Le « nouvel ordre mondial » sanctifié en 1989 apparaît aujourd’hui comme un désordre généralisé et caractérisé par deux tendances lourdes et complémentaires : la mondialisation, notamment de la violence et de la menace, et l’interpénétration toujours plus profonde de ce qu’il était autrefois convenu d’appeler l’interne et l’externe.
En conséquence, la question de la « police », dans son sens le plus général, remonte à la conscience politique à la fois étatique et mondiale comme la question centrale. Il s’agit bien pourtant de la « première » fonction politique, mais on peut dire qu’elle était, pendant la guerre froide, en quelque sorte passée au second plan, au niveau international d’une part en raison de la configuration de ce système international (équilibre bipolaire), et au niveau interne d’autre part, en raison d’une structuration relativement « ordonnée » des conflits autour de l’affrontement idéologique entre capitalisme et communisme dans des États souverains, et accompagnée d’un niveau de violence et de criminalité relativement modeste au regard des menaces d’aujourd’hui.
L’enjeu politique d’aujourd’hui est donc comment « policer » un monde en désordre ?
Cela implique de redéfinir cet ordre et de poser la question du choix des moyens de le maintenir, à savoir le choix d’un « système » de police, c’est-à-dire des instruments de force pour l’imposition du respect des règles de ce nouvel ordre, aux plans interne et international. Ainsi posée, cette question de la police renvoie aujourd’hui à une préoccupation renouvelée pour le problème fondamental de la relation entre le militaire et le policier en tant qu’instruments de force, entendus dans leurs dimensions fonctionnelle, organique et culturelle respectives.
C’est à notre sens dans ce cadre général qu’il faut aborder la problématique centrale de ce débat sur « l’action de police » et « l’action militaire ».
Notre idée est que le système militaire est en voie de s’imposer à nouveau comme l’acteur majeur de la fonction de police, au point d’englober et de restructurer l’action de police, sous l’effet d’un double phénomène : la mutation de la fonction de sécurité dans le cadre d’un rapport rénové entre sécurité et défense, sécurité intérieure et sécurité extérieure ; mais aussi la nature extensive de l’action de police dans les relations internationales.
Au-delà du paradoxe, la fonction de police, appréhendée dans ses nouvelles exigences et son nouveau périmètre, réactive l’action du système militaire qui prend une nouvelle cohérence, que permettent notamment la mise en synergie nouvelle et progressive des différentes composantes qui le constituent, et qui met en lumière la pertinence de la culture militaire. Le système militaire doit ainsi être entendu comme acteur d’une fonction centrale et globale visant à garantir la défense d’intérêts nationaux et de valeurs qui sont constitutives de la prééminence de l’État de droit et de la démocratie. Ainsi entendu, le système militaire, autrefois perçu comme outil d’exception quasi exclusivement dédié à l’ascension aux extrêmes – à l’exception notable de la gendarmerie –, s’impose aujourd’hui davantage comme un outil de stabilisation et de normalisation. Il n’a d’ailleurs jamais été exclu totalement, quel que soit le système politique (et encore moins dans le système international), de la fonction de police au sens où nous l’entendons.
La compréhension de ce phénomène de renaissance de l’acteur militaire dans la fonction de police appelle une analyse globale ou systémique, qui intègre tant les facteurs politiques que juridiques et sociologiques.
Un préalable s’impose : que recouvre le terme « militaire » ? Que signifie le terme « police » ?
Nous proposons d’entendre par « le militaire » ou le « système militaire », l’ensemble régi par le statut militaire, organisé sur des principes militaires, et animé par la culture militaire, cette dernière ayant dans notre perspective une importance majeure. S’agissant de la France, le système militaire correspond aux « forces armées », et relève, au moins sur le plan organique, du ministère de la Défense. Le terme « forces armées » recouvre les armées de terre, de l’air, de mer et la gendarmerie.
La définition du militaire que nous proposons désigne un ensemble d’hommes, de structures, de normes et de valeurs, mais aussi d’interactions entre ces éléments, qui font sa spécificité. L’action militaire peut ainsi être préalablement définie comme l’action des militaires, objectivée par une culture spécifique, à notre sens irréductible, dans son expression morale, sociologique et organisationnelle.
Le terme « police » signifie à l’origine administration de la cité. L’action de police vise à préserver la tranquillité et l’ordre public, protéger les personnes et les biens. C’est à l’ordre interne que se réfère la définition « organique » de la police, c’est-à-dire un ensemble d’hommes et de femmes à statut civil remplissant la fonction de police. Cette définition relève d’une confusion entre la fonction et les acteurs remplissant celle-ci, le terme « police » ayant évolué pour désigner également une institution chargée de fonctions de police, soit pour la France par exemple la police nationale mais également les polices municipales ; au Royaume-Uni, le terme « police » a d’ailleurs un sens essentiellement organique.
Il est cependant clair que l’on ne peut retenir une définition organique de la police. La seule définition valable est fonctionnelle, étant donné le grand nombre d’organes variés qui remplissent cette fonction dans les systèmes politiques. L’action de police, expression essentielle de la fonction de police au sens le plus général (c’est-à-dire le sens du policing anglais, qui est la traduction moderne de la fonction ancienne de « maintien de la paix publique »), a donc une vocation très générale dans le sens où elle contribue à la régulation sociale au travers notamment de l’emploi de la force au service de la norme, de l’ordre, mais aussi au travers de la diffusion et du rappel de cette norme, et pas seulement juridique : cette conception de la police est celle de la résolution des conflits. En ce sens, l’analyse systémique internationale est pertinente, car il s’agit de penser l’usage de la force en tenant compte de la réalité en mutation qui est la nôtre et de l’émergence d’un nouveau système politique international, à savoir un espace politique possédant une logique et des règles spécifiques, constituant un « ordre », même si celui-ci est constamment fluctuant et redéfini. Cette perspective n’est pas nouvelle, mais elle voit sa légitimité aujourd’hui renforcée par la réalité de l’usage de « gendarmes internationaux » pour le règlement des conflits aux endroits les plus divers du système international.
Le xxe siècle, pourtant marqué profondément par les conflits les plus meurtriers que l’histoire ait jamais connus, reste paradoxalement caractérisé par l’effacement du militaire dans les régimes démocratiques occidentaux. La rétrogradation de l’autorité militaire dans la planification et la gestion des crises est l’un des éléments les plus révélateurs de ce phénomène. Celui-ci peut être considéré comme conforme à la logique d’une maturité démocratique du fonctionnement étatique, celle de l’incontestable principe de la suprématie de l’autorité civile. Cette conception du fonctionnement politique démocratique a cependant été systématisée dans le dernier quart du xxe siècle, notamment par les sciences sociales (essentiellement anglo-américaines), comme relevant de la nécessité d’une dépolitisation totale de l’instrument militaire, dans le sens à la fois d’un éloignement des affaires de la cité et de la théorisation d’une fonction purement guerrière (dans le sens de la guerre dite conventionnelle) ; cette conception a été fortement médiatisée, notamment à la suite des traumatismes engendrés par la guerre du Vietnam, et, assurément lié, du passage par les États-Unis à l’armée professionnelle. Huntington théorisait ainsi en 1957 un corps d’officiers professionnels parfaitement « apolitique ». Dans cette conception, une armée démocratique est une armée qui fait et se prépare à la guerre, et à laquelle on dénie tout statut d’acteur de la politique publique, cette qualité étant réservée au leadership politique civil.
La vision de la fonction de police comme fonction par essence civile appuie donc la légitimité de l’action des « forces de police » par opposition à la force militaire sur une nature considérée comme intrinsèquement démocratique du civil par rapport au militaire ; cette doctrine repose également sur une compréhension faussée du concept et de la réalité de la gendarmerie, qui s’apparente bien davantage à la définition de la police que nous avons adoptée.
C’est ce recul global du militaire au xxe siècle, processus très complexe aux conséquences considérables, que nous examinerons dans une première partie.
Mais le siècle naissant annonce selon nous un renversement tout aussi significatif : la réhabilitation du militaire. Celle-ci est facilitée, voire déterminée par de nouvelles réalités. L’action militaire réinvestit le champ global des interactions individuelles et collectives, intraétatiques et interétatiques, dans un processus de reconsidération globale de la fonction de police. C’est ce phénomène que nous analyserons dans une seconde partie. Ce processus fait d’ailleurs partie, à notre avis, d’un mouvement général de reconsidération du rôle des « professionnels » dans la politique publique, et qui ne touche pas seulement l’espace politique français. Aujourd’hui, la participation des militaires au processus de prise de décision politique, dans le cadre de l’équilibre constitutionnel, est rediscuté de façon très sérieuse aux États-Unis, à la lumière des problèmes posés par la planification et la conduite de la guerre d’Irak. Dans un article très récent du Journal of Military Ethics, Ulrich et Cook proposent ni plus ni moins qu’une « nouvelle approche des relations civilo-militaires démocratiques, qui respecte les contraintes et le pouvoir constitutionnels tout en rééquilibrant les contributions de tous les acteurs légitimes de la sécurité nationale en vue de la promotion du succès stratégique ».
- Les fondements du paradigme
civil de la fonction de police
L’idée que la force civile est supérieure à la force militaire pour le règlement démocratique et non violent des conflits (par opposition à la guerre) n’est pas un point de vue nouveau. Il a cependant fait l’objet d’une expression idéologique particulièrement élaborée dans les régimes occidentaux européens dans la période qui va de l’après-guerre aux années 2000.
« Guerre impossible, paix improbable » : la célèbre formule d’Aron résume bien la situation de la guerre froide qui fige les appareils militaires dans le cadre du dogme de la dissuasion nucléaire. Cette période correspond par ailleurs à une phase de progrès économique sans équivalent qui conditionne, nonobstant les événements de Mai-68, une évolution sociétale assez harmonieuse. Parallèlement, le fait militaire est perçu comme très éloigné géographiquement. À l’évidence, il n’est plus situé au cœur de la cité. La crise algérienne mobilisera bien sûr une grande partie de la jeunesse française sous les drapeaux, pour des opérations qualifiées officiellement de « maintien de l’ordre ». Mais la conscience métropolitaine oubliera très vite cet engagement pourtant massif de nature militaire.
La chute du mur de Berlin précipite en France une diminution drastique du format des armées, déjà bien initiée. La dissolution de très nombreux régiments est prononcée sur l’autel des « dividendes de la paix ». En ce sens, cette période consacre une rupture dans l’histoire de France puisqu’on touche à l’essence même du régime républicain fondé par la révolution, reposant sur le soldat citoyen. Fortement stimulé par l’antimilitarisme des élites intellectuelles et politiques, elle débouche sur une « démilitarisation » du corps social, accompagnée par une démilitarisation du territoire. Le « militaire » n’est plus une norme englobée dans une conception généralement partagée de la société, mais un référent de marginalité, d’exception, suscitant le désintérêt ou l’aversion. Le discours sur le passage à la professionnalisation est d’ailleurs appuyé sur un constat supposé d’éloignement de plus en plus grand de la jeunesse française du système militaire.
La relativisation politique du militaire est aussi d’une certaine manière consubstantielle à la perspective même qui sous-tend la construction de l’Europe, fondée sur l’économie. L’imbrication des économies des pays adhérents doit contribuer à rendre impossible la guerre. Instrumentalisation de l’économique au profit du politique, le processus participe également, selon la théorie développée par Joseph Nye, d’une conversion de puissance. L’Europe affirme sa puissance par sa vitalité et sa dimension économique. C’est là son principal levier d’influence, pour ne pas dire de contrainte. Cette théorisation du rôle central de l’économie dans le discours politique n’est pas sans conséquence sur une nouvelle hiérarchisation des référents qui contribue à instaurer dans le mental individuel et collectif, sur fond d’épuisement progressif des idéologies, le primat des valeurs matérielles et de l’individu.
En parallèle, la fin du xxe siècle est marquée très fortement par la remontée de la croyance en la possibilité de la formation d’une véritable « communauté internationale » appuyée sur des institutions et des normes communes en vue de la coopération et de l’harmonisation des relations juridiques, sociales et économiques, et de l’avènement enfin possible de la « paix par le droit ». L’Europe est à l’évidence l’un des fers de lance de la diffusion de cette conception « idéaliste » des relations internationales, au point d’inspirer des théorisations de la puissance et du règlement des conflits en dehors de toute considération de force, et en particulier de l’utilisation de la force armée.
S’agissant du périmètre français, l’analyse des grandes fonctions stratégiques de la défense nationale définies par Le Livre blanc sur la défense de 1994 conduit à s’interroger sur l’adaptation et la pertinence de l’outil militaire. En effet, si la fonction dissuasion apparaît intangible, le débat peut être ouvert sur les trois autres fonctions : la prévention, qui relève principalement de la diplomatie ; la projection, à propos de laquelle on constate que la baisse drastique des budgets entame sérieusement la capacité opérationnelle ; la protection enfin. Celle-ci souffre d’un épuisement des concepts et notamment celui de la défense opérationnelle du territoire. La protection « concerne principalement la défense aérienne et spatiale et la lutte anti-missiles, ce qui réduit finalement la protection à une « défense aérienne élargie » de haute technologie applicable au territoire national et aux forces déployées à l’extérieur ».
De manière générale, en réaction à son infériorisation sociale, conséquence logique de son repli fonctionnel et sociétal, le système militaire privilégie alors une stratégie de l’ouverture qui confine parfois à une dénaturation, l’objectif étant de coller à la société civile, de s’inspirer du fonctionnement de la fonction publique mais aussi des entreprises, d’adopter le vocabulaire et les normes des institutions sociales. Cela est incontestablement la démarche de l’armée américaine dès la fin des années 1970, puis de l’armée britannique. Cette double « subversion culturelle », selon l’expression des auteurs d’un pamphlet virulent, participe sans aucun doute de ce phénomène des relations civilo-militaires décrit par Huntington en termes de « maximisation du pouvoir civil » dans la démarche de contrôle du militaire par l’autorité civile dans une société démocratique. Cet auteur note en effet que « tout système de relations civilo-militaires comprend un équilibre complexe entre l’autorité, l’influence et l’idéologie des forces armées, et l’autorité, l’influence et l’idéologie des groupes non militaires. […] Les institutions militaires de toute société sont ainsi structurées par deux forces : un impératif fonctionnel découlant des menaces pour la sécurité de cette société, et un impératif sociétal provenant des forces sociales, des idéologies et des institutions dominantes de cette société ». En appliquant la formule forgée par Huntington, on peut dire que l’impératif sociétal a pris le pas sur l’impératif fonctionnel et explique ces tentatives de modelage du système militaire sur la société civile.
La formation est l’un des domaines privilégiés de la prise en compte de ce dernier impératif qui peut prendre la forme d’une condamnation des valeurs militaires traditionnelles, jugées obsolètes et contre-productives. On assiste alors à des tentatives de « civilianisation » des modes de comportements et de l’idéal de vie. Dans la communauté militaire, l’impact de la civilianisation touche de manière particulière la gendarmerie, à propos de laquelle elle a suscité d’âpres débats. Ce phénomène n’est pas, sous l’effet d’amalgames, sans conséquence sur l’idée nouvelle que certains militaires se font de leur institution ainsi que, pour les gendarmes, de la conception du lien qui les unit avec la gendarmerie. De plus, au-delà du recalage sociétal de la communauté gendarmique, mais dont on peut considérer qu’il peut en procéder, se développe un mythe qui remet en cause la pleine légitimité de cet acteur militaire majeur agissant dans l’ordre interne. En effet, alors que la sécurité est surtout comprise comme relevant des actions de police, celles-ci sont elles-mêmes assimilées au modèle institutionnel posé comme paradigme : la police de statut civil. On a pu en effet constater ces dernières années, notamment à la faveur de la construction européenne et de la réflexion sur son espace de sécurité, une montée de la définition organique de la police et la mise en avant d’une conception idéologique spécifique de cette fonction, appuyée sur le raisonnement déjà décrit plus haut à propos des nécessités de la « police démocratique ».
C’est ainsi, au-delà de l’effacement du militaire, ni plus ni moins qu’une remise en question du militaire dans son engagement traditionnel dans l’action ou fonction de police que soulèvent les interrogations qui pèsent sur le devenir de la gendarmerie, qui est pourtant la plus ancienne institution chargée de missions de police.
Ce phénomène découle de plusieurs facteurs : tout d’abord, l’impact de l’environnement sociétal dont les nouveaux impératifs tendant à l’épanouissement premier de l’individu se posent en contradiction avec les vertus militaires traditionnelles qui gouvernent la gendarmerie. Certaines mesures prises, ainsi légitimées, obligent à une réorganisation profonde du service.
Le deuxième facteur est « l’idéologie » ambiante qui légitime et encourage le modèle de police civile. Cette idéologie est véhiculée par de nombreux acteurs, qu’ils soient universitaires, politiques, ou professionnels de la sécurité, et déployée ouvertement par nombres d’« experts » nordiques ou anglo-saxons qui ont investi les rouages des organisations internationales, au premier titre l’Union européenne, mais également le Conseil de l’Europe et l’osce, et relayée sur le territoire français par de nombreux syndicats de police. Cette théorie s’appuie sur de prétendues incompatibilités de l’action de police avec le statut militaire, qui seraient également fixées par des directives européennes. À cet effet, l’on évoque par exemple le Code européen d’éthique de la police, dont les principes ne font pourtant aucunement référence à cette idée. De même, dans le cadre des programmes financés par l’ue, les experts posent maintenant systématiquement comme préalable à l’évolution des forces de sécurité leur « démilitarisation ». Ce discours et ces pratiques sont d’autant plus crédibles et puissants qu’ils sont sous-tendus par une idéologie très structurée qui masque des rapports de rivalité et de puissance extrêmement durs à l’intérieur même de l’ue. Soyons clairs : il s’agit de la lutte pour la prédominance en Europe du modèle français ou du modèle anglo-saxon de police, dans le cadre de la reconstruction des systèmes de sécurité des nouveaux membres. D’ailleurs, la démarche qui condamne le militaire dans l’action de police prône corrélativement l’adoption du principe de la police « communautaire », véritable mythe anglo-saxon.
Le troisième facteur est le sentiment de décalage entre l’évolution de la condition des civils responsables de missions de police – toujours améliorée d’un point de vue indiciaire et horaire – et celle des militaires exerçant les mêmes fonctions, qui conforte l’idée d’une fragilisation de l’institution dont l’issue fatale serait la fongibilité des capacités dans un système civil.
- L’action militaire aujourd’hui :
la refondation de l’action de police
Il s’agit de montrer au travers de quelques exemples la pertinence de la culture militaire en réponse aux nouvelles contraintes de l’action de police ainsi qu’au service de sa rénovation.
- Les nouvelles dimensions et contraintes
de la fonction de police au xxie siècle.
Entre la désocialisation interne et les tentatives de socialisation externe, on observe à la fois l’incertitude et l’extension de l’action de police.
Le début du xxie siècle est marqué par la résurgence de l’histoire. La démocratie de marché n’a pu s’imposer comme antidote à cette tragédie permanente. L’époque qui s’ouvre est singulière, s’agissant notamment du monde occidental : se caractérisant à la fois par une fragilisation profonde des sociétés, l’avènement de nouvelles menaces majeures, et une imbrication entre le champ intra étatique et le champ international, elle repose la question centrale des relations civilo-militaires, notamment à propos de la fonction de police globale. En 1957, de manière extraordinairement perceptive, Huntington expliquait comment « les changements dans la technologie et dans la politique internationale se sont combinés pour faire de la sécurité l’objectif ultime de la politique, plutôt que de la prendre comme un fait acquis ». Dans cette perspective, l’impératif fonctionnel ne peut plus être ignoré. Il formulait ainsi ce constat fondamental, qui semble s’adresser aux occidentaux du xxie siècle : « Avant, la question était : quel schéma de relations civilo-militaires est le plus compatible avec les valeurs libérales-démocratiques […] ? Aujourd’hui, cette question est remplacée par un problème plus important : quel schéma de relations civilo-militaires sera le meilleur pour assurer la sécurité de la nation (…) ? »
Intensification de la violence
et de la conflictualité interne aux États
C’est aujourd’hui un lieu commun que la banalisation, voire l’esthétisation de la violence. Certains parlent même de véritables « cultures » de la violence, qui se traduiraient par une radicalisation des relations entre individus, et qui serait à la fois la cause et la conséquence de l’érosion de l’être social.
Sur un plan sociologique, il est aujourd’hui facile de constater que la délinquance a connu une croissance considérable qui remet en question le droit à la sécurité. On doit également souligner changements dans la nature de la criminalité et de la violence. La participation croissante et majeure des jeunes par exemple, conduit à aborder le phénomène de la violence au travers de nouvelles catégorisations.
Le contexte sociopolitique peut être caractérisé par une augmentation considérable de la conflictualité interne aux États, dont l’ancienneté des origines et du développement ne doit pas cacher la spécificité des manifestations contemporaines. Ces tensions témoignent du développement d’un processus de fragmentation continu et profond, pudiquement recouvert par le voile de l’expression volontariste de « société multiculturelle » ; il s’agit d’une division en groupes qui peuvent se révéler profondément et violemment antagonistes. Ce processus de fragmentation est essentiellement à fondement ethnique, et témoigne de la montée d’une conception communautariste de la démocratie. Il s’agit d’un phénomène d’affirmation identitaire transcendant le concept de citoyenneté. En termes de sécurité et de respect de l’égalité des droits, l’unification si chèrement acquise risque de se déliter en autant de mouvances, fiefs ou autres zones de non-droit.
Cette montée en puissance en Europe de la légitimité du communautarisme n’est pas sans lien avec la multiplication des flux transnationaux de toutes sortes, dont l’impact sur l’action de police est fondamental. L’importance du phénomène de la mondialisation des liens et des communications communautaires est évidente, notamment dans la perspective du règlement des conflits politiques « internes » violents, à propos desquels l’idée de souveraineté étatique est en perte de vitesse, entre autres dans la perspective d’application de la force. On pourrait ainsi craindre que la France et les sociétés occidentales ne finissent par relever progressivement et paradoxalement dans leur ordre interne davantage du phénomène d’« anarchie internationale » que de la conception weberienne du monopole étatique de la violence légitime.
L’environnement de l’Europe en pleine mutation
On peut identifier ici quatre données majeures et interactives : la première est la potentialisation de flux migratoires massifs vers l’Europe. Le phénomène n’est pas nouveau, mais sa dimension sur fond de déséquilibre démographique croissant est inédite, au regard, par exemple, de la spirale démographique de l’Afrique. La seconde, l’hyper-terrorisme, est devenue structurelle. La troisième donnée est la déstabilisation ou la fragilisation de la périphérie immédiate du continent européen, c’est-à-dire au Moyen-Orient et au Maghreb, où l’échec du modèle laïque et progressiste débouche sur la référence confessionnelle comme facteur d’identité exclusif. La réintégration d’une lecture religieuse de l’histoire ouvre sur des affrontements internes à la communauté musulmane, mais aussi sur l’oppression des minorités, et enfin sur une contestation de l’Occident et de l’universalisme affiché de ses valeurs perçu comme un paravent à son néo-impérialisme. En d’autres termes, par la mobilisation des peuples, le religieux constitue de nouveau un facteur de puissance ou de conversion de puissance. Le quatrième facteur est celui de la tendance à un monde multipolaire.
Ainsi, la France et l’ue présentent des vulnérabilités critiques nouvelles, qui relèvent d’une imbrication entre menaces internes et externes. Cela nous ramène à notre perspective globale, et au choc des conceptions des relations internationales qui traduisent bien l’ambiguïté de la situation mondiale et des positions des différents acteurs du système international en matière de police globale.
La France en est un exemple particulièrement intéressant, dans la mesure où, à certains égards, elle se positionne à l’intérieur de l’espace politique européen, en situant son action de « protection » dans le cadre des impératifs de l’État de droit, et en affichant avec l’Union européenne une ambition de sécurité et non de puissance, ou alors de puissance défensive. Elle privilégie ainsi un recours à l’arbitrage des conflits sous l’égide de l’onu, seule entité à même d’autoriser l’emploi de la force, lui-même entendu comme constituant l’ultime recours. Cette posture française s’est particulièrement affirmée au moment de l’intervention des États-Unis en Irak. Elle peut être considérée comme l’une des expressions parmi les plus achevées du paradigme idéaliste des relations internationales : elle repose en effet pour l’essentiel sur l’idée de la « communauté internationale » comme acteur principal de la fonction de police, au niveau international bien sûr, mais aussi dans le cadre des crises ou désordres internes, confirmant par là le processus d’affaiblissement, voire de négation, de la règle anciennement sacro-sainte de la souveraineté étatique.
Mais la France ne s’exprime pas toujours ainsi, et la réaffirmation récente (août 2006), notamment par le ministre de la Défense, de la qualité de « grande puissance » de la France, ainsi que le jeu de celle-ci lors des développements du conflit au Liban, irait plutôt dans le sens d’une conception réaliste des relations internationales, et de la conviction de la réalité du choc de puissances, l’usage de la force restant toujours un instrument de la souveraineté française.
Ces constats aboutissent à un double constat : tout d’abord celui de l’échec de la police sans la force, et de la « puissance par la norme ». En second lieu celui de l’interpénétration des champs traditionnellement différenciés de la défense et de la sécurité, s’agissant tant de la philosophie d’action que de la globalisation des parades et des réponses. Corrélativement, se révèlent une interrogation et un paradoxe : s’agissant de l’ordre interne, l’essor, l’intensité, la globalité et la complexité des vulnérabilités conduisent à une interrogation sur l’adéquation de l’action de police actuelle ; s’agissant de l’ordre externe, l’action internationale s’identifie de façon croissante à des actions de police.
Ces constats et ces interrogations appellent une réactivation et une recomposition indispensables – et déjà amorcées – de l’action du système militaire, dans le but d’une refondation de l’action de police.
- Le système militaire, acteur majeur
de la refondation de l’action de police
Il est bon de rappeler tout d’abord que l’action ou fonction de police fut historiquement en Occident un fait premier de l’action militaire, et cela quel que soit le modèle d’utilisation de la force. Il existe aujourd’hui en Occident deux grandes cultures de l’usage de la force pour remplir cette fonction de police, le modèle français et le modèle anglo-saxon.
Schématiquement, selon le modèle français d’aujourd’hui, que l’on peut considérer comme la résultante de trajectoires historiques variées (notamment au travers, d’une part, de l’évolution des maréchaussées de France vers la gendarmerie nationale et, d’autre part, de la transformation de la composante militaire du système de maintien de l’ordre en un corps spécialisé, la gendarmerie mobile), le principe de base est que la police est une fonction spécialisée de l’État, ce qui se traduit par une profession distincte. Le format de police est donc de nature professionnelle, civilo-militaire, et armée. Selon le modèle anglo-saxon par opposition, le principe de base est que la société se police elle-même, et il y a donc identification de ce qui est devenu historiquement les forces de police avec les composantes de cette société. En conséquence, le format de police anglo-saxon est de nature non spécialisée, civilo-militaire mais à dominante civile, avec une grande importance accordée aux forces « citoyennes » (les réserves et les milices), et mixte au niveau de l’armement (mais à dominante non armée).
Il est important de rappeler qu’historiquement, l’utilisation des forces armées est une constante du maintien de l’ordre européen, même dans le cas anglais, que l’on peut considérer à bien des égards comme paradoxal puisqu’il développe dès l’apparition de « l’armée permanente », une doctrine d’inconstitutionnalité de l’usage des forces armées pour le maintien de l’ordre, alors qu’il en est fait un usage constant dans tous les troubles intérieurs du royaume, et que même lors des événements considérés comme les plus dramatiques, la comparaison entre le comportement des forces armées régulières avec les forces armées « citoyennes » est toujours à l’avantage des premières. L’exemple du « massacre de Peterloo » est à cet égard extrêmement intéressant, car on peut y trouver la justification de l’intérêt de la discipline et de la disponibilité militaires, de même que le caractère neutre et loyal à l’autorité politique de ces personnels comme explications essentielles d’un comportement beaucoup plus « professionnel » de la gestion des désordres.
Aujourd’hui, la restructuration de l’action de police dans sa nature extensive et ses nouvelles exigences s’appuie sur une prise de conscience de la pertinence de la culture militaire, qui irrigue un système militaire aujourd’hui considéré comme l’outil indispensable de gestion de la nouvelle conflictualité interne, européenne, et mondiale.
La culture militaire permet en tout premier lieu de donner un sens à l’action, car il s’agit d’un système de valeurs appuyé avant tout sur la primauté du collectif – d’où découle le sens du service et du sacrifice –, sur le principe de neutralité, et sur le professionnalisme de l’usage de la force. L’emploi de la force militaire participe d’une délégation de la nation et non pas de telle ou telle communauté, de telle ou telle organisation ou de tel ou tel intérêt, distinguables de ceux de l’État nation ; c’est là la marque de l’identité militaire, qui sous-tend le principe d’impartialité et qui conduit notamment les forces armées à recruter des citoyens et non des individus situés communautairement. Il est intéressant à ce sujet de se pencher sur l’exemple de l’Irlande du Nord. Lors de l’appel aux forces armées, en 1969, au moment des émeutes de Derry et Belfast, le ministre de l’Intérieur de l’époque justifia cette décision devant la Chambre des communes en faisant appel à la notion de « professionnalisme militaire ». Cette expression avait un double sens : d’abord celui des professionnels en tant que « gens de métier ». Professionnalisme signifiait expérience et était opposé au comportement extrêmement désordonné et incompétent de la police de l’époque. Mais on sous-entendait également en 1969 par cette expression la neutralité politique dans un conflit intercommunautaire (la police, protestante, ayant participé aux émeutes). L’intervention de l’armée britannique s’est faite en tant que force non engagée politiquement dans ce conflit catholiques/protestants, d’où l’appellation de « force de maintien de la paix ». On alla même plus loin, car on créa une nouvelle force de maintien de l’ordre pour l’Irlande du Nord sous la forme d’un nouveau régiment qui devait être formé et modelé par l’armée elle-même. En effet, la création d’une nouvelle force posait dans l’environnement conflictuel du moment, en l’absence de force spécialisée, le problème spécifique des solidarités et de l’amateurisme. L’idée était que confrontée à des hommes possédant de fortes valeurs sectaires, l’armée constituait la seule institution disposant elle aussi d’un fort système de valeurs et susceptible de proposer un cadre alternatif de comportement professionnel au sectarisme. Le processus de professionnalisation est ici entendu comme processus de socialisation, et le « modèle militaire » est présenté comme modèle d’intégration.
La neutralité des forces armées est également liée à leur caractère apolitique dans le sens de non partisan, voire même non corporatiste. L’exemple le plus éclatant reste par exemple en France ou encore au Royaume-Uni l’interdiction de la syndicalisation, au contraire de la situation que connaissent les forces de police civile et les autres composantes de la fonction publique, même les magistrats.
On peut tenter, pour comprendre l’intérêt de la culture militaire, de rationaliser ses éléments constitutifs. Certains d’entre eux méritent de retenir plus précisément notre attention. Nous distinguerons en effet ces éléments de la spécificité de la culture militaire qui la rendent particulièrement adaptée au bon accomplissement de la fonction de police d’aujourd’hui. Le défaut d’action collective, de cohésion, et de sublimation de l’engagement individuel est quasi rédhibitoire quant à l’efficacité de toute institution responsable de fonctions de protection. Or, il est évident de constater que la « culture civile », au-delà de l’excellence de certains exemples individuels ou collectifs limités à des services spécialisés, n’est plus en adéquation avec les impératifs premiers de la mission de police.
Sous les effets combinés du corporatisme, enfant naturel de la bureaucratisation de la société, et du développement de l’individualisme, le décalage « moral » par rapport aux exigences de la mission a ainsi et presque mécaniquement déterminé un décalage fonctionnel. Le système civil fonctionne mal parce qu’il procède d’une inversion qui fait que l’organisation du service n’est plus déterminée au premier titre par les exigences de la mission, mais par celles de l’individu ou de la corporation. Le problème crucial d’aujourd’hui est qu’il présente des dysfonctionnements alors que jamais les attentes de sécurité n’ont été aussi fortes ni critiques.
Logiquement, dans la nouvelle relation imbriquée entre défense et sécurité qui participent d’exigences communes, la culture de défense devient dominante par sa capacité mobilisatrice de « service public ». Force est de reconnaître que la culture militaire transmet une exaltation du service, soit un atout moral qui peut se révéler fort utile, voire indispensable. Autrement dit, la culture militaire est une culture du « sens », indispensable au déploiement d’une fonction de police efficace. Cette « disposition morale » constitue la première et principale caractéristique du militaire, et elle est d’ailleurs clairement énoncée dans l’article 1.
En même temps, en tant que système de valeurs orienté vers le « sens de l’action », la culture militaire semble particulièrement adaptée à la fonction de police globale d’aujourd’hui, car elle n’est pas caractérisée, contrairement à des caricatures sommaires de la société militaire, par le conservatisme et l’immobilisme, mais bien au contraire par l’adaptabilité et la capacité d’autocritique. Ce caractère fondamental est bien exprimé dans la problématique des relations civilo-militaires, à laquelle nous avons déjà fait allusion. En effet, une simple récapitulation historique des « relations armée-nation » montre bien que celles-ci n’ont jamais été unilatérales. Aujourd’hui, les nouvelles perspectives de réflexion sur le « sens de l’action militaire », bien intégrées par le commandement et le corps des officiers, en particulier l’importance accordée à la formation éthique et à la définition du professionnalisme militaire, sont particulièrement en phase avec les valeurs nécessaires à l’exercice de l’action de police globale. C’est notamment l’un des axes majeurs de la récente réforme de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, également du point de vue pédagogique, puisque ces questions d’éthique forment désormais une importante partie du programme de formation et de recherche. De manière comparative, il est intéressant de mentionner ici la démarche que décrit un professeur de philosophie américain, de prise de conscience, dans les établissements militaires américains, de la nécessité de former à la discussion de ce qui est moralement nécessaire à l’action militaire. D’où le développement exponentiel des cours d’éthique et l’introduction de la maïeutique socratique à West Point, où l’on voit citée dans le manuel des Cadets la maxime de Socrate : « Une vie irréfléchie ne vaut pas d’être vécue. »… Quoi que l’on en pense, on doit admettre que l’on se situe bien dans la perspective des relations civilo-militaires utilisées par les forces armées en vue de leur adaptation à un meilleur exercice de la profession militaire dans ses nouvelles dimensions.
Il y a bien un déterminant culturel pour mieux protéger, mieux défendre, mieux sécuriser. Ce déterminant, qui porte certains citoyens vers la mission de défense, est une garantie face au phénomène de privatisation ou d’externalisation. Cette dernière tendance est spécialement lourde de conséquences en France, qui n’a pas, comme les anglo-saxons, une culture très ancienne de la participation du « privé » et des citoyens à l’action publique. Il n’est pas innocent à cet égard que l’on reparle aujourd’hui de service, cette fois-ci civil, et que l’on rediscute et rééxamine en termes de creuset le service national obligatoire, qu’il convenait certainement de rendre vraiment égalitaire, mais dont l’ambition fondamentale a toujours été de développer l’interaction quotidienne des individus dans l’effort et le dépassement, la ritualisation de la norme hiérarchique et collective, le culte de la patrie, la fusion à la nation. L’intérêt de la culture militaire, en matière de sécurité et de défense, est qu’elle se rattache à une citoyenneté qui transcende les origines, les appartenances, de quelque nature qu’elles soient ; c’est en ce sens qu’elle est susceptible de contribuer à la cohésion sociale et à la transmission au-delà du territoire national d’un modèle étatique (state building) appuyé sur les valeurs de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Cette pertinence de la culture militaire dans le cadre de la nouvelle action de police se déploie particulièrement dans trois de ses dimensions fondamentales : la formation militaire, l’organisation militaire et la « globalité » militaire.
- La formation militaire
Il est fondamental de rappeler à quel point la formation constitue une étape capitale dans l’assimilation de l’individu dans la « société militaire », dans l’intégration assumée et durable, vérifiable tant dans le quotidien que dans les situations de crise, de l’état militaire. Elle a pour objectif premier l’acquisition du savoir être militaire dans ses trois composantes, morale, psychologique et physique.
- La formation morale et humaine
Elle doit inculquer « ces valeurs fondamentales qui sont au cœur du métier militaire : la disponibilité, la solidarité, la tolérance, le dépassement de soi ». Parmi ces valeurs, il faut insister sur la disponibilité, vertu sociale, civique et patriotique par excellence. La fonction publique dans son essence première est une structure au service des citoyens, de la nation. S’agissant de la fonction de sécurité, – fonction régalienne – déclinée en missions de police, la disponibilité est un postulat face à l’imprévisibilité et la soudaineté de l’événement, que celui-ci participe d’une micro ou d’une macro-crise ; a fortiori au regard de l’importance de la délinquance, du délitement sociétal, de la nature des nouvelles menaces. La disponibilité constitue bien l’un des postulats premiers qui permet la réactivité, la continuité, la proximité. La disponibilité, c’est a minima l’affirmation indispensable du caractère sacré de la mission, de la traduction de la fonction non en horaires, mais en mission, acceptée contractuellement par tout individu qui intègre la communauté militaire. La disponibilité militaire dans la plénitude du terme, c’est une disposition qui substitue à l’exercice temporaire d’une fonction, l’acceptation consciente d’un état, l’état militaire, qui va au-delà du « métier ».
Nous citerons pour illustrer cette idée un exemple qui nous est apparu significatif : celui d’un jeune saint-cyrien, cité dans la presse, précisément pour la revendication qu’il fait des valeurs du service et du sacrifice. Dans cet article, ce jeune officier exprime avec détermination sa vocation et sa disponibilité totale à l’intérêt général, et réintroduit le sacré dans son engagement. Cet élan raisonné pouvait être encore interprété, il y a peu, comme de l’exaltation. Mais là est justement la grande question d’une communauté militaire qui n’a pas toujours assumé la modernité d’un savoir-être intemporel. La société militaire semble affirmer de nouveau son irréductibilité, peut-être parce que finalement celle-ci est indispensable à la sécurité de la nation et des individus : n’est-ce pas le cas, lorsque l’engagement militaire recouvre aussi bien la veille stratégique que la projection d’urgence sur un théâtre extérieur pour évacuer des ressortissants, le déploiement immédiat et massif suite à une disparition de personne, ou le déplacement pendant des séjours de plusieurs mois dans un contexte souvent très hostile ?
En la matière, l’analyse de David Segal offre à la réflexion militaire une approche intéressante. Il s’agit de celle du « constructionnisme social ». Ce concept, tout en reconnaissant le pouvoir qu’a la société de modeler nos comportements, souligne que ces forces ne sont pas extérieures à l’homme, mais plutôt le produit de comportements humains. L’idée de « construction sociale de la réalité » met en valeur une intuition centrale touchant à la nature fondamentale de la société : les acteurs ne sont pas seulement déterminés par des faits sociaux désincarnés ou des forces sociales inaccessibles, ils sont aussi, à tout instant, avec d’autres et par l’interaction qui les lie, les créateurs du monde social dans lequel ils vivent. Il est possible d’appliquer cette analyse à l’exemple du jeune sous-lieutenant. Par sa disponibilité engagée en effet, celui-ci ne se réduit pas à un technicien de la défense, à un simple contractuel passif. Il s’inscrit à son niveau dans une action sociale, lorsqu’il refonde et reformule le sens de l’état militaire dans son exigence et sa globalité métaphysique.
La disponibilité, c’est également l’acceptation d’un entraînement intensif indispensable à l’efficacité opérationnelle. C’est cet entraînement qui contribue à garantir en toutes situations une grande maîtrise dans l’emploi de la force et une culture de la modération. Sans un tel entraînement, on n’aurait pu envisager le déploiement de l’escadron 23/2 de gendarmerie mobile de Mont-de-Marsan, à Haïti, dans des conditions qui seraient insupportables à tout détachement civil.
Un exemple tout à fait intéressant d’action militaire en matière de formation est celui, méconnu, des régiments mettant en œuvre le service militaire adapté (sma). Le sma « a été créé au début des années soixante afin de trouver des solutions pour venir en aide à une jeunesse désœuvrée ayant perdu tout repère dans une société où il était urgent de favoriser son insertion. […] Le principe de base est un système relativement souple appuyé sur une méthode assez originale qui consiste à aider les jeunes à acquérir une formation professionnelle dans le cadre de la transmission de la culture militaire. Le concept du sma participe donc de l’assimilation et de la diffusion de valeurs qui permettent une vie sociale harmonieuse, comme le respect de soi-même et des autres, le sens du service, l’adaptation à la vie en groupe, l’effort et le dépassement de soi. Le sma ouvre les portes de la vie active en s’appuyant sur une éducation et une culture militaires. L’enseignement et l’application de ces dernières permettent à notre sens de citer l’institution comme étant un moyen de renforcer l’acquisition et la défense des valeurs sociales fondamentales pour un citoyen français ».
- La formation du « combattant » : des fondamentaux indispensables
à la bonne exécution des missions de police
La formation militaire prédispose au professionnalisme que requiert l’action de sécurité globale. Nous avons insisté sur la dimension éthique. Il convient également de s’intéresser à d’autres aspects très concrets dont l’application pratique est capitale pour l’accomplissement de la mission de sécurité.
Pouvoir agir en toutes situations
La formation initiale vise à acquérir la rusticité et la robustesse qui permettent d’agir en tous lieux et en toutes circonstances, dans des conditions qui, ne serait-ce qu’au regard de la durée d’une mission ou d’un engagement, sont difficiles, voire éprouvantes, sur le plan physique et psychologique. La fonction régalienne de sécurité ne saurait en effet être limitée par la rudesse des conditions de vie. Il en va par exemple des gendarmes agissant en forêt profonde en Guyane, avec le soutien de leurs camarades des armées, dans le cadre des opérations de lutte contre l’orpaillage illégal ; ou encore des unités engagées lors des missions de la paix conduites il y a quelques années en ex-Yougoslavie dans des conditions particulièrement pénibles en période hivernale.
L’acquisition de ces qualités exige d’ailleurs aujourd’hui un tout autre investissement pédagogique qu’autrefois. En effet, les recrues, d’une part, sont majoritairement issues du milieu urbain, d’autre part ont été majoritairement élevées dans le confort qui caractérise la société occidentale. Fait majeur, elles ne bénéficient plus du rite de passage que constituait le service militaire obligatoire. En conséquence, la formation militaire initiale doit mettre de plus en plus l’accent sur la préparation physique et mentale. La marche, la vie en campagne, l’effort prolongé, la résistance aux conditions climatiques défavorables constituent le contenu de base des premières semaines de la formation. L’aguerrissement dans des centres spécialisés ou lors de modules spécifiques complète la première acculturation.
La formation tactique :
la pertinence des principes du combat d’infanterie
Des actes élémentaires du combattant aux missions de combat du groupe et de la section, on retrouve la base de la culture opérationnelle tactique qui est fondamentale à la bonne exécution de toutes les actions de sécurité, tant celles du quotidien que celles des engagements d’envergure que nécessitent des situations très dégradées. Ainsi, « progresser », « se poster », l’appui mutuel, l’identification des points clés du terrain, le choix d’un cheminement, la reconnaissance d’un point particulier ou d’un axe, la combinaison du feu et du mouvement, l’action de débordement sur les flancs, etc., sont autant de fondamentaux militaires qui, du niveau du binôme à celui de la composante de force, font la cohérence et l’efficience de la manœuvre de tous niveaux. Ces fondamentaux donnent au militaire une tout autre culture de la manœuvre opérationnelle que celle possédée par les acteurs civils. Pour des gendarmes, lors d’un contrôle nocturne de véhicule, par exemple, ce sont les principes premiers de « l’appui mutuel » qui s’appliquent pour garantir la sûreté des personnels. Bien entendu, les fondamentaux tactiques sont transposés dans une mission de sécurité publique caractérisée par un tout autre cadre juridique et sociologique que celui d’une mission de combat, mais il en va de même pour une patrouille de militaires d’un régiment d’infanterie en mission de surveillance dans le cadre d’une opération de maintien de la paix.
Corrélativement, la formalisation des ordres au travers des fameux cadres d’ordre, le respect des règles de la procédure radio, ainsi que le processus intellectuel gouverné par la méthode de raisonnement tactique – dont les étapes visent à bien analyser l’environnement, identifier l’effet majeur, et sélectionner les différents modes d’action envisageables – façonnent le décideur de tout niveau en cela qu’il développe une intelligence de situation, un sens et une expression de la décision et un procédé de mise en action spécifiques, transverses aux forces armées.
- L’organisation militaire
Le principe de l’organisation militaire est celui d’un système qui concilie la stabilité et une constante évolution, centré sur l’adaptation aux impératifs fonctionnels. Ici, le concept-clé est celui de l’adaptabilité.
L’organisation militaire repose bien sûr sur le principe hiérarchique qui, en terme de processus décisionnel, est exclusif. Cette caractéristique institutionnelle est de plus en plus singulière, tant les corps de statut civil participent d’une gestion, dans les faits, toujours plus partagée, imprégnant le fonctionnement quotidien et les évolutions majeures. L’immuabilité du principe hiérarchique unique et ainsi reconnu traduit la primauté de l’impératif opérationnel dans un champ fonctionnel traditionnel qui l’exige par nature : la défense. Cette exigence sous-tend la crédibilité du dispositif global de protection des intérêts vitaux.
L’organisation militaire révèle une capacité d’évolutivité, de flexibilité et de subsidiarité, singulière. La stabilité de la norme hiérarchique et décisionnelle permet en effet, tant en termes d’orientations stratégiques que dans le quotidien, d’assurer le primat des logiques fonctionnelles sur celui des logiques institutionnelles et organisationnelles, en d’autres termes, sur celui des logiques bureaucratiques.
Parmi les grandes institutions d’État, les forces armées démontrent la plus grande capacité de réforme. Parmi les réformes organisationnelles et en conséquence fonctionnelles, celles concernant respectivement l’état-major des armées et la gendarmerie nationale sont particulièrement instructives. Ces deux réformes confirment en effet la pleine actualité de la modélisation pyramidale, dans un contexte général où la déconcentration et les transferts de compétence confinent parfois à une fragmentation des capacités, des processus de décision, de la gestion de l’information.
- La globalité du système militaire
comme réponse à la globalisation de l’action de police
Le système militaire français inscrit de plus en plus ses capacités fonctionnelles dans la globalité des réponses qu’appelle l’interpénétration entre la sécurité extérieure et intérieure. Dans une situation de fragilité constante et de permanence des crises, il contribue de façon de plus en plus significative à la sécurité globale. La loi de programmation militaire de 1996 consacre d’ailleurs une évolution majeure de la fonction protection qui devient une mission de sécurité générale plutôt qu’une mission de défense strictement définie.
Le système militaire devient ainsi majeur dans l’action de police entendue dans son acception la plus extensive. En particulier, le concept de la « globalité » du système militaire permet de dépasser dans une certaine mesure les contradictions et les ambiguïtés que génèrent les positions des tenants d’une différenciation stricte entre les compétences des « forces de police » et des « forces militaires ». Ces positions s’expriment dans la recherche d’une « spécificité » de l’action de police par rapport à l’action militaire dans un conflit donné : cette spécificité peut pour certains se trouver dans le critère d’un cadre juridique restrictif en termes d’emploi de la force, par rapport au droit des conflits armés (dca) ; mais le dca propose aujourd’hui précisément un cadre juridique de plus en plus restrictif. On oppose aussi le critère de la confrontation avec des adversaires et non des ennemis comme spécificité de l’action de police, ou encore une perception de la finalité plus « sécuritaire » que militaire (mais on est d’obligé d’admettre qu’il s’agit d’un critère bien obscur) ; enfin, l’action des forces de police se reconnaîtrait avec la présence de populations civiles : mais les crises gérées depuis des décennies montrent encore une fois la vanité de cette distinction.
Le concept de globalité militaire répond à ces ambiguïtés grâce au particularisme du dispositif de défense qui recouvre l’ensemble des capacités de défense et de police. Il puise sa réalité et tout son sens dans la combinaison de capacités différenciées et complémentaires. En d’autres termes, il s’appuie sur la coopération entre différentes cultures propres aux différentes institutions militaires, entre différentes logiques de métier qui s’accordent sans se confondre.
La globalité militaire doit donc être entendue comme celle d’une cohérence capacitaire qui ne saurait être dénaturante. Si on veut l’appréhender dans sa réalité concrète, la grille de lecture des trois fonctions stratégiques de la prévention, de la protection et de la projection reste pertinente, mais présente l’inconvénient des redondances, tant elles se recoupent de plus en plus en termes de finalités, de modes d’action, de coopérations… La déclinaison de la globalité peut se faire par rapport aux menaces et risques, aux acteurs, aux missions, aux environnements (par exemple, la sécurité de l’espace aérien, l’action en mer, les actions de police internationale, mais aussi l’action des forces armées sur le territoire national comme métamorphose de la protection en action de sécurité globale, la lutte anti-terroriste, le renseignement…). Nous ne développerons que certains de ces exemples.
L’action en mer
La marine nationale répond, au travers de ses fonctions opérationnelles quotidiennes, au besoin global de sécurité du fait des nouvelles menaces en mer. Ces nouvelles menaces « ont contraint la marine nationale à renforcer ses missions de protection et de défense des accès maritimes […]. De sorte qu’on est passé d’une posture de sûreté militaire à une posture permanente de sauvegarde maritime, véritable synthèse des missions de défense et de service public. L’implication globale de la marine nationale s’effectue tant dans un cadre national qu’international, et les missions conduites (surveillance, contrôle, interception) constituent des missions de police.
La gestion des crises extérieures : actions de police internationale et retour en sécurité intérieure,
le rôle central des forces armées
Les forces armées françaises sont depuis une trentaine d’années de plus en plus engagées dans des opérations en faveur de la paix et du droit international. Ces opérations répertoriées sous le terme « opérations de maintien de la paix » correspondent dans la réalité des engagements à une grande variété de situations. Conduites dans le cadre d’une résolution et d’un mandat de l’onu, elles visent prioritairement à assurer la protection des populations, et la reconstruction d’une société civile fondée sur l’état de droit. Au-delà de leur objectif humanitaire par la stabilisation démocratique des zones concernées, situées pour partie dans une proximité directe à l’espace de l’Union européenne, elles contribuent à la sécurité intérieure des États membres : prévention de flux migratoires, neutralisation de réseaux mafieux… D’où le concept du « retour en sécurité intérieure » forgé par le directeur général de la gendarmerie nationale. Ces opérations de plus en plus perçues comme des actions de police internationale relèvent de par leur environnement et leurs exigences de la compétence première des forces armées, seul outil à réunir les capacités requises, d’une part, pour satisfaire aux impératifs de planification, aux contraintes logistiques d’opérations d’envergure et durables, sans évoquer les aspects juridiques et statutaires relatifs aux personnels déployés qui sont quasi exclusifs aux personnels de statut militaire ; d’autre part, pour agir dans des situations très dégradées et hybrides (juxtaposition ou imbrication de problématiques de maintien de l’ordre et de combat, de menaces de toute intensité) qui caractérisent les crises internationales actuelles ; enfin pour garantir l’efficacité de l’intervention internationale qui repose sur les deux facteurs intimement liés que sont le phasage et la globalité de la gestion de crise.
La complexité accrue des crises et l’effet final recherché appellent en effet une gestion globale qui comporte des « volets » divers. Lors du sommet de Nice, sur la base des enseignements tirés de l’expérience du Kosovo, a ainsi été élaborée une conception en trois phases de la gestion des crises les plus complexes. Ainsi, ont été distinguées une phase initiale permettant la maîtrise du terrain, une phase de transition centrée sur la restauration de la sécurité publique comme condition première du retour à la vie normale, et une phase de sortie de crise et de rétablissement progressif du bon fonctionnement des institutions locales.
Nous observons que l’action « militaire » au sens du déploiement d’un dispositif de puissance, donc à capacité coercitive, est déterminante dans la reprise du contrôle général de la zone d’intervention. L’action militaire reste également centrale dans la deuxième phase dans le maintien à un niveau opératif de la maîtrise du terrain qui permet de prévenir la résurgence de menaces militaires ou paramilitaires, et ainsi le retour d’un affrontement général et d’agressions de haute intensité. Elle est aussi incontournable en ceci qu’elle soutient ou contribue directement à la restauration de la sécurité publique, cela au travers du déploiement, dans les situations de crise les plus exigeantes (excluant tout engagement de policiers de statut civil), d’un dispositif intégré combinant notamment des éléments de l’armée de terre et des éléments de la gendarmerie, selon une logique fondée sur la culture de métier.
Cette conception résulte des études conduites sur l’intervention au Kosovo et de la coopération exemplaire mise en œuvre, lors du déploiement de forces, entre le général Cuche, commandant de la brigade multinationale nord et le colonel Vicaire, commandant la force de gendarmerie. Elle s’impose maintenant dans le cadre d’une relation renouvelée entre l’armée de terre et la gendarmerie. Dès décembre 1999, le directeur général de la gendarmerie rappelait que celle-ci « fait partie intégrante des forces terrestres » déployées dans ce type d’opérations. L’année 2000 a vu l’aboutissement d’un document cosigné par le dggn et le chef d’état-major de l’armée de terre, qui pose les principes de la coopération entre les deux armées. Selon ce document en effet, « la complémentarité des forces terrestres […] se justifie pleinement au regard de l’impossibilité de découpler les dispositifs de sécurité publique et ceux strictement militaires. […] Elle garantit que la crise sera traitée au plus bas niveau d’intensité et permet au responsable du théâtre de montrer les degrés possibles de réponse de la force, et dans une logique de prévention et de dissuasion, d’illustrer sa détermination et l’éventail de ses capacités ».
Cette complémentarité est une marque de la communauté de défense ; elle constitue un aspect majeur de la réponse globale et de la poursuite de l’effet final recherché de sortie de crise. Elle a pris encore une nouvelle dimension avec la création de la Force de gendarmerie européenne.
La complémentarité des forces armées repose sur un dénominateur commun culturel, fondé par le statut militaire et établi par la formation dispensée dans l’ensemble des écoles. Le dénominateur commun s’exprime dans toute sa dimension opérationnelle, notamment grâce à l’existence d’un enseignement supérieur unique aux forces armées.
Désormais bien institutionnalisé, le protocole armée de terre/gendarmerie s’est concrétisé dans le cadre de la force Licorne déployée en Côte d’Ivoire, au point d’en être l’une des caractéristiques majeures.
L’enjeu particulier du renseignement
Le renseignement, dans une indispensable coordination interministérielle, est devenu l’un des axes essentiels de la contribution quotidienne des forces armées à la sécurité globale des français. Procédant pour partie de la stratégie de prévention, le renseignement trouve son débouché logique dans le cadre de la fonction de protection. Que ce soit dans le cadre de la lutte anti-terroriste proprement dite ou celle contre les agissements de la criminalité organisée, la communauté de défense est engagée au premier plan aux côtés des acteurs du ministère de l’Intérieur.
La contribution des militaires fournie par la dgse, la dggn, la drm et la dpsd est toutefois singulière à plusieurs titres : la puissance technologique de la défense, d’une part ; mais aussi l’engagement au cœur des foyers de crise et « zones grises » pouvant constituer des sanctuaires terroristes ou des périmètres d’organisation de trafics en tous genres, et notamment ceux concernant la traite de personnes humaines ainsi que la prolifération des armes. Dans ce domaine, il faut souligner, d’une part, l’engagement des forces armées « en lutte directe » contre une partie de ces phénomènes et, d’autre part, la remarquable synergie entre les différents outils de renseignement déployés par les forces armées qui intègrent désormais, en particulier dans les Balkans, des éléments de gendarmerie dans l’analyse opérationnelle et stratégique des informations collectées ; on doit également souligner la couverture quotidienne du territoire national. La gendarmerie nationale, compte tenu de son maillage territorial et de sa présence à l’étranger, constitue un service à part entière dans « la communauté du renseignement ».
La lutte antiterroriste
Dans sa nouvelle dimension stratégique, la menace terroriste relève bien de la défense au sens de l’article 1.
La coopération entre les forces armées s’affirme chaque jour davantage pour garantir une meilleure réponse face aux nouvelles menaces. Ainsi, depuis le 1er février 2006, un détachement de l’aviation légère de l’armée de terre dédié au soutien aéromobile du gsign renforce de manière significative la contribution du ministère de la Défense à la lutte contre le terrorisme. Il s’agit d’une des mesures préconisées par le collège des inspecteurs généraux des armées dans le cadre d’une étude sur la contribution des armées à la lutte contre le terrorisme de type « Beslan ». Cette coopération apparaît de plus en plus nécessaire pour faire face aux événements les plus complexes qui relèvent fondamentalement d’une gestion militaire, de la planification des opérations à leur mise en œuvre.
La problématique du terrorisme conduit à aborder celle, beaucoup plus vaste, de la continuité de l’action de l’État en cas de crise majeure, qui repose fondamentalement sur les forces armées de par leur essence, leur culture, leurs capacités fonctionnelles.
Dans ce cadre, la gendarmerie constitue l’un des atouts premiers des forces armées. Elle permet au gouvernement d’assurer, sans discontinuité, la gestion des crises en graduant la réplique, sur tout le spectre d’intervention, de l’état de paix à l’état de guerre. Cette capacité de la gendarmerie est, à l’évidence, liée à son statut, sa culture et son organisation militaires. Sur un plan opérationnel, elle repose notamment sur la gendarmerie mobile, force spécialisée dans le maintien de l’ordre, techniquement et culturellement formée pour subir et temporiser, afin d’ajuster au mieux l’exercice de la contrainte étatique dans le cadre du droit commun, et contribuer à trouver une solution politique au conflit. De par son organisation, sa culture militaire, ses équipements, et son armement d’infanterie, la gendarmerie mobile est particulièrement adaptée à la gestion des situations très dégradées. Elle est notamment rompue aux changements de posture qui caractérisent le rétablissement de l’ordre et l’infracombat ; elle est capable de réagir sous la menace armée, par des actions dynamiques, ciblées ou ponctuellement massives, toujours strictement proportionnées. Son expertise s’appuie sur un emploi très soutenu tant en métropole que dans les départements et territoires d’outre-mer, et sur les théâtres extérieurs où se concentrent les engagements les plus exigeants.
La prise en compte des vulnérabilités croissantes qui caractérisent les sociétés occidentales oblige à anticiper sur des rapprochements nécessaires pour améliorer l’action militaire au profit de la protection des populations et des institutions, en toute situation, dans une action de sécurité globale qui envisage toutes les hypothèses et planifie l’engagement de tous les moyens. C’est bien à cela que doit répondre le « concept d’emploi des forces terrestres en sauvegarde terrestre ».
Du fait des mutations profondes de notre temps, l’Histoire, qui renoue en Occident avec l’incertitude et le désordre, doit reconduire le politique vers l’essentiel de son principe ; et le « Militaire » est encore suffisamment présent dans notre société pour l’aider à relever le grand défi de la sécurité. Porteur de sens, il offre les capacités fonctionnelles pour préserver notre société et l’aider à se confronter avec confiance à la globalisation. La pérennisation sociale et culturelle du modèle militaire et l’efficacité de l’action militaire dans la fonction de sécurité sont donc aujourd’hui des questions centrales. La réflexion politique ne doit pas ainsi sous-évaluer le risque que feraient courir à la puissance et à la souveraineté françaises la réduction possible du format de l’armée de terre à de simples modules d’intervention spécialisée, ou encore la transformation organique de la gendarmerie, en d’autres termes un démantèlement de la communauté de défense. En particulier, la place spécifique qu’occupe la gendarmerie dans le système de sécurité français est aujourd’hui un enjeu fondamental de la conception globale de la politique de sécurité française.
Nous sommes au cœur des grandes questions politiques de notre temps, et les débats qu’elles occasionnent doivent porter sur la conception et le devenir même de notre société et de ses valeurs.
Il semble approprié, dans cette démarche qui désire s’inscrire tout à la fois dans la réflexion de « longue durée » et la conscience des ruptures, de conclure sur le constat d’un grand analyste du monde militaire : « l’armée a en France […] une admirable tradition intellectuelle. […] L’organisation et le commandement des forces humaines en vue de la guerre et dans la guerre mettent en jeu les facultés les plus hautes de l’esprit et du caractère. Les hommes qui excellent dans cette science ou qui, de toutes les forces de leur pensée et de leur âme cherchent à y exceller, sont naturellement au niveau de ce qu’il y a de plus haut dans les œuvres de leur temps et de tous les temps, si seulement l’esprit de vie est en eux, s’ils ne sont pas séparés de l’ensemble de l’action humaine, si, dans leur fonction propre, ils sont soutenus par le mouvement vaste de toute une génération. »