Le cliché de la « grande muette » est profondément ancré dans l’opinion publique depuis des décennies. Cette expression « fourre-tout » pourrait faire croire que les armées seraient un « trou noir » refusant toute expression ou débat. Or cette perception ne reflète pas la réalité, mais plutôt un amalgame d’idées plus ou moins fondées et mélangeant les faits. Il faut en effet distinguer plusieurs niveaux de réflexion et de communication aux approches et finalités différentes. Certes, il est clair que l’intervention des armées dans le champ politique reste très contrôlée, en particulier avec le rôle central du chef de l’État propre à la Ve République. Il n’en demeure pas moins que la haute hiérarchie militaire participe non seulement à la définition de la politique de défense, mais aussi à sa formalisation tant vis-à-vis des décideurs politiques que de l’opinion publique.
Les formes de ce dialogue varient en fonction de la cible recherchée et du propos exprimé. Elles s’adaptent à ces exigences en utilisant l’ensemble du spectre de la communication et en s’appuyant sur l’éventail sans cesse plus large des médias, avec un rôle désormais accru de l’audiovisuel et des réseaux sociaux. Toutefois, l’écrit reste central car il structure la pensée, le discours et la doctrine, et s’inscrit de ce fait dans la durée en étant la référence. C’est ici que la Revue défense nationale (rdn) a joué et joue un rôle essentiel en contribuant au débat stratégique sur la défense et ses enjeux. Cette mission – pour employer un terme militaire – est à l’origine de la création de la revue en 1939, en proposant un outil permettant de diffuser des travaux participant à un processus permanent de réflexion, et autorisant la confrontation d’approches et de points de vue pas toujours identiques. De plus, la rdn, dès sa création, ne s’est pas limitée à la seule question militaire française et s’est intéressée à toutes les questions géopolitiques1.
C’est d’ailleurs l’un des paradoxes historiques de la rdn d’avoir toujours été porteuse d’une grande part des écrits touchant à la défense, permettant de conduire une vraie pensée « militaire » tout en y associant, dès le début, des experts civils venant d’horizons très différents. Il suffit de regarder la liste de tous les auteurs et de tous les articles publiés depuis sa création pour voir cette vitalité éditoriale pourtant sous-estimée, en particulier par le monde académique. On peut ainsi élaborer une typologie des auteurs.
Les militaires sont numériquement les plus nombreux, et essentiellement des officiers supérieurs et généraux. Leurs écrits correspondent soit à des commandes ou des demandes spécifiques, soit à des contributions individuelles livrées de façon spontanée au fil de l’eau. Ils apportent une véritable expertise riche d’enseignements et constituant une mine d’informations. Nombre de ces articles ont permis de développer une réelle pensée militaire française complémentaire des travaux en état-major. C’est ainsi que la réflexion autour du nucléaire a été régulièrement présentée depuis la relance de la revue en 19452 et a contribué à constituer le corpus doctrinal de la dissuasion, mais aussi à alimenter le débat3, y compris par des opposants.
Dès le début, de nombreux politiques se sont exprimés, soit au titre de leurs fonctions, comme les ministres de la Défense ou des Armées4, soit comme élus, y compris de l’opposition. C’est ainsi que les candidats aux élections présidentielles sont sollicités lorsqu’ils présentent leur projet pour la défense. La recherche de la pluralité des opinions politiques est une réalité5, même si certains petits partis, en particulier à l’extrême gauche, n’ont pas de réelles propositions sur le sujet. Il faut ici souligner la difficulté rencontrée pour identifier les experts « défense » dans les premiers cercles des candidats, pour des raisons de confidentialité, en particulier pour les hauts fonctionnaires soucieux de préserver leur anonymat. Par principe, les membres des commissions de Défense de l’Assemblée nationale et du Sénat sont régulièrement sollicités pour apporter leur contribution à la revue avec plus ou moins de succès, non pas par désintérêt, mais en raison de difficulté de l’exercice de style : écrire sur la défense est exigeant et… peu médiatisable.
Pour traiter des questions d’intérêt général, la rdn a également très vite fait appel à des personnalités qualifiées. Ainsi, en octobre 1948, un article intitulé « L’évolution des chemins de fer français et la sncf » faisait le point sur la politique ferroviaire française. Il était écrit par Maurice Lemaire, alors directeur général de la sncf, qui fut député des Vosges et plusieurs fois ministre. De tels exemples ont jalonné la vie de la revue. Là encore, son format permet de traiter de sujets experts par des auteurs dont la compétence est reconnue et dont l’angle d’approche n’est pas polémique, mais apporte un éclairage nécessaire et permet un véritable état des lieux. Les intellectuels ont apporté leur contribution, y compris sur le plan philosophique et religieux, tels Gaston Bouthoul6, Raymond Aron, Jean Guitton ou encore Christian Malis.
Solliciter un article d’un industriel ne signifie pas faire du publireportage, mais bien, là encore, aller chercher le point de vue d’un acteur de l’écosystème de la défense française. C’est l’une des spécificités du modèle français, dans la mesure où nos industries de défense sont également l’un des piliers de notre souveraineté et de notre indépendance nationale. Les récentes contributions des dirigeants de Dassault Aviation, Renault Trucks Defense, Thales, mbda ou Naval Group constituent autant d’éléments d’appréciation pour comprendre les enjeux économiques, industriels et techniques actuels. Il faut cependant souligner qu’il n’est pas toujours aisé d’obtenir des contributions écrites des dirigeants, en particulier dans les eti-pme, qui n’ont pas forcément les compétences rédactionnelles requises. Existent aussi certaines réticences à s’exprimer, en particulier sur les marchés à l’exportations où la concurrence internationale est difficile et âpre.
La relation entre la Défense et le monde académique a été complexe, foisonnante et multiforme, entre hostilité farouche liée à une méconnaissance mutuelle et travail collaboratif autour du partage de connaissances. Les exigences d’écriture, les parcours professionnels et les normes d’évaluation sont distincts. Ainsi, la publication d’articles dans des revues scientifiques à comité de lecture est valorisante pour l’universitaire. Or, même si la rdn a mis en place un comité de rédaction depuis 2015, a été retenu le principe de ne pas soumettre tous les articles à celui-ci. Cette idée repose sur le fait que de nombreux textes sont rédigés par ceux qui en ont l’expertise. Comment un universitaire ou un diplomate peuvent-ils évaluer un écrit demandé au chef du gign sur la lutte antiterroriste ? Comment un chercheur d’un think tank pourrait-il refuser la publication d’un directeur du Service de santé sur la pratique hospitalière militaire ? Ces exemples illustrent la difficulté de vouloir appliquer des critiques strictement académiques à une revue telle que la rdn. Cela n’exclut pas, bien au contraire, le besoin d’ouverture ou d’échange, avec notamment la possibilité pour des étudiants7 ou des doctorants, de publier en liaison avec leurs universités. C’est aussi la mise en place de partenariats fructueux, tout particulièrement avec l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (irsem) et la Fondation pour la recherche stratégique (frs), où les compétences se complètent et contribuent à animer la recherche stratégique.
Structurellement, la rdn est indépendante du ministère des Armées. Le Comité d’études de défense nationale (cedn) est une association loi 1901 avec son conseil d’administration et son président auxquels il appartient de garantir cette indépendance statutaire, mais aussi de veiller à la légitimité de la revue au sein de l’écosystème de la défense française. Cela signifie une loyauté consentie envers les autorités politiques et le commandement, mais qui ne doit pas se traduire par une soumission aveugle.
Cela passe dès lors par une aptitude à s’inscrire dans le cycle des réflexions stratégiques qui marquent notre politique de défense et par un dialogue avec ceux qui sont en charge ès qualité, pour que les thématiques proposées par la rdn soient en phase. C’est une forme de responsabilité rédactionnelle vis-à-vis de la Défense que d’appuyer le débat sans pour autant être une expression officielle ou officieuse. Certes, cet équilibre est toujours délicat à construire dans la durée, d’autant que la communication d’éléments de langage semble désormais l’emporter sur la rédaction d’articles de fond.
Il faut aussi souligner la pression accrue exercée sur les auteurs militaires, non pas par la hiérarchie, mais par le manque de temps disponible face à la charge de travail au sein des organismes. L’écriture d’un article demande effectivement de la disponibilité alors que les emplois du temps sont surchargés. Cet aspect doit être pris en compte, mais ne doit pas être un alibi pour éviter de s’exprimer. Il est effectivement nécessaire d’obtenir ce type de contribution qui participe à la légitimité de la revue dans son champ. C’est une exigence pour que les militaires ne soient pas absents sur les questions de défense.
Il y a cependant une limitation à l’exercice. La rdn ne traite pas des opérations en cours, ou alors plutôt sous l’approche du retour d’expérience (retex). En effet, écrire sur l’engagement de nos forces nécessite une information précise, donc sensible et qui peut être classifiée. De plus, le rythme mensuel de parution de la revue oblige à prendre un minimum de recul, même si le site Internet permet une très grande réactivité. À l’inverse, l’analyse d’engagements opérationnels a toujours constitué une source importante de publications, à l’instar de l’article intitulé « Les grandes unités mécaniques en Pologne » paru dans le numéro d’avril 1940, qui faisait le point sur la Blitzkrieg sans, hélas, que le grand quartier général (gqg) de Vincennes en tirât alors les conclusions utiles. Il n’en demeure pas moins que cette fonction retex perdure depuis bientôt quatre-vingts ans dans la production de la rdn.
La démission, en juillet 2017 du chef d’état-major des armées (cema) le général Pierre de Villiers a rappelé la complexité du dialogue entre militaires et politiques, avec le principe respecté de la primauté du politique. Si certains, à tort, y ont vu une crise institutionnelle, elle exprime surtout le besoin permanent du débat stratégique au plus haut niveau en croisant les expertises, les compétences et les approches. Ce débat, qui se traduit au final par les lois de programmation militaire (lpm) et leur exécution budgétaire, nécessite d’être alimenté par des réflexions auxquelles la rdn apporte sa contribution. En revanche, cela implique une rigueur permanente dans la production éditoriale et une pédagogie d’explication. En effet, et les quatre-vingts ans d’histoire de la revue le démontrent, la question est notoirement complexe. Décrypter la réalité géostratégique et ses crises que sont les guerres oblige à beaucoup de modestie, comme l’ont démontré nos propres échecs et défaites. Cela nécessite un travail intellectuel permanent et toujours remis en cause par les faits. La confrontation des idées est donc nécessaire et doit se faire dans un climat de confiance entre tous les acteurs institutionnels, individuels, experts et décideurs. D’où la recherche permanente d’un équilibre entre les différents types de contributeurs et la mise en perspective systématique des écrits proposés par la revue.
Cet adn de la rdn a perduré sans remise en cause pour répondre à des effets de mode, mais avec la volonté de faire évoluer la publication au travers de la double action du cedn, qui garantit à la fois l’indépendance et la qualité des travaux, et des rédacteurs en chef, qui ont à cœur de faire progresser la revue en renouvelant l’offre éditoriale et la diversité des contributions. Cela n’exclut pas des faiblesses et des lacunes, inévitables notamment en raison d’un rythme mensuel qui exige une forte productivité. Ce rythme est critiqué par certains ; il a toujours existé et permet, on l’oublie trop souvent, l’équilibre économique de la revue. Il s’est accéléré avec la création d’un site Internet, qui est l’outil indispensable pour en accroître le rayonnement et donc la diffusion, d’autant que l’information de défense ne cesse d’augmenter et d’accélérer. Cela exige une grande réactivité, mais aussi la vérification d’une masse de données parmi lesquelles existent des fake news clairement orientées à des fins géopolitiques. La rdn apporte une expertise défense et non journalistique qui répond au besoin d’en connaître.
Contrairement aux idées reçues, il est tout à fait possible de s’exprimer sur les questions de défense, y compris pour les militaires. La rdn s’y emploie depuis sa création. Le véritable enjeu est d’abord la pertinence des sujets, la compétence des auteurs et la diversité des approches. En parcourant les archives des plus de huit cents numéros parus, on peut être surpris par l’abondance des articles et des thématiques traitées, reflets des évolutions géopolitiques et stratégiques de l’environnement international depuis la Seconde Guerre mondiale. Certes, pour l’essentiel, les auteurs sont français ou du moins de la communauté francophone, même si des anglophones contribuent à élargir le débat. Dans un champ de plus en plus concurrentiel pour la réflexion stratégique, il importe que l’écosystème de la défense française soit doté de cet outil, certes avec ses limitations propres. Il n’en demeure pas moins qu’il reste indispensable de disposer de revues de réflexion et de débat, dont Inflexions fait partie, alors que la dégradation des relations internationales et l’affirmation des Hard Power démontrent le besoin pour la France de posséder d’une défense forte appuyée par un débat argumenté, renouvelé et constructif qui permette de préparer notre pays à affronter les défis sécuritaires de demain.
1 A. Reussner, « Géographie et stratégie en Méditerranée occidentale », rdn n° 1, mai 1939.
2 R. Castex, « Aperçu sur la bombe atomique », rdn, octobre 1945.
3 J.-M. Colin, « Risque nucléaire militaire au désarmement nucléaire », rdn, été 2015.
4 Quatre-vingt-sept articles depuis 1959.
5 Pour 2017, le candidat de la France insoumise a été le premier à envoyer son projet.
6 « Guerre et Théologie », rdn, juin 1950.
7 Vingt-six publications depuis 2016.