C’est un parking, un quai de gare… À moins que ce ne soit l’image de sacs rangés au pied de l’escalier, le bruit d’une porte qui claque au petit matin, la place d’armes du régiment, d’habitude synonyme de fête, de joie et d’enthousiasme, un bus dans lequel s’engouffrent, graves, mais bientôt heureux, des fils mais aussi tant de pères… L’image des feux stops de ce même bus qui s’allument une dernière fois au sortir de la place d’armes et envoient à ceux qui restent un « au revoir, à bientôt ». Pour ceux qui l’ont vécu, le souvenir d’un père mort à la guerre puise dans des images bien plus lointaines que celles de l’annonce de son décès : les derniers jours passés ensemble, la dernière étreinte, le jour des « au revoir » qui, quelques semaines ou mois plus tard, se muent en des adieux définitifs.
Un père s’en va, part à la guerre, même si personne ni à la maison ni au régiment ni même le plus souvent dans les médias n’utilise vraiment le mot. Par peur, par pudeur, par habitude, convention ou stratégie politique. opex1, sigle fourre-tout, voile pudique – de moins en moins – jeté sur une réalité bien plus crue pour ne pas dire cruelle. Pourtant, en son for intérieur, personne n’arrive réellement à se mentir. Chacun sait : cette fois, l’histoire n’est plus tout à fait la même ! Sandrine, dont le mari a été tué en juillet 2011 dans la vallée de Tagab, se souvient pour moi2 : « Sept années plus tard [il s’agissait du deuxième séjour en Afghanistan de Sébastien], l’histoire n’était plus la même, les risques avaient considérablement augmenté et il n’avait échappé à personne que la France était depuis longtemps engagée dans un conflit difficile. Pour la première fois, je ne pouvais pas dire “C’est sûr, il va revenir” ; je n’avais plus cette certitude. »
Au sein de la famille, le sujet reste tabou, trop douloureux. Et, de fait, rares sont ceux qui abordent la question, osent franchir la barrière du silence. La plupart de ses membres, au contraire, font le choix de l’isolement et restent, dans leur bulle, prisonniers de leurs peurs, de leurs angoisses et de leurs questionnements. Car finalement, aborder le sujet, c’est aussi faire le choix d’un face-à-face avec une mort possible, un retour à jamais différé, la réalité d’une famille bouleversée à tout jamais. Faire face, aussi, à ses propres enfants, possibles orphelins. Eux qui, pas moins que leur mère, s’interrogent et se posent les mêmes questions. Eux qui, comme les adultes qui les entourent, font le plus souvent, et malgré leur jeune âge, ce même choix du silence pour préserver ceux qu’ils aiment ; à moins que, pour eux aussi, trouver les mots est un défi impossible. Et lorsque l’on en parle malgré tout, cela se fait le plus souvent de la manière la moins solennelle possible : surtout, ne pas rendre les choses plus pénibles encore. « À mesure que le départ approchait, nous discutions plus précisément des choses. Par petites touches, toujours en l’absence de Mathis, pour ne pas l’inquiéter », se souvient Sandrine.
Ces silences, ces bulles, se forment et se ferment inexorablement dès l’annonce du départ en « opération ». Pour beaucoup d’enfants, à qui les parents ne peuvent, ne veulent ou ne savent comment parler de ce prochain départ « en opex », « à la guerre », « en mission »…, quels mots adopter ? La situation est pourtant déjà claire pour eux. Ils savent, ils ont compris. Par instinct, mais aussi parce qu’à la maison des documents ont traîné, derrière lesquels se dessine l’ombre d’une « mission » pas comme les autres. C’est une note d’information aux familles, un livret destiné aux épouses… Autant d’indices que les enfants, jeunes ou moins jeunes, bêtes curieuses et inquiètes, ont captés sans que nul ne s’en rende compte. À moins que ce ne soient ces conversations (les assurances augmentées, une lettre qu’il faudra ouvrir « au cas où »…) entendues malgré les précautions prises par les adultes. Cette fois, c’est évident : c’est à la guerre que papa se prépare et peut-être qu’il n’en reviendra pas ! Ainsi, Mathis, le fils de Sandrine et aujourd’hui orphelin de son père Sébastien, me raconte, dans le silence de sa chambre d’enfant, sous les médailles de son père accrochées au mur, que celui-ci n’aimait pas parler de son métier de militaire, de soldat. « Il avait peur que je pense qu’il n’allait pas revenir. Mais moi, le soir dans mon lit, j’étais inquiet. J’entendais beaucoup de choses, sans que papa et maman ne s’en rendent compte. J’avais même entendu aux informations que des photographes étaient morts à la guerre. »
Ils savent, mais n’en disent rien. Comme leurs parents, ils ont fait plus ou moins (in)consciemment le choix de s’isoler dans leur bulle pour ne pas rajouter leur angoisse à l’inquiétude de ceux-ci. Quelque soient l’âge et la position dans la famille, c’est une forme d’accord tacite destiné à protéger l’autre, comme me le confie Delphine : « Aurait-il fallu que Thibault m’en parle plus, tente de me convaincre du danger réel des choses ? Non. Pour quoi faire ? Il m’a dit ce qu’il a cru devoir me dire et s’il n’en a pas dit plus je sais que c’était pour me protéger. » Et Sarah : « Je respectais ses silences, ses omissions, sans être dupe non plus : Stéphane me protégeait. »
Delphine, veuve – son mari Thibault a été tué en 2010 en Afghanistan – et mère de deux enfants, me raconte un second départ en Afghanistan, totalement différent du précédent. « Il y avait […] ces discussions que Thibault lançait de temps à autre, rien de solennel, juste quelques mots dits à la volée, mais qui ne l’empêchaient pas d’aller loin. Il me parlait du risque qu’il ne revienne pas. […] Quant aux enfants, [il] a pris le temps de [leur] dérouler une carte, de leur expliquer la situation en Afghanistan, quelle était la mission de la France, quel serait son travail. Mais jamais une seule fois il ne leur a parlé de risque ou de danger. Il ne voulait pas les inquiéter et cela a réussi puisqu’ils ont laissé partir leur père sans stress particulier. » Le récit des enfants, pourtant, nuance les souvenirs de leur mère. Camille, onze ans à l’époque : « Je ne pensais pas que ce serait la dernière fois que je le verrais et en même temps, je ne le sentais pas trop ! J’avais beaucoup d’appréhension, j’étais inquiète, sans mesurer à quel point cette mission était dangereuse. Mais l’inquiétude, tu ne peux rien en faire, tu ne peux en parler à personne et surtout pas à ta mère. Alors tu gères, tu la gardes pour toi. Avec le recul, j’aurais aimé être plus consciente du risque et du danger parce que le choc aurait été moins dur. » Aymeric, son petit frère, sept ans au moment du départ de son père, résume ses sentiments en quelques mots plus « cash » encore : « Papa nous disait toujours qu’il n’y avait aucun risque. Mais je ne le croyais pas. »
Les enfants de Sarah, eux, étaient petits, trop petits pour comprendre, absolument tout comprendre. « Éva [avait] trois ans et demi et Raphaël un an. Stéphane a seulement parlé à Éva d’un voyage pour son travail ; jamais le mot guerre n’apparaissait dans ces petites discussions. Nous essayions aussi de lui donner quelques notions du temps que son papa passerait loin d’elle en le balisant avec des repères ; par exemple “Papa devait rentrer entre nos anniversaires”. » Mais finalement, quelle certitude avoir de ce que la petite Éva a réellement capté de ses dernières semaines, de ses derniers jours avec son père et de là où il partait ?
Pour ceux qui partent, qui laissent derrière eux leurs enfants, l’épreuve n’est pas plus facile à surmonter. « C’est vrai, m’explique Antony, l’idée de la mort est là, présente à la maison avant de partir, mais parler de sa propre mort, c’est s’obliger à penser à l’après, à la maison sans nous, à sa femme et ses enfants seuls. Alors on biaise et on s’accroche aux aspects pratiques des choses : laisser la maison en ordre, jeter un dernier regard sur la chambre pour s’assurer que tout est bien rangé… On pense aux papiers, au fait que s’il arrive quelque chose la maison sera payée, que les enfants seront pupilles de la nation, ce genre de choses. Et une fois que tout est clair on se dit “bon, OK, tout est clair” et on part “travailler”, libéré de toutes ces questions pratiques. Et pour nous, c’est aussi important d’un point de vue tactique : on ne peut pas partir avec l’esprit pollué par ce genre de questions. »
Avant que ne commence un long chemin de peur et d’angoisse que chacun gérera comme il pourra, du mieux qu’il pourra et le plus souvent seul, tous devront affronter, supporter et franchir l’épreuve du jour du départ. Quel autre choix ? Pour d’autres, comme Sandrine, affronter les derniers instants de la séparation, le quai de la gare, le train qui s’éloigne, fut trop lourd, au-dessus de ses forces : « Je ne sais pas comment nous aurions pu résister. C’était déjà si difficile sur le parking... Tout le monde pleurait. Sur le chemin du retour, Mathis hurlait dans la voiture, pleurait à gros sanglots. Ça n’allait pas du tout ! J’ai rappelé Sébastien pour qu’il lui parle. Mathis ne s’est qu’un peu calmé, mais appeler de nouveau n’était pas une solution. Chaque appel retardait un peu le départ alors qu’il faut bien, finalement, couper. »
Mathis, qui n’avait que sept ans quand son père est parti, se souvient de manière très claire de ce dernier après-midi passé avec lui, citant la date du 9 avril sans aucune hésitation, précisant même qu’il était entre treize et quinze heures. « On s’est garé devant la gare. Son train était déjà là et il y avait beaucoup de militaires. J’avais peur. Je le disais un peu trop à papa, tout le temps, et à force ça l’a un peu énervé. À des moments, il ne voulait plus que je lui parle de ça. Mais moi, je ne pouvais pas. Je ne pouvais pas m’empêcher de lui en parler. » Et déjà, à moins que ce ne soit encore, Mathis s’enferme dans sa bulle : « Je ne voulais pas en parler à maman pour ne pas la rendre triste ou l’inquiéter. » Alors, pour le rassurer, sur le parking, Sébastien finit par parler. « Il m’a dit qu’il allait revenir au mois de novembre, qu’il n’allait pas mourir, que tout allait bien se passer. Mais je voyais bien que papa était inquiet. Il savait qu’il y avait un gros risque, j’en suis sûr. Quand il est monté dans le train, j’ai vu qu’il pleurait. »
Ce long chemin de peur et d’angoisse se poursuit le père parti, loin d’une maison soudainement emplie d’un grand vide. Dès lors, il ne reste plus qu’à attendre son premier message, puis son retour…
Mathis, si petit garçon soit-il, mesure l’épreuve que vit sa mère, mais encore se mure dans le silence. Chaque soir, dans la solitude de son lit, il lutte seul avec un sommeil qui ne vient pas. Les bonnes nouvelles qui arrivent « de là-bas » par mail, Skype ou téléphone n’y changent rien. Chacun sait, sans que personne ne l’avoue, théâtre accepté par tous, que pour survivre il faut cacher la vérité. Celle du terrain en opération, mais aussi celle des difficultés à la maison ; le soldat n’est pas le seul à mentir… Le temps de l’opex doit passer et comme les eaux d’une rivière que l’on souhaiterait garder paisibles, on évite prudemment d’y jeter des galets douloureux qui ne feraient qu’inutilement onduler une surface trompeusement calme. Sandrine : « Tout allait bien, tout le temps, dans ce que Seb me racontait. Mais je le connaissais, je comprenais les choses et j’entendais bien, au son de sa voix, que tout n’allait pas si bien, qu’il avait vu des choses qui transforment un homme à jamais. Mais je n’insistais pas. Je voulais qu’il reste concentré sur sa mission, qu’il ne soit parasité par rien. » L’une des dernières phrases de Sébastien à sa femme ne fut-elle pas « Ne t’inquiète pas, ça va aller » ?
Ainsi la vie s’écoule tant bien que mal jusqu’à l’annonce du drame, jusqu’à la transformation d’une hypothèse redoutée en un cataclysme inimaginable, indescriptible. Soudain, c’est la voiture du maire qui passe et repasse devant la maison alors que jamais il n’emprunte cet itinéraire. Dans la maison où l’on a aperçu ce manège inhabituel, une quasi-certitude s’est installée : il s’est passé quelque chose ! À moins que ce ne soit la vision déformée d’un uniforme dans l’écran de l’interphone. Il ne faut qu’une fraction de seconde pour que ceux à qui l’on vient annoncer le drame comprennent, bien avant le premier mot prononcé. Le temps et l’espace, à la manière d’un trou noir, se contractent, engloutissant tout, le passé, le présent et l’avenir, avant d’exploser et de libérer une énergie si dévastatrice qu’une vie ne suffira pas à panser les plaies ouvertes à cet instant. En une fraction de seconde, ceux qui jusque-là luttaient contre le temps, la distance et la peur se retrouvent crucifiés, transpercés par la mort de celui qu’ils aimaient.
Aux épouses dont la vie vient de s’effondrer revient aussitôt le devoir d’annoncer à leurs enfants la mort de leur père. Pour la plupart, qu’elles réussissent ou non à assumer cette terrible responsabilité, c’est la première pensée. C’est ainsi que Delphine me rapporte les souvenirs de ces instants : « J’ai hurlé, je tremblais, je pleurais et j’avais froid. Et dans ma tête, cette question qui me labourait l’esprit : “Mais comment vais-je pouvoir dire ça aux enfants ?” Cela me paraissait tout simplement impossible. Cette question revenait sans cesse, en boucle, ne me quittait pas une seule seconde. » Il était quatre heures du matin, c’était encore le cœur de la nuit et pas question pour elle de réveiller ses enfants, de leur annoncer maintenant la mort de leur père ; plutôt leur laisser, pour quelques heures encore, leur innocence. « Je continuais de retourner dans mon esprit qu’il faudrait que je l’annonce aux enfants. Cela me paraissait tellement impossible que j’aurais aimé, et c’est horrible de dire cela, que quelqu’un d’autre s’en charge. Mais tout le monde se défilait, le colonel, les bonnes sœurs amies de mes beaux-parents, tous partaient. Il ne restait plus que nous trois, mes beaux-parents et moi ! » Et puis il a fallu monter à l’étage pour les réveiller et leur apprendre qu’ils n’avaient plus de père, que leur vie, désormais, ne serait plus jamais la même. « C’est ma belle-mère qui a parlé, se souvient Delphine. Je n’y arrivais pas. Ses mots furent simples, rapides, quoi dire d’autre que seulement “Mes chéris, votre papa a été tué” ? Camille a marqué un instant de stupeur et a seulement dit “Mais, je n’ai plus de papa alors ?” et est partie se réfugier dans sa chambre en hurlant. Elle s’y est enfermée. Nous entendions des bruits, sa fenêtre, son armoire, nous ne savions trop, mais je me souviens de la peur que j’ai eue qu’elle ne se jette dans le vide. »
Sandrine, elle, se souvient d’un premier mouvement de déni, une vraie difficulté à y croire. « [J’avais] le sentiment que ce qui se déroulait autour de moi n’était pas la réalité. On croit que l’on va se réveiller et qu’alors tout va redevenir comme avant. Et puis, très rapidement, les enfants ont envahi mes pensées : j’allais devoir l’annoncer à Mathis et protéger Maxence qui, dans mon ventre, ressentait tout de mes émotions. Pour l’annoncer à Mathis, je n’y suis pas allée par quatre chemins. Nous étions dans le salon. Mathis était en face de moi, mon frère à ses côtés et ma mère se tenait debout derrière moi. “Mon Titi, il s’est passé quelque chose de très très grave en Afghanistan.” “C’est papa ?” “Oui, papa est mort.” “Comment ?” “Il y a eu une bombe. Un monsieur s’est fait exploser et ils sont tous morts.” Mathis n’a pas pleuré, mais s’est mis à crier. »
Ce que ne sait pas Sandrine, lorsqu’elle me raconte cela chez elle, c’est que Mathis, déjà, avait compris. Il se souvient précisément de ce 13 juillet. Quand nous nous enfermons ensemble dans sa chambre pour parler de son père, ce sont des mots de grands qu’il choisit, sans même s’en rendre compte. Il n’est pas trop fort de parler d’une forme de métamorphose : « Hervé, le commandant de papa, et des gendarmes sont venus. Mon oncle m’a emmené pour que je n’entende pas ce qu’il se passait. Je crois que nous sommes revenus une demi-heure après. Mais je savais déjà qu’il était mort, parce que dans un petit carnet pour les familles que papa avait rapporté à la maison, ils disaient comment ça se passe quand un soldat meurt. Alors, quand j’ai vu les militaires arriver, j’ai tout de suite compris ce qu’il s’était passé, le drame, et c’est pour ça que j’ai commencé à piquer une colère avant qu’on me dise qu’il était mort. Je savais ce qui était en train de se passer et ça me mettait en colère. En plus, quand le commandant d’unité a appelé, c’était tout le temps une conversation “privée”, personne ne voulait que j’entende. J’étais vraiment très en colère. Je me souviens que je cassais des choses, des pots de fleurs, je donnais des coups de pied dans les escaliers. Les gens essayaient de me rassurer, mais ça ne suffisait pas, il n’y avait pas assez de monde pour me calmer. » Une colère que Mathis conservera en lui longtemps, des années, et qui se retournait contre ses camarades, à l’école ou au judo. « C’était à cause de mon papa. Je voulais me venger, taper tout le monde pour me défouler, mais ça ne suffisait pas. C’était une colère que j’avais au fond de moi et que je n’avais pas avant la mort de mon papa. Je me vengeais, je me vengeais même au judo. Ce n’était plus du judo, mais de la bagarre ; je faisais des béquilles, je les laissais tomber et à terre je les serrais très fort, presque à leur couper la respiration. J’en voulais à la terre entière. »
Sarah, au contraire, abattue et envahie par un curieux sentiment de soulagement parce que ce qu’elle craignait était « enfin » arrivé, qu’elle allait « enfin » cesser de vivre avec cette épée de Damoclès suspendue au-dessus d’elle, que l’angoisse, si usante et dévorante, laissait place à la souffrance, et seulement à cette souffrance, avait oublié les enfants en train de faire la sieste. « Ce n’est qu’en entendant Éva descendre que je me suis dit soudainement “Merde, je vais devoir leur annoncer !” Ma belle-sœur est montée chercher Raphaël pour que je leur apprenne en même temps la disparition de leur père. Je les ai pris sur mes genoux et ai dit, très simplement : “Papa est mort, il ne reviendra plus.” Quels autres choix avais-je ? Je ne pouvais pas leur dire “Papa est parti” puisqu’il était déjà parti, ni “Papa est au ciel”, car nous ne sommes pas croyants, mais aussi parce que ces images sont terribles pour les enfants qui ensuite scrutent le ciel pour tenter d’y trouver leur père. Quoi répondre à sa fille quand elle vous dit : “Maman, tu m’as dit que papa est dans le ciel, mais j’ai beau regarder, je ne le vois pas ?” Les enfants n’ont pas pleuré. Mais ils comprenaient que quelque chose de grave était en train de se passer car ils sont restés un long moment dans mes bras, ce qui était totalement inhabituel pour eux. Et puis, soudainement, Éva s’est levée et nous a dit : “Bon, on goûte ?”. »
Les jours qui suivent l’annonce du décès, les familles attendent le retour du corps. Les délais sont variables selon les circonstances, les contraintes opérationnelles, les missions. Puis vient le temps de « monter » à Paris : être là quand le container arrivera puis, lorsque cela est possible, voir le corps à la morgue des Batignolles ou à l’Institut médico-légal puis, encore, les cérémonies aux Invalides. Un long parcours, extrêmement balisé et intense, auquel les familles se préparent avec le soutien le plus souvent extrêmement efficace et fraternel des régiments. Pour les mères, au milieu de tant de sentiments mêlés et parfois contradictoires qu’il serait trop long de détailler ici, se pose la question de l’attitude à adopter vis-à-vis de leurs enfants. Comment les préparer au vaste tumulte fait de pompe, de douleur et d’émotion qui les attend ? Faudra-t-il les laisser voir le corps de leur père ?
« C’était une évidence qu’ils devaient m’accompagner à Paris, explique Sarah. Alors, nous en avons parlé à la maison avant de partir. Avec Éva surtout, car Raphaël était encore trop petit pour comprendre, même si on ne mesure jamais vraiment ce que perçoivent ou non des enfants si jeunes. Je n’ai pas parlé d’une « rencontre », parce que leur père n’était plus là, que tout était fini et que j’avais aussi la certitude que nous ne pourrions pas le voir, car Stéphane m’avait parlé d’une femme qui n’avait pas pu voir le corps de son mari. Je leur ai expliqué que papa allait arriver dans un cercueil, que c’était une grosse boîte dans laquelle il sera allongé parce qu’il est mort et que lorsqu’on est mort, c’est comme lorsque l’on dort, mais qu’on ne se réveille jamais. Je ne savais pas si Éva comprenait. Elle n’avait aucune réaction et était plutôt contente du monde qu’il y avait à la maison. En tout cas, la question de savoir si je devais les protéger de tout ça, de ces cérémonies, ne s’est jamais posée, car il me semblait que rien ne les protégerait du fait qu’il n’avait plus leur père et qu’il était important qu’ils profitent de ce qui était un lien avec l’armée. Aujourd’hui, j’espère que ce lien sera entretenu afin qu’ils puissent poser des questions quand ils seront en âge de le faire.
« Avant que la cérémonie ne commence, je leur ai parlé de nouveau. Mais Éva ne comprenait pas, me demandait où étaient les cercueils. Et en effet, entièrement recouverts par des drapeaux français, on ne pouvait les voir. Pour elle, tout cela n’était pas concret. Alors nous nous sommes avancés pour soulever le drapeau qui recouvrait le cercueil de son père, ce qui a fait tiquer les militaires présents, qui se sont cependant abstenus de nous empêcher de toucher le drapeau, de regarder le cercueil. On a sans doute dérangé le protocole, mais tant pis ! C’était important qu’Éva puisse toucher comme elle voulait le cercueil de son père et mettre des images très concrètes sur les mots qu’elle entendait. Pour elle, la réalité se disait ainsi : « Papa est là, allongé dans la boîte. » Il fallait synchroniser tout ça. Et si les militaires ne m’avaient pas laissé le temps dont Éva avait besoin, j’aurais demandé à rester plus longtemps.
« Éva est retournée plusieurs fois auprès du cercueil pendant la cérémonie. Je l’ai laissée faire. Mieux, j’ai veillé à ce que, surtout, personne ne l’en empêche. Il était hors de question que l’on touche à mes enfants à ces instants-là et j’étais prête à m’interposer. Je savais trop combien cela était important pour eux, pour Éva surtout. Je pense d’ailleurs que, d’une certaine manière, cela a été utile car j’ai rapidement compris qu’elle avait intégré d’emblée le côté irréversible de la mort : pas une fois elle ne m’a demandé quand papa allait rentrer. De son côté, Raphaël, pourtant si petit, n’a pas bronché une seule fois pendant la cérémonie, pourtant très longue. Il sentait quelque chose, c’est absolument certain. »
C’est à la morgue que les familles sont confrontées à la terrible réalité des combats. Tous les corps, en effet, à moins qu’il ne faille dire « bien sûr », ne peuvent être présentés aux familles3. Les enfants, au même titre que leur mère, se posent la question de la dégradation du corps de leur père. Parce que la question est naturelle, parce qu’ils ont compris que la violence a provoqué la mort de leur père. Une curiosité, un besoin de savoir qui rarement s’estompe avec le temps. Dans le salon de Sandrine où nous discutons, Mathis est venu discrètement nous rejoindre. Petit rôdeur indiscret, qui pourrait lui en vouloir ? La tentation d’entendre sa mère parler de son père, de cette période, est trop forte ; il n’a pu obéir et nous laisser tranquilles. « Reste, maintenant que tu es là », lui accorde finalement sa maman. À l’évocation de l’état du corps de son père, Mathis intervient : « “C’est vrai, maman ?” “Oui, c’est eux qui étaient les plus près.” “Il était devant ?” “Oui, en face du monsieur qui s’est fait exploser, du terroriste.” » Il ne posera pas d’autre question, ne dira rien de plus. Comme tous les enfants que j’ai rencontrés, comme leurs parents, il cherche, curieux, le maximum d’informations concernant la mort de son père.
Sandrine, comme Sarah, ira seule voir Sébastien. « Les enfants étaient là, mais c’était une évidence qu’ils n’entreraient pas dans la chambre funéraire. C’était impensable, ils étaient vraiment trop petits, et j’aurais adopté la même attitude si Stéphane n’avait pas été abîmé. Il a fallu leur expliquer, leur dire que papa était dans un autre cercueil et que j’irai le voir seule, sans eux. J’avoue m’être défaussée en mettant cela sur le dos des militaires, car je n’arrivais pas à assumer le fait de leur interdire ça. Et cela m’était d’autant plus commode d’agir comme ça qu’Éva n’était pas contente. Elle voulait absolument venir avec moi et joua même la comédie. Elle en reparla plus tard, mais aujourd’hui j’assume et je peux leur expliquer mon choix. » Pourtant, d’une certaine manière, Éva a accompagné sa maman, car celle-ci a déposé pour elle dans le cercueil le cadeau de fête des pères confectionné quelques jours plus tôt seulement.
Delphine, dont les enfants étaient plus grands mais qui, comme elle, n’avaient jamais vu de mort, prit la décision de les laisser voir leur père, « suivant le conseil [qu’on lui] donnait. Au final, je pensais que c’était bien qu’ils puissent lui dire au revoir. »
Les cérémonies parisiennes, au régiment et familiales passées, mères et enfants se retrouvent seuls avec leur douleur, leur chagrin et leurs interrogations. Après des jours exceptionnels à bien des égards, le long chemin du deuil commence. Un chemin compliqué par les circonstances de la mort, brutale, lointaine, enveloppée sinon de secrets – l’armée, de plus en plus, livre aux familles une foule d’informations – du moins de nombreuses questions, ne serait-ce que parce qu’il est souvent nécessaire de pouvoir connaître les contextes opérationnels dans lesquels évoluent les soldats pour comprendre les circonstances mêmes de leur mort ; on peut se figurer un accident de la route, moins facilement un tir de roquette, l’explosion d’un ied ou le déroulement d’une embuscade. Reste, peut-être plus que tout, la question de ce que furent les derniers instants de celui qu’ils aimaient, bien au-delà des circonstances pratiques et opérationnelles. Delphine se souvient : « Ses camarades me l’ont raconté. […] J’ai bien conscience que Thibault a eu une fin difficile. Et si certains m’ont dit qu’il n’avait pas trop souffert, je sais que cela n’est sûrement pas vrai. Bien sûr, c’est mieux de se dire qu’il n’a pas souffert, mais… »
Pour les enfants, les questionnements sont les mêmes. « C’est vrai, concède Camille, la fille de Delphine, on a forcément un peu de mal à visualiser et je pense qu’il y a beaucoup de choses que l’on ne nous a pas dites. Alors, oui, je me pose encore pas mal de questions aujourd’hui. Qu’est-ce qu’il faisait exactement à ce moment-là ? Qui étaient les personnes qui ont fait ça ? Ont-elles été tuées après ? » À ses côtés, sur le canapé du salon, Aymeric, son petit frère, intervient et un dialogue s’installe entre eux. Manifestement, l’un et l’autre ne savent pas les mêmes choses. « “Ils étaient plusieurs camarades, ils ont été héliportés. Deux ont été touchés, Laurent et papa.” “Mais alors, pourquoi ils ne les ont pas aidés ?” “Ils les ont aidés !” “Mais pourquoi on ne me l’a pas dit, ça ?” » Alors leur mère intervient et explique : « “Quand il a été touché, il était le plus grièvement blessé, mais il donnait tout de même des ordres au brancardier-secouriste. Même touché, tu vois, il allait au-delà de la douleur pour continuer son métier jusqu’au bout.” “Oui, mais est-ce qu’on n’a pas dit tout ça pour qu’on soit fiers de lui ? Enfin, on est fiers de lui de toute façon… mais… pour qu’on dise qu’il est mort en héros ?”. » Camille souligne que savoir prime sur le reste. La vérité brute plutôt qu’une demi-vérité pour faire un héros ou soulager la peine.
Sandrine, comme d’autres, a entamé des démarches afin d’en savoir le maximum sur les circonstances du décès de son mari car, me dit-elle, « sans éléments concrets, j’avais le sentiment que jamais je ne pourrai avancer. Mais pas seulement. C’était aussi important de tout savoir pour les enfants, pour que je sois en mesure de répondre à leurs questions et qu’ils ne puissent pas se dire, un jour, “Maman s’en fout, elle ne s’est pas occupée de tout ça” ». Savoir est une chose, le dire à ses enfants en est une autre. « À chaque fois qu’ils me posent des questions, je m’adapte en fonction de leur âge, de leurs réactions et de ce que je crois qu’ils peuvent entendre. J’avance par petites touches, je dis des petites choses, et si cela les satisfait, j’en reste là. Mais ce n’est pas facile. Mathis pose beaucoup de questions sur l’état du corps de Seb, sur ce que produit une explosion. Le jour où il faudra aller plus loin, je me ferai sans doute aider par une tierce personne, le général Macarez4 ou un psy, je verrai. Ce sont des choses qu’on ne peut pas raconter à un enfant de dix ans ! Quand j’ai eu le dossier médical entre les mains, j’ai été abasourdie par ce que j’y ai lu. » Aujourd’hui, deux années après avoir rencontré Sandrine et ses enfants pour la première fois, rien n’a changé : la jeune mère continue de s’adapter aux besoins de savoir de ses enfants.
Mathis a cherché de son côté, seul, sans en parler à sa mère. Internet est là, à portée de clavier… « Au début, j’ai essayé de chercher sur Google, je tapais “13 juillet 2011, Afghanistan, vallée de Kapisa”. J’avais six ans quand il est mort, deux jours avant mon anniversaire. J’ai commencé à chercher un an après environ et j’ai juste vu qu’il y avait un bâtiment, il y avait des sacs, de la végétation… et il y a quelqu’un qui est passé et ça a explosé ; juste après il y a eu une fusillade, comme maman m’a raconté quelques années plus tard. Après, j’ai aussi vu, mais je pense qu’ils ont inventé, que des avions de chasse avaient bombardé les taliban. Du coup, ça m’embrouille, je ne sais plus quoi penser. Je sais qu’il y a eu l’explosion, mais après, les choses sont floues, je ne sais pas… »
Mais alors qu’encore aujourd’hui des failles subsistent dans le récit de la mort de son père, Mathis ne va pas chercher les réponses auprès des adultes, car dire, parler, est un exercice difficile, comme il me le confirme en cette veille de 14 juillet, le jour même du décès de son père, six ans plus tôt : « Papa ? Je n’en parle pas, je dis juste parfois à maman qu’il me manque et puis c’est tout. Je ne pose plus les questions sur comment il est mort, pourquoi. Je me pose encore des questions, mais j’ai peur de ce que les gens vont penser et puis je ne sais pas comment m’y prendre. » À l’école, où il faut bien, parfois, parler de son père, la communication n’est pas plus aisée. Tous, l’orphelin qu’il est comme ses petits camarades, sont démunis face aux mots qui manquent, à des situations qui dépassent leur compréhension de ce que peut être la vie. Ainsi, Mathis se souvient de ces récréations durant lesquelles, évoquant le souvenir de son père, il souriait et provoquait l’incompréhension chez ses camarades : « “Mais alors, t’es content d’avoir perdu ton père ?” Je leur expliquais que j’étais content de penser à lui, mais ils n’arrivaient pas à le comprendre. »
Un père soldat qui s’en va, c’est aussi un héritage à porter. L’héritage d’un traumatisme, que Mathis décrit à travers des cauchemars violents que les psychiatres, peut-être, qualifieraient de traumatiques. « Je ne fais plus de cauchemars du tout. Mais j’en ai fait beaucoup. J’en faisais tout le temps. Je voyais ma mère et mon petit frère se faire enlever par des taliban ; ils étaient tués devant mes yeux et j’étais le seul à être vivant. J’en parlais à ma mère, mais sans lui dire qu’ils étaient enlevés par des taliban, juste par quelqu’un. D’autres fois, je voyais que j’étais enlevé par un loup-garou. Je n’arrive pas à les comprendre. »
L’héritage d’une lettre laissée avant de partir et à ouvrir au cas où… Sébastien, le père de Mathis, en avait laissé deux : une pour son épouse, une pour Mathis. « Courte, quatre ou cinq lignes, des mots simples avec lesquels il explique que “papa ne reviendra pas, qu’il est désolé de l’avoir abandonné et qu’il lui souhaite une belle vie” », explique Sandrine.
L’héritage des cérémonies qui s’enchaînent au cours des mois et des années qui suivent le décès. Si elles honorent la mémoire d’un soldat « mort pour la France », elles sont aussi comme autant de coups de couteau enfoncés, encore et encore, dans une plaie qui peine à cicatriser. « C’est Mathis, se souvient Sandrine, qui a commencé à ne plus vouloir aller à certaines cérémonies. Et il est vrai que c’est à chaque fois trop d’émotions : on se reprend tout en pleine figure et chaque cérémonie provoque un recul. » Mathis relativise, complète la vision de sa mère : « Je trouvais ça bien car elles rendaient honneur à mon père et aux autres morts. Mais je devais tout le temps porter des fleurs et ça m’énervait parce que tout le monde me regardait ! Je n’aimais pas être exposé face aux autres, à leurs regards. […] Je ne veux pas être vu comme le fils du soldat x ; je voudrais être juste moi, le petit garçon, le fils de son papa. »
L’héritage du « pourquoi ? » de la mort de leur père, question que tant d’adultes posent et à laquelle chacun répond en fonction de son histoire personnelle, de ses croyances, de ses convictions politiques, mais que l’on résume, au final – par commodité ou habitude, parce que personne, peut-être, ne s’est posé la question de par quoi remplacer ou compléter la formule, mais aussi parce que cette dénomination ouvre des droits – trop exclusivement par un « mort pour la France »5 qui ne rend compte pourtant que d’une infime part du sacrifice de celui qui n’est pas revenu. Mais pour les enfants, ces orphelins privés de l’un de leurs parents par la guerre qui n’est rien d’autre que la conséquence de choix politiques, stratégiques puis, en tout dernier ressort, tactiques, cette question est une question « de grandes personnes ». Pour eux, les choses résonnent de manière beaucoup plus triviale et concrète, et se mesurent à l’aune de leur quotidien bouleversé : c’est leur papa qu’ils ont perdu ! Et lorsque je demande à Mathis si, lors de ces cérémonies faites pour rendre hommage à un soldat, il voit en son père un soldat et un papa, sa réponse est simple, directe : « Je ne comprends pas ta question. Moi, je ne vois que mon papa, mon papa-militaire. Je ne le vois pas comme mon papa plus un militaire ; je ne le vois que comme mon papa et les cérémonies ne m’imposent rien, ne m’obligent à rien, même si je pense que les gens me voient comme le fils du soldat. En fait, conclut Mathis, je ne me pose jamais la question de comment les gens voient les choses. »
Un père – et n’est-ce pas cela que célèbrent ces cérémonies – mort en héros ? « Oui, il est mort en héros. En étant mon papa et en étant un héros, m’explique Mathis. Il est mort en héros parce qu’il est parti là-bas pour sauver des populations, comme au Tchad, partout où il est allé. » Pour les enfants de Thibault, cela ne fait pas non plus de doute : leur père, aussi, est mort en héros. Pour Camille, « parce qu’il s’est sacrifié pour son pays ». Pour Aymeric, « pour le courage dont il fait preuve jusqu’au bout et malgré ses blessures ». Mais, dans le fond, les sentiments de Camille sont plus complexes, car si la fierté est un sentiment qui permet de soulager une part de la douleur, elle ajoute : « Quand j’entends les gens dire qu’il est mort en héros, moi, je me dis que c’est très bien, mais que ce n’est pas ça qui nous le ramènera. À ces gens, j’ai envie de répondre que c’est bien gentil qu’ils me disent que mon père est mort en héros, mais que pour moi, le résultat, c’est que je n’ai plus de père. » C’est, à peu de chose près les mots qu’Aymeric avait employés quelques jours après la mort de son père, se souvient Delphine : « Moi, je n’ai pas besoin d’un héros, je veux juste un papa ! »
Rendant ce « mort pour la France » peut-être encore plus difficile à assumer, à porter, se dessine derrière cette formule – à moins qu’elle ne la dessine par elle-même, de manière consubstantielle – la figure du soldat héros. Si cette idée d’une mort héroïque aide la plupart des parents ou des veuves, elle peut être plus compliquée à porter pour certains orphelins. Nombre de mères évoquent la difficulté pour leurs enfants de grandir avec une image trop exigeante ; comment, en effet, être à la hauteur d’un père non seulement disparu, mais aussi héroïsé ? Pour certains enfants, ce défi peut être destructeur. Cela, Sandrine le comprend instinctivement : « J’ai rapidement compris que je devais expliquer aux garçons que leur père n’était pas un héros. Mathis, plusieurs fois, m’avait parlé de son père comme d’un héros, voire d’un dieu, et j’ai senti qu’il fallait couper court à tout ça. Je leur ai expliqué que leur père avait fait son travail, qu’il était mort pour la France et que ses médailles étaient une reconnaissance de ce travail. Et que, comme tous les papas, il avait ses défauts. Il fallait que je fasse redescendre Mathis sur terre. »
Héritage, enfin, parce qu’au combat un soldat ne fait pas que mourir mais est tué, des sentiments de haine et d’injustice peuvent se développer chez les orphelins comme dans leur entourage, ceux des adultes pouvant alimenter ceux des enfants. Ainsi, Delphine n’hésita pas : « Oui, j’ai eu de la haine ! Au début, je pensais qu’il fallait leur balancer une bombe atomique. Et même sur tout le pays. Bien sûr, je fais la différence entre les taliban et les Afghans. Je sais aussi que les choses sont plus compliquées : mon mari me racontait tout le mal que nous avons pu faire là-bas, les Américains en premiers […]. Je pense que les enfants, eux aussi, sont passés par ce sentiment de haine. Par le raccourci taliban = Afghan = Arabes. C’est un glissement très facile et c’est vrai, qu’aujourd’hui encore, nous avons tendance à faire des amalgames. J’avoue que je me méfie, je suis assez méfiante, je reste méfiante. »
Sandrine, elle aussi, me confie un sentiment de haine. « Oui, c’est de la haine !, admet-elle. Je l’ai dit et je le redis encore aujourd’hui, si je pouvais, c’est moi qui mettrais une bombe chez eux ! D’autant plus que les choses ne s’arrangent pas ! Je pense tout cela et je ne cherche pas à m’en cacher auprès des enfants. Mais je leur dis aussi […] que nous devons être plus intelligents que cela et que donc on ne peut pas le faire. » Sandrine, elle le sait, marche sur un fil. « Un après-midi, j’étais en train d’étendre le linge, se souvient-elle. Mathis s’était déguisé en militaire. Le béret, une arme… et là, il me regarde et me dit : “Je suis le sergent x. Tu es mon capitaine et tu m’as envoyé en mission en Afgha.” Je rentre dans son jeu et je lui demande de me faire le rapport de sa mission. “Mon capitaine. Mon avion a été détourné et je me suis retrouvé en Algérie. Je les ai tous tués !” “Votre mission n’était pas celle-là. Vous rentrez tout de suite !” Mathis est passé à autre chose, n’a pas insisté, mais cela montre bien qu’il a déjà ses propres idées. J’essaie de lui dire qu’on ne juge pas les gens sur leur couleur de peau, leur religion et qu’on ne tue pas, même son pire ennemi, parce que nous sommes tous des êtres humains. C’est ce que je pense profondément, même si je continue à éprouver de la haine, même si je suis moins tolérante qu’avant. Même si je pense que nous ne sommes pas comme eux, même si je ne pardonnerai pas, je me dois aussi d’expliquer aux enfants que parfois les suicide bombers n’ont pas le choix, que leurs familles sont menacées. » Et Mathis a entendu, a fait la part des choses : « Après ce que maman m’a expliqué, que des gens étaient forcés, leurs familles menacées, je me suis demandé si celui qui s’est fait exploser et a tué papa n’avait pas été forcé lui aussi. C’est ce que je me dis aujourd’hui. Ma haine, elle va à ceux qui n’ont pas protégé le check point et le poste, et qui ont laissé le suicide bomber passer. C’est à cause d’eux, du taliban aussi bien sûr, mais à cause d’eux que j’ai perdu mon père. Et le pire, c’est qu’après, quand il y a eu la fusillade, ils ont encore plus mal sécurisé le périmètre. »
À la fin de cette nouvelle rencontre, Mathis me parle des objets militaires qu’il a conservés de son père, bien rangés dans des boîtes. « Je les sors souvent et je les regarde ; alors j’imagine qu’il est encore vivant. » Nous avons fini, nous passons à autre chose et il me raconte alors, les yeux brillants, sa passion pour le handball et son rêve de faire un jour les Jeux olympiques.
1 Opération extérieure.
2 Voir N. Mingasson, 1 929 jours. Le deuil de guerre au xxie siècle, Paris, Les Belles lettres, 2016. L’article proposé ici utilise les témoignages recueillis pour la rédaction de cet ouvrage.
3 Sur ce sujet, l’institution militaire a beaucoup évolué. La cellule d’aide aux blessés de l’armée de terre (cabat), qui a en charge une partie de l’organisation des cérémonies parisiennes et de l’accueil des familles endeuillées, laisse désormais celles-ci, après qu’elles ont été informées de l’état de dégradation du corps, libres de voir ou non le défunt. Comme le révéla 1 929 jours (op. cit.), trop de familles restaient dans la douleur supplémentaire de n’avoir pu voir, ne serait-ce qu’une partie, de l’être aimé.
4 Le général Macarez était à l’époque directeur de l’hôpital militaire de Kaia à Kaboul. Il accompagnait ses équipes médicales lors de l’épreuve que représentaient pour elles les toilettes mortuaires. Lui revenait également de rédiger les dossiers médicaux et les actes de décès des soldats.
5 À ce propos, dans l’excellent Week-end à Zuydcoote d’Henri Verneuil, le sergent-chef Maillat, incarné par Jean-Paul Belmondo, résume admirablement ce à quoi beaucoup de familles croient et adhèrent lorsqu’il explique à l’abbé Pierson, interprété par Jean-Pierre Marielle, qu’il ne veut pas, finalement, que celui-ci écrive à la femme du copain qui vient de tomber : « Je sais ce que tu lui écriras, l’abbé. Qu’il est mort en héros, que son moral jusqu’au bout sera resté exemplaire et que son sacrifice n’aura pas été vain. J’connais la chanson. […] Moi je sais ce que je lui écrirais à sa femme. Qu’il est mort en allant chercher de l’eau pour faire du café à ses copains. C’est tout. »