scènes de frayeur lors de l’attentat du rer Saint-Michel. Tout s’est enchaîné très rapidement, l’anonyme parmi les anonymes se retrouve au corps à corps avec ceux qu’il ignorait quelques secondes auparavant. Le magma humain se forme et se déforme dans le sauve-qui-peut collectif. À y regarder de plus près, dans l’enchevêtrement, on ne sait pas très bien si le mouvement de foule est conduit de l’intérieur ou par son environnement, mais chacun essaie de trouver son salut.
Il n’est pas possible de survoler toutes les théories d’auteurs décrivant et expliquant des phénomènes au cours desquels l’inconscient collectif prend le pas sur la conscience individuelle.
Dans le cas qui nous préoccupe, et pour faire simple, il convient d’aborder « l’élément mental élémentaire » qui structure les foules. En effet, en fonction des regroupements, le lien qui unit les individus peut être complètement différent et changer totalement la réaction collective et individuelle.
Lorsque la rupture des systèmes touche des foules homogènes ou artificielles, soumises à une fusion mentale liée à un passé commun, le lien affectif ou hiérarchique entre les membres peut être suffisamment puissant pour résister au séisme. Ces foules homogènes ou ces masses recomposées dans un lieu (le stade) sont précédées d’une fusion mentale élémentaire qui tisse entre les individus un lien affectif qui, quelquefois, doit être utilisé par les services de secours pour gérer la crise.
Or, dans le cas d’un regroupement qui se forme à l’occasion d’un fait divers, d’un accident ou d’un incident, la fusion mentale élémentaire est constituée par le lien réactionnel, souvent fondé sur la peur. Et comme le relève Georges Lefèbvre, ces foules « à l’état pur » sont des regroupements d’individus qui s’arrêtent momentanément de vivre leur quotidien. Elles n’ont ni passé ni avenir, mais un présent basé, dans le cas qui nous préoccupe, sur la terreur. Dans ce cas, si la réponse n’est pas assez rapide, on assiste à une étrange tragédie, chacun essaie de fuir l’instant et le lieu. Les événements se précipitent, et l’individu entre dans une spirale régressive, la panique. S’installe alors une surenchère macabre avec le voisin d’un moment, et la lutte est impitoyable pour s’extraire de la tourmente. Les uns et les autres se poussent, s’entassent, se marchent dessus, cherchant la solution. La lutte pour la survie est atroce, elle instaure une rivalité sauvage. Ce qu’il y a d’affreux dans ces tragédies humaines, c’est que tous poursuivent le même but, la même direction, sans autre perspective que de s’extraire de la foule. Lorsque l’on regarde les images de panique, et notamment celles du Stade du Heysel, on a une impression d’impuissance insupportable. Tous se précipitent vers l’espace libre, la pelouse. Stopper une telle marée humaine paraît impossible. Et pourtant, à la périphérie, l’espoir demeure. On a le sentiment qu’il suffirait d’une main tendue, un regard, un signe pour déclencher la prise de conscience de quelques-uns, mais, puisqu’il est engagé dans le processus régressif, le rendez-vous avec l’affolé est difficile à fixer.
Pourquoi pas au plus profond de soi, au tréfonds, là où les cinq sens cherchent leur conscience ?
Lors des événements du rer Saint-Michel, les crs qui étaient au moment de l’explosion dans la station sont devenus les premiers guides et secouristes. Dans le brouhaha et le désordre, au fur et à mesure de la progression sur le quai, nous constations la tragédie humaine. Les blessés jonchaient le sol, et, dans la rame encore fumante, des corps inanimés laissaient supposer le pire. Transformé en hôpital ouvert, le café à l’angle de Saint-Michel recevait les premiers blessés transportés à dos d’homme. Au fur et à mesure de l’arrivée des renforts, la dynamique des secours se mettait en place et réorganisait complètement le temps et l’espace autour des victimes n’ayant plus de repères. Des blocs opératoires étaient installés sur le quai, les chirurgiens œuvraient. Les forces de renforts tentaient de substituer les systèmes en réorganisant la vie sous terre, à la station Saint-Michel. Et si l’explosion avait eu lieu dans le tube…, j’imaginais le pire en voyant les secours s’affairer sur le quai sans savoir que quelques années plus tard une capitale européenne, Londres, subirait le scénario tragique.
Basé sur la substitution du système quotidien, les agents de la première heure avaient restructuré l’espace en fonction de l’évolution de la conjoncture. Qu’elles soient civiles ou militaires, les forces présentes prennent alors toute leur importance face à un désordre extrême. Elles s’imposent dans les mémoires comme référent incontournable et s’adaptent à la conjoncture délicate par leur hiérarchisation et leur organisation interne. Ces structures de projections se substituent au mode de fonctionnement habituel. En fait, face aux désordres et à l’affolement, l’entité opérationnelle abat son atout maître, l’ordre et l’organisation interne.
Bien évidemment, ces interventions ont un objectif, celui de remettre le plus rapidement possible en fonction les normes d’assistance et permettre à la société de reprendre le mouvement des populations.
- Vivre ensemble dans le mouvement
Alors, comment réagir, se comporter, voire anticiper, face à une gangrène qui évolue dans le rythme du mouvement planétaire de nos sociétés modernes fragmentées, communicationnelles et anonymes ?
Le terroriste exploite les failles de nos états qui démontrent leur force tout en exposant leur faiblesse, la liberté. Si l’ouverture sur la planète est sans précédent dans l’histoire de l’humanité, nous sommes dans un processus de renfermement sur nos peurs. La difficulté qu’il y a à répondre tient pour une large part à ce que le terroriste s’attaque aux vulnérabilités des démocraties occidentales.
Face aux menaces contemporaines en continuelle évolution, il est nécessaire de faire preuve d’anticipation dans les scénarios et d’adapter les méthodes de protection pour garantir la sécurité d’aller et venir. En effet, si les systèmes d’assistances et les spécialistes nous permettent de gérer au mieux la société du mouvement, ils ne doivent pas se substituer au citoyen et nous faire oublier les dangers qui nous entourent. J’ai encore en mémoire le soutien que nous avait apporté la population à la mise en place du premier plan Vigipirate. Il ne se passait pas une heure sans qu’une patrouille mixte, militaires et civils, ne soit requise par les citoyens de la cité. Chacun se sentait concerné. Dans les mois qui suivirent la tragédie du rer Saint-Michel, la présence intensive des forces avait eu comme conséquence une démobilisation. La sécurité était devenue l’affaire de quelques professionnels. Quand on est soumis à cette responsabilité, la tentation est grande de prendre le maximum de garanties pour réduire le risque. Dans ce processus sécuritaire, certains de nos droits individuels peuvent être touchés. Or, si ces droits sont assurés par la seule sécurité, nos libertés fondamentales ne pourront peut-être pas subsister sans qu’ils soient eux-mêmes préservés puisqu’ils sauvegardent la démocratie elle-même. Les mesures d’exception adoptées depuis le 11-Septembre attisent surtout le sentiment de peur. Plus largement, la mise en place dans nos pays d’une véritable société de surveillance inquiète les opinions publiques et offre aux terroristes une scène de représentation permanente. Le partage entre les domaines militaires et civils n’existe plus face au péril. La mondialisation nous oblige à développer une approche sécuritaire qui ne nous fasse pas passer plus d’heures pour un enregistrement que pour le vol lui-même. On mesure alors toute l’ampleur de la tâche pour conserver la liberté de mouvement, cruciale à nos démocraties. Notre monde a changé en entrant dans le xxie siècle : nous sommes dans un univers que l’on pourrait définir de tridimensionnel : « terrestre » – par les échanges et transports hommes/matières –, « stratosphérique » – sur cette plate-forme boursière où se développe une économie mondiale –, « spatiale » – grâce à ce formidable réseau de communication que certains auteurs ont comparé à un village planétaire où tout se sait. Est-il étonnant, alors, de constater une résurgence du spirituel, dans cet univers tridimensionnel où l’homme du xxie siècle est soumis à un nomadisme affectif, culturel et émotionnel ?
Nous commençons à percevoir le pouvoir de destruction du terroriste. Il nous atteint au cœur même du système en nous privant de notre liberté et en nous obligeant à restreindre le mouvement planétaire.
Si la stratégie en sécurité doit être globale, nous ne pouvons pas toutefois laisser aux spécialistes et aux systèmes la défense de notre façon de « vivre ensemble ». La cause est commune. Elle va au delà du défi lancé aux seuls professionnels et doit être partagée avec nos concitoyens. Et quelle meilleure réponse au terrorisme qu’un front uni formé de ces hoplites des phalanges grecques ? Plus de héros, plus de demi-dieu, plus de combattant sacré, un citoyen, anonyme parmi d’autres, qui défend un mode de vie pour ses enfants.