Au-delà de la simple technique, la « technologie » fait en général référence à ce qui découle des sciences des mathématiques et de la physique. Les termes de « haute technologie » ou « technologie de pointe » recouvrent volontiers les moyens matériels et les organisations qui mettent en œuvre les découvertes et les applications scientifiques les plus récentes. Aujourd’hui, les domaines de l’électronique et de l’informatique y tiennent une place de premier plan.
- Une véritable révolution
Il est important de bien prendre conscience de la rupture que constitue la convergence des technologies du positionnement (gps) et de la numérisation, fruit de l’informatique, du haut débit et de la transmission automatique de données. Associées à l’amélioration sensible de la mobilité de tous les véhicules terrestres ou aériens et aux nanotechnologies, qui permettent des intégrations très poussées dans des volumes réduits, ces technologies augmentent considérablement les effets physiques sur le terrain, tout en facilitant leur coordination. De plus, les technologies de vision nocturne et de détection par tout temps rendent possibles de réelles opérations continues dans tous les milieux terrestres.
Le rêve de connaître en permanence la position de tous ses amis, celle d’un nombre croissant de ses « ennemis », d’appliquer des « effets » avec une grande précision dans des délais très courts et de coordonner leurs actions d’un clic de souris, devient rapidement une réalité.
Le caractère révolutionnaire de cette transformation se justifie aussi par la rapidité de sa réalisation : ces technologies, désormais fortement soutenues par les besoins civils, arrivent toutes à maturité simultanément.
- Pour quoi faire ?
On peut considérer que dans le cadre des grands équilibres stratégiques du monde contemporain, l’accès à la haute technologie demeure un des instruments de la puissance, dans le prolongement de ce qui fut, et reste, dans le domaine nucléaire, la stratégie des moyens. Un niveau élevé de technologie soutenable dans la durée relève également de l’influence au sein du cercle des grandes nations actrices régulières ou prédestinées du traitement des crises mondiales.
Cependant, c’est dans le changement de finalité de l’action militaire et dans le rôle désormais discriminant des coûts qu’il faut rechercher l’intérêt principal d’accrocher la transformation des armées, pour reprendre le terme consacré, à l’étoile de la haute technologie.
Il est patent qu’au cours des cinquante années passées, le cadre démocratique, la construction européenne, le contexte social ont sonné la fin des guerres nationales. Désormais, dans les esprits des populations européennes comme des nouvelles générations de responsables politiques, la guerre est considérée comme la faillite de la politique, et non plus comme un de ses moyens. Le seul recours à la force accepté par les populations des démocraties est celui qui relève de l’autodéfense, sans doute étendue aujourd’hui à la lutte contre le terrorisme, et, dans une certaine mesure, à l’action humanitaire, dans sa phase d’urgence.
Dans le cadre européen qui est désormais le notre, nous revenons à une vision de la guerre fondée sur la recherche de la justice, condition préalable de la paix. L’outil militaire n’est plus qu’un instrument technique intégré dans un ensemble de moyens diplomatiques, économiques, juridiques… appliqués au traitement de crises plus ou moins lointaines, plus ou moins violentes, plus ou moins ressenties par les populations, rarement vitales pour nos intérêts de court terme, malgré la prise de conscience récente de leurs liens avec la menace terroriste d’ensemble.
La révolution technologique actuelle se superpose donc à un changement de nature et de finalité de la « guerre » dans les nations démocratiques, en apportant une réponse globale à une nouvelle demande d’intégration des moyens militaires dans un cadre plus large d’action diplomatique.
Elle pourrait marquer l’inversion du chemin poursuivi depuis la guerre de Trente Ans, qui avait vu le début de l’accumulation des technologies, des organisations et des tactiques venir au fil du temps augmenter le potentiel de destruction jusqu’aux guerres du xxe siècle. Un pas fut ensuite franchi avec les technologies nucléaires, mais couplé à un « gel » du passage à l’acte. Aujourd’hui, alors que le caractère insupportable de certaines crises rend obligé l’emploi des moyens militaires, la technologie apporte une réponse au besoin de limitation des destructions, voire des perturbations sociales, qu’impose l’évolution de la finalité de l’action guerrière.
La demande prévisible des vingt prochaines années réclame l’engagement, dans de multiples régions du monde, non prédéterminées, de capacités militaires faisant appel à l’information, aux réseaux réactifs, à la souplesse d’emploi des forces, face à des menaces difficiles à prévoir.
Il s’agit de gagner rapidement de vraies guerres aux contours mal définis ou d’endurer de longues opérations de niveau de violence variable mais à haut niveau de danger. Dans le même temps, le contexte politique, économique et social impose la maîtrise des coûts et des risques, en particulier pour épargner les vies humaines et préserver le soutien politique et médiatique souvent lié à la durée. En ce sens, la réduction du volume des forces nécessaires pour conduire une opération et l’éloignement de la zone des combats ou des risques de tous les moyens qui n’y sont pas strictement nécessaires contribuent fortement à l’objectif de rentabilité globale recherché par les décideurs politico-militaires.
La révolution technologique apporte donc en premier lieu la réponse à une nouvelle approche de l’efficacité technique des actions militaires.
Elle doit permettre d’accroître l’efficacité des moyens qu’il est indispensable de déployer sur les lieux des crises, tout en réduisant l’engagement direct de ceux qu’il s’agit d’économiser.
La haute technologie apporte également une réponse aux défis posés par les nouvelles conditions du contrôle politique et de l’art du commandement : champ de bataille « imprévisible », diversité et fluidité des menaces, diffusion à très bas niveau des contraintes politiques, juridiques, culturelles et bien évidemment éthiques, dans la prise de décision opérationnelle.
Assez paradoxalement, la contrainte financière est l’autre facteur d’accélération de l’intégration de la haute technologie dans les armées, notamment dans l’armée de terre, dont l’organisation et les modes d’action avaient toujours eu tendance à en ralentir la diffusion aux plus bas niveaux opérationnels.
Certes, le coût d’acquisition, notamment unitaire, des équipements et des systèmes à technologies de pointe peut être jugé trop élevé. Cependant, il est tout aussi facile d’argumenter sur le bon rapport coût-efficacité de la haute technologie, si l’on intègre, dans une approche globale de longue durée, les économies qu’elle génère en termes de fonctionnalités et de structures.
La condition en est d’avoir le courage collectif de faire des choix clairs, qui peuvent se résumer autour d’un effort significatif pour disposer des moyens de la maîtrise de l’information et dans le développement de la polyvalence des systèmes de combat. En contrepartie, l’allègement des tâches de soutien en opérations doit être un autre axe de développement, afin de consacrer les ressources les plus critiques – sans doute les hommes et la prise de risques politiques – aux actions vraiment déterminantes sur les menaces actives ou sur les milieux humains.
Pour résumer, l’intégration de la haute technologie en tant que vecteur de l’adaptation des armées à la nouvelle demande politique et à la contrainte des coûts s’apparente à un véritable changement de leur business model, changement qui ne peut être envisagé qu’avec un accompagnement aussi soutenu que sera fort son impact culturel.
- Mais cela est-il vraiment réaliste ?
En fait, une double question se pose à nous : ne sommes-nous pas en train de préparer une guerre qui ne se fera jamais ? Notre système d’hommes pourra-t-il absorber ce choc technologique ?
La première question est d’actualité, si l’on se réfère au modèle américain, souvent considéré comme l’origine des réflexions sur la révolution technologique.
Il est évident que les possibilités techniques à notre disposition aujourd’hui, et encore plus demain, nous permettent d’imaginer des formes de combat traditionnelles très performantes : face à un « ennemi » tout aussi traditionnel, la possibilité d’identifier et de détruire à longue distance les cibles détectées de façon quasi automatique fait naître le rêve de forces militaires reposant sur la seule réactivité de leur puissance de feu. De toute évidence, de telles forces ne sont pas adaptées aux crises prévisibles des prochaines décennies, quel qu’en soit le niveau de violence. Nous voyons bien, comme le montre aujourd’hui la situation en Irak, que toute menace ne peut pas être traduite seulement en cibles bien identifiées, et que toute cible n’est pas nécessairement destinée à être détruite. On retrouve ici la question de la finalité de la guerre dans le monde contemporain, et des capacités que les responsables militaires doivent savoir proposer pour atteindre les objectifs politiques qui motivent désormais l’action militaire. Nous savons de longue date que l’origine essentiellement politique et sociale des crises, l’importance du contrôle des populations civiles, le déploiement systématique en zone urbanisée ou dans des terrains très difficiles d’accès, imposent d’aller au contact des populations avec des moyens nombreux, et donc de renoncer à la seule action à distance conduite avec des produits de haute technologie.
Pour autant, ce serait un contresens d’opposer « basse intensité » et « haute technologie ». Tout d’abord parce que les conflits de « basse intensité » n’existent pas. Toute situation politico-opérationnelle maintenue à un bas niveau de violence peut instantanément développer des poussées de très forte conflictualité qui placent les forces en posture de combat réel. Les exemples récents sont légion, du Kosovo à la Côte d’Ivoire. L’action militaire reste toujours potentiellement « la guerre ».
Mais surtout, la haute technologie apporte une solution à quelques-unes des difficultés que soulève l’engagement dans les crises de ce type. C’est particulièrement vrai pour la préservation des vies des soldats, en premier lieu en permettant de limiter au strict nécessaire leur déploiement dans les zones à risques, mais surtout en les dotant des moyens qui réduisent leur exposition aux risques : par exemple, la lutte contre les attentats qui rythment le quotidien des unités engagées en Afghanistan s’appuie en grande partie sur des équipements de très haute technologie. Dans un autre champ, la possession systématique jusqu’au niveau individuel de moyens de détection perfectionnés répond largement à l’impératif de présence et de contrôle des milieux humains, condition du maintien d’un bas niveau de tension.
Mais surtout, n’oublions pas que le cœur de la révolution technologique militaire est constitué par l’interconnexion de tous, hommes, unités, centres de décision, de la même manière que nous vivons la révolution numérique dans notre vie privée et sociale quotidienne. La maîtrise de l’information sur l’environnement, la réactivité décisionnelle, la possibilité de faire évoluer rapidement et en sécurité le déploiement des troupes et des moyens d’aide aux populations sont des atouts essentiels dans la conduite des difficiles opérations de stabilisation des crises.
Sans doute moins mise en avant, la haute technologie trouve bien sa place dans ce que l’on dénomme, parfois un peu hâtivement, les opérations « autres que la guerre ». L’obligation d’y consacrer des effectifs nombreux et des forces très dispersées sur le terrain, au cœur des populations, ne doit pas masquer les indispensables apports des technologies de pointe. Qu’elle s’applique aux moyens pris individuellement, de l’épurateur d’eau aux dernières normes sanitaires à l’hélicoptère des forces spéciales, ou à des systèmes plus globaux, comme les logiciels de renseignement ou les systèmes d’interception des communications de téléphonie mobile, la révolution technologique constitue bien un axe de développement des capacités nécessaires pour remplir les missions les plus plausibles de ce début de xxie siècle. C’est d’autant plus indispensable que les adversaires rencontrés lors de ces crises, en dépit de leur apparence rustique, ont recours systématiquement à des moyens de plus en plus sophistiqués.
Ne pas « se tromper de guerre », ce n’est donc pas renoncer à la haute technologie. C’est orienter correctement ses développements et faire les arbitrages budgétaires correspondants, en surmontant notre propension naturelle à reproduire, en mieux, l’existant.
Se pose alors la seconde question, celle de la capacité de notre système d’hommes à s’adapter au déferlement de ces technologies, et aux bouleversements structurels qu’elles portent en elles.
Le thème de la relation de l’homme avec le progrès technologique est un grand classique. La révolution numérique lui donne une importance toute particulière, bien mise en évidence au sein même de la société contemporaine. Elle revêt la même acuité dans le monde militaire, et plusieurs articles de cette revue aborderont en détail ce sujet, qui me paraît devoir être traité sous les trois approches du chef, du combattant, mais également de l’adversaire.
Pour ma part, je me contenterai de poser quelques problématiques qui me semblent importantes pour la préparation du système d’hommes de l’armée de terre et la formation de ses cadres, au moment où les évolutions sociétales et la crise démographique annoncée vont certainement mettre une tension forte sur ce qui demeurera toujours le cœur de toute capacité militaire : pas d’armée sans soldats !
Première sujet : serons-nous en mesure de faire acquérir à chacun le spectre complet des compétences individuelles et collectives ? Celles qui correspondent aux crises les plus probables, dont les caractéristiques viennent d’être développées plus haut ; mais également celles de la « vraie guerre », dont l’éventualité ne doit pas être totalement écartée, même si elle ne ferait pas nécessairement appel à des volumes de forces très importants. Faudra-t-il revenir de facto à la spécialisation des unités qui caractérisa notre armée de terre pendant la période de la guerre froide ? Ou plutôt ne devons-nous pas bâtir une nouvelle vision de la formation et de ses cycles, pour nous adapter en permanence à l’opération militaire du moment ?
Deuxième problématique, celle des évolutions culturelles. Sans entrer dans le détail des aspects techniques, nous pressentons à quel point l’intégration des technologies de l’information va bouleverser le poids relatif et les frontières des métiers traditionnels qui forment l’ossature du corps social de l’armée de terre. Nous savons par expérience que ces évolutions constituent toujours des traumatismes importants pour une institution sous-tendue par de fortes traditions internes, mais aussi par des processus très structurants de gestion des hommes et de leurs compétences.
Dans le même temps, ces mêmes technologies de l’information portent en elles une remise en question permanente des structures opérationnelles et des niveaux hiérarchiques. C’est une troisième problématique qui vient compliquer le traitement des deux premières. Nous savons que l’introduction de nouvelles technologies s’accompagne fréquemment d’une remise en question des solutions organisationnelles en place. C’est encore plus vrai avec les technologies numériques, et il n’est pas une activité humaine qui n’en fasse l’expérience aujourd’hui. Mais ce que nous expérimentons également avec l’arrivée de ces technologies au cœur des opérations militaires, c’est l’extrême flexibilité des structures de commandement sur laquelle leur emploi optimum doit reposer, jusqu’au plus petit niveau de l’action. Il y a là une contradiction avec les notions de lien et de niveau hiérarchiques, d’unité du commandement et de relation personnalisée qui fondent traditionnellement l’efficacité du commandement dans les situations extrêmes. Nous entrevoyons le compromis qu’il faudra établir entre les possibilités offertes par les technologies et l’intensité de leur mise en œuvre, mais également la nécessaire adaptation de l’art de l’exercice du commandement à laquelle nous devons dès à présent préparer nos cadres et nos soldats.