Le lieutenant Paul Gineste a embarqué à Toulon sur le Pasteur le 3 avril 1950 et a débarqué à Saigon le 19 pour rejoindre la 13e DBLE. Il est mort au champ d’honneur en service commandé le 11 janvier 1952, à My Phu, sans avoir revu ses enfants. Son fils Thierry, qui doit son prénom à l’épopée de l’amiral Thierry d’Argenlieu, allait avoir quatre ans quelques jours plus tard.
5 juillet 2015. Le 4×4 se présente face au portail monumental de l’ehpad. J’ai entassé les quelques meubles et accessoires qui serviront désormais de décor au quotidien où elle vivra recluse. Une commode en merisier blond, deux chaises basses de style Louis XVI, une autre Charles X que j’ai fait tapisser d’un tissu flamboyant de chez Braquenié, une table à écrire Louis XIII, une petite bibliothèque en pin qui comblera l’espace entre la porte et la penderie, derrière le fauteuil rembourré à commande électrique. Pourquoi ai-je tenu à déménager aussi cette bibliothèque alors qu’elle ne lit plus, qu’elle ne lira plus jamais ? Des scrupules, un déni conjuratoire : tant que des livres garderont l’entrée de sa chambre, elle vivra, elle ne pourra pas mourir ; elle a tant aimé la lecture. J’ai rapporté de la campagne ce bric-à-brac sublime où se jouera la fin de partie. Quand ? Je n’y pense pas, je ne veux pas réfléchir : je suis devant l’immense portail automatique qui frémit puis s’entrouvre lentement, et le voilà qui m’aspire avec mon chargement, comme un ventre dont j’ai un instant la conviction qu’il va me digérer, me réduire en bouillie intestinale et que bientôt il ne restera plus de moi qu’un résidu fécal.
Ce fantasme qui me traverse l’esprit me fait sourire et m’angoisse. Depuis l’extrême enfance, depuis la mort de mon père en service commandé, je sais que je ne suis rien. Ces pensées m’y ramènent. À quatre ans, allez vous identifier à un mort ! J’accélère quelques instants pour traverser le porche afin de chasser l’émotion qui me gagne. La cour empierrée se termine par un jardin de curé entretenu à la diable avec ses roses ébouriffées, son carré de pelouse grillée en ce début d’été sans pluie, son petit bois où se serrent des buis, des orangers du Mexique, des lilas mal taillés et trois ou quatre marronniers déjà jaunissants. Le chemin cimenté monte insensiblement vers le fond de ce trou de verdure à vingt pas du Bon Marché, le grand magasin parisien où elle est venue si souvent flâner depuis qu’elle a, comme on dit, pris sa retraite. Je sais qu’elle n’y retournera jamais, car il faudrait utiliser un fauteuil roulant pour traverser la rue de Sèvres : « Je ne veux pas me montrer comme ça », dira-t-elle quelques jours plus tard. Elle a toujours été fière et autoritaire.
6 juillet 2015. Une ambulance l’emmènera cet après-midi du service de suites opératoires de l’hôpital Cochin, où elle a été opérée il y a trois mois d’une fracture de l’avant-bras et où ont été parées les plaies de son visage. Seule séquelle de cette chute, une paralysie du nerf sciatique par l’écrasement à terre et l’immobilité de son corps toute une nuit durant. Elle boitera définitivement, rendant impossible sa marche sans aide.
6 avril 2015. À 6 heures du matin, un voisin m’avertit par téléphone que ma mère appelle au secours depuis le milieu de la nuit. Dans cet immeuble moderne du boulevard Arago, il a été difficile de discerner d’où émanaient ces cris. Au bout d’un moment, ceux-ci s’étant taris, il s’était résolu à retourner dormir. Mais au petit jour ils avaient repris de plus belle et, par les gaines des salles de bains, il avait alors reconnu sa voix. Lorsque j’arrive, elle gît à terre – corps immobile meurtri sur le carrelage parisien, corps à l’agonie dans la rizière indochinoise, les images n’en font qu’une –, le visage tuméfié, ses cheveux blancs défaits, emmêlés de sang, lui donnent l’aspect d’une Gorgone ou d’une sorcière dérisoire, l’avant-bras violet d’œdème et d’ecchymoses semblant désarticulé par la fracture. Elle me racontera plus tard qu’elle a glissé dans sa salle de bains la veille au début de la nuit, qu’elle a tenté de se relever en s’accrochant au rebord de la baignoire puis aux étagères dont elle a fait tomber tous les rangements. Mais avec un seul bras valide, ces efforts furent vains ; elle a renoncé à se lever. En ce début de nuit, ce sont les bruits d’objets tombant à grand fracas sur le carrelage qui ont tout d’abord alerté les voisins.
Tout va très vite. J’appelle les pompiers. Cinq minutes plus tard, un jeune soldat musclé de jeunesse, d’efficacité et de tendresse, les cheveux courts et rasé de près, le geste précis, la fait pivoter après s’être assuré de l’intégrité de ses membres inférieurs et de l’absence de signes cliniques de fracture du rachis, puis l’aide à se lever en la portant comme un enfant. Avec une pudeur emplie de respect, il l’installe sur la cuvette des toilettes : je regarde depuis le corridor ce pauvre vieux corps de quatre-vingt-quinze ans épuisé par une nuit de douleurs, d’impuissance et d’insomnie. À un moment, elle lève vers moi son visage martyrisé et me sourit. La gardienne de l’immeuble, alertée par la sirène et le gyrophare, est accourue et nous aide à rincer son corps afin d’effacer l’odeur des urines dans lesquelles toute la nuit elle a somnolé à terre. Puis ce sont les urgences, l’opération, la lente confrontation à la réalité insupportable, à l’évidence qu’elle ne peut plus vivre seule malgré toutes les aides quotidiennes déjà mises en place depuis deux ans. Elle finit par en convenir, après une nouvelle chute lors de son séjour hospitalier.
Pendant la postcure, nous déciderons, mes sœurs et moi, de rechercher une place en ehpad. L’entregent miraculeux d’un voisin fera le reste. Puis il nous faudra vider l’appartement où elle a vécu pendant un quart de siècle entre les jardins de la Cité fleurie et les marronniers du boulevard Arago. C’est pendant cette effraction dans l’intime de sa vie que j’ai retrouvé les photographies de la prise d’armes où j’ai reçu les insignes de la Légion d’honneur de mon père. J’allais écrire : où j’ai été décoré de la Légion d’honneur de mon père.
11 janvier 1952. Aux Archives de la guerre, cinquante ans après, j’avais lu le rapport du capitaine Daumont, qui fut témoin de sa mort : « À 18 h 15, l’ordre de rentrer fut donné. La section a repris le chemin de Ben Cat, précédée d’éléments du 2e bureau. Au bout de trois cents mètres, les éléments de tête firent signe de redoubler de vigilance. À ce moment, le lieutenant Gineste, avec deux groupes de combat, décida de sortir de la piste vers la gauche pour fouiller le côté suspect et déborder immédiatement une embuscade possible. À peine avait-il amorcé son mouvement qu’éclatèrent des coups de feu et qu’on entendit une forte explosion. Le lieutenant Gineste cria qu’il était blessé aux jambes. Le lieutenant Bouchardy se porta à son secours. Gineste avait sauté sur une mine, probablement télécommandée, et avait les deux jambes brisées et de nombreux éclats dans la poitrine. Il perdit presque aussitôt connaissance et mourut pendant son évacuation. » Sa nomination posthume dans l’ordre de la Légion d’honneur affirme de son côté : « Sur le chemin du retour, fut grièvement blessé à la tête et aux jambes par éclats d’une mine télécommandée. Se sachant condamné, fit face à la mort avec un courage magnifique, expira au cours de son évacuation sans proférer une plainte. »
Elle m’avait toujours dit : « Ton père a sauté sur une mine. Il a eu les deux jambes tranchées. » C’était le 11 janvier 1952, à My Phu. La nuit tombait sur la plaine indochinoise. J’allais avoir quatre ans. Ma mère, demeurée veuve à vingt-neuf ans, ayant bien sûr envie d’aller danser, ne trouva pas d’autres expédients que d’envoyer ses enfants en pension. C’est ainsi qu’en octobre 1954, dix-huit mois après ce deuil catastrophe, je suis entré en cours préparatoire dans une pension pour cas sociaux de l’armée.
L’automne précédent, elle avait voulu que je reçoive la Légion d’honneur de mon père, lors d’une prise d’armes dans la cour d’honneur des Invalides, des mains du général Monclar qui avait servi dans la Légion étrangère comme lui. Les cinq photos retrouvées confirment ce que j’ai toujours su : l’écrasement et l’asservissement sous la férule de l’impossible identification à ce père glorieusement distingué, mort au combat, mais mort, et dans une guerre perdue.
Ces photos me terrifient : moi, petit orphelin au garde-à-vous parmi une dizaine de militaires et de civils eux aussi décorés, l’un ou l’autre marche avec ce qu’alors j’appelle une jambe de bois, un autre ne peut se lever de sa petite voiture d’estropié, une femme en deuil vient recevoir la décoration de son époux ou de son fils mort au combat, je ne sais plus. Ai-je jamais su ? Pluie grise de novembre ; détachement et musique militaires pour ouvrir et fermer le ban dix fois de suite. Accompagné par un fonctionnaire qui se tient silencieux deux pas derrière moi, par déférence, par pudeur devant le chagrin, par respect, par lassitude d’avoir en ces temps-là vu défiler trop d’existences bouleversées, ou par indifférence, je m’avance à l’appel de mon père : je suis seul au centre de l’immense cour, devant ce général qui porte un brassard noir et qui ressemble à la mort.
Je ne me souviens pas du retour en autobus vers le hlm des boulevards de ceinture où nous avions trouvé refuge après notre départ de Coëtquidan d’où mon père avait été affecté en toe au sein de la 13e dble. À Coëtquidan, où nous avions continué à vivre comme si de rien n’était pendant son affectation indochinoise, cela avait été une longue absence de deux années aux lettres quotidiennes tendue vers son retour, jusqu’à ce matin de janvier où mes sœurs et moi avons été contraints d’accepter l’inacceptable. Quatre frère et sœurs ; l’aînée avait huit ans, la plus jeune treize mois. Ordre de rester courageux et dignes à l’image du disparu. Vague souvenir de brouillard et de larmes réprimées, interdites.
Ma mère crut bien faire en me confiant à l’internat militaire des années 1950 où il faisait froid, où l’on était éventuellement agressé sexuellement par un instituteur comme dans bien des pensions. Une institution républicaine où les épidémies récurrentes de maladies infectieuses à quarantaine interdisaient les visites et consignaient tous les élèves pendant des trimestres entiers ; où, même non consignés, les visites étaient rares, aléatoires et anxiogènes par la séparation qu’elles renouvelleraient chaque fois à l’autre bout de la journée par le départ inéluctable des visiteurs, une mère, un parent, réveillant l’inguérissable rupture du deuil survenu trop tôt.
Dès lors, comment croire un seul instant à l’opium de ce que l’on appelle résilience, cette flatterie diabolique mais efficace que le public réclame pour se détourner de l’insupportable ou, ne pouvant en éviter le spectacle, pour prétendre en inventer une sublime et miraculeuse transmutation en force de vie ? Le prix de la liberté, c’est de ne pas ruser, quoi qu’il en coûte, avec la perpétuelle et désespérante actualité des outrages faits à l’enfance. Et les malheurs de l’enfance demeurent à jamais des amputations d’humanité sans salut possible. Très tôt, j’ai considéré que j’étais réprouvé, une personne en sursis d’autres catastrophes, inadapté au bonheur si ce n’est à l’amour.
Octobre 1954. La quatre chevaux Renault file sur les routes de Seine-et-Oise vers l’École militaire enfantine Hériot, à La Boissière. Je me souviens des peupliers de la route se balançant dans l’ouverture du toit décapoté. Ma mère, assise à la place du mort, a réquisitionné un ami, qui est sans doute un amant, pour nous y conduire. Nous étant égarés du côté de Bourdonné ou d’Adainville, nous avons tourné en rond et sommes arrivés par la route d’Épernon qui longe une prairie close de lisses blanches où broutent des chevaux, avant d’entrer dans le village par le carrefour de l’auberge à l’enseigne « Au point du jour ». La route longe à droite les grilles et le mur du château Louis XIII ayant appartenu au commandant Hériot. Une centaine de mètres plus loin monte sur la gauche l’allée qui se termine par un immense portail de fer forgé sur lequel est accrochée une pancarte : « Terrain militaire. Défense d’entrer. » Nous poursuivons à pied. Une gigantesque allégorie ailée de la patrie, en marbre blanc, accueille un orphelin ; sur son socle est proclamé : « Ils seront élevés dans le culte de l’honneur et de la patrie. » Cette promesse-là du moins sera tenue, jusque dans sa rigueur rhétorique et inaffective.
Dans la longue file montant vers le premier étage, nous attendons une éternité. C’est dans cette attente que j’ai compris que je n’avais pas d’échappatoire puisque rien n’arrêtait ma mère, ni la récente disparition de son mari, mon père, ni la misère du chapelet d’enfants – on a six ou sept ans ; certains, au regard effaré, pleurent en silence sous les yeux de parents qui palabrent entre eux pour éviter de voir ; enfants tout à l’heure livrés à la séparation, après les formalités de l’incorporation : visite médicale, bureau du directeur des études, économat, aumônier, commandant Salmes enfin, en charge de l’école, pour clore un après-midi qui m’a mutilé pour toujours.
Puisque je ne pouvais éviter cet abandon, puisque toute évasion était impossible, me restait une fugue possible : m’absenter de moi-même, cacher mon chagrin, ni larmes ni plaintes, en me réfugiant derrière le bouclier de résultats scolaires exemplaires, échapper ainsi à la submersion par le malheur. Pour tenir debout, je jouerais au bon élève. Cinq ans plus tard, j’intégrerais le Prytanée militaire de La Flèche où j’obtiendrais ensuite le baccalauréat. Et puis je deviendrais médecin et me spécialiserais en psychiatrie.
Parmi mes travaux, les études historiques sur un enfant sauvage abandonné à cinq ans dans les bois par ses parents en 1795, et qui fut à l’origine de la psychiatrie de l’enfant, ont eu un certain retentissement. L’énergie que j’ai mise à tenter de faire revivre cet enfant venu de nulle part et qui ne parla jamais, notamment pour raconter l’inexprimable de son origine, est venue servir l’immensité incompréhensible de mes premières années et de mes premières questions : qui fut ce père que je n’ai pas connu, parti en Indochine lorsque j’avais deux ans et qui n’est jamais revenu ? L’inconscient n’hésite pas devant une formulation abrupte, laconique et caricaturale : qui fut ce père qui m’a laissé tomber ? Qui fut aussi cette mère, indigne susurre l’inconscient serpent venimeux mais sagace, qui fut cette mère pour m’avoir abandonné à son tour, après un bref délai de grâce de dix-huit mois, dans la forêt obscure où les mauvaises mères, les mères sorcières, s’en vont perdre leurs enfants trop jeunes pour s’être munis d’une provision de mie de pain ou de petits cailloux ? Je m’efforcerai pendant des dizaines d’années de penser qu’elle fut une femme admirable et courageuse, la veuve de guerre exemplaire en hommage de qui j’écrivis un roman autobiographique en forme de tombeau littéraire, impublié et impubliable.
10 septembre 2017. J’ai refait avant-hier en voiture ce parcours entre Paris et La Boissière, mais seul. L’allée montant vers l’entrée de l’école est barrée pour cause de plan Vigipirate, l’imposant portail verrouillé. J’ai sonné, comme l’indique un écriteau, pour me présenter à l’accueil, mais rien n’a bougé, nul n’est venu à ma rencontre. Entre les barreaux, j’ai photographié la statue de marbre blanc au pied de laquelle ma mère m’avait photographié avec mon camarade Dominique Becker, lui aussi orphelin, que je n’ai jamais revu depuis que j’ai quitté l’école il y a cinquante-huit ans. Dominique Becker et Thierry Gineste, sept ou huit ans, au pied de La Patrie accueillant un orphelin, qui a été restaurée. Sa blancheur polaire et transparente me rappelle tout à coup l’ange de la mort de The Last Show de Robert Altman : une femme silencieuse traversant le film en tailleur-pantalon blanc se promène, spectre du malheur et de la fin de tout, parmi les acteurs de la dernière représentation d’un crochet radiophonique.
Pourquoi suis-je envahi par la tristesse d’autrefois, là, seul devant l’entrée interdite de mon enfance ? Je regarde la photo sur mon téléphone et je comprends : je ne retrouve pas le texte grandiloquent que nous savions tous par cœur dès le premier jour – « Ils seront élevés dans le culte de l’honneur et de la Patrie » – et qui sera celui des dernières pensées de ma vie, non pas pour sa profondeur ou sa vérité, mais parce que c’est lui qui m’a accueilli, à l’automne 1954, en entrant dans la cour d’honneur, le jour de mon incorporation qui a partagé ma vie en deux. La prise d’armes dans la cour d’honneur des Invalides quelques semaines plus tôt n’avait été qu’une répétition générale.
Je tente d’agrandir la photo sur l’écran de mon smartphone avec pouce et index, à la recherche du texte sur le socle de la statue, à la recherche de ma mémoire d’enfant perdu. Je ne distingue rien, mais il me semble entendre la longue plainte inguérissable du bataillon de petits enfants de troupe orphelins de guerre qui furent mes compagnons pendant cinq ans et que j’ai voulu fuir pour tenter de m’arracher au naufrage. Fuir la honte triste où nous entraîne le deuil. Ai-je eu raison de déserter la conviction du naufrage ?
Mardi 12 septembre 2017. Je lui apporte l’une des vasques ayant fleuri en grappes de trompettes blanches et souples le mariage de ma fille Victoire il y a quinze jours. Elle sourit en me remerciant. Puis, comme souvent, elle s’endort un moment. L’infirmière me dit qu’elle refuse presque tous les repas. Bientôt sa vie s’achèvera. Que serons-nous lorsqu’à son tour elle nous abandonnera, cette fois-ci pour toujours ? Essayerons-nous de ne pas céder à une ultime récrimination ? Cette protestation contre la mère défaillante – celle qui nous a donné pour père un homme disparu à trente-trois ans, celle aussi qui ne sut pas, qui ne comprit pas ou qui voulut ignorer, pour elle-même se sauver d’un excès de tristesse, la douleur enfantine silencieuse d’être alors séparés d’elle – perdra toute espérance d’être jamais entendue, elle tombera dans le vide contre la tentation duquel nous aurons pourtant lutté depuis le premier jour pour essayer de nous construire, malgré tout.
Parviendrons-nous à nous déprendre du sentiment de ne pas avoir été l’enfant suffisamment bon et gratifiant, de ne pas avoir été l’enfant capable d’arracher le père à la mort, puis d’en avoir payé à la mère, par la séparation, l’exil et la solitude intérieure, quel qu’ait été notre adaptation de façade, une dette de réparation souscrite à perpétuité ? Petits Poucets perdus sans la ressource de cailloux blancs pour échapper à l’abandon, démunis des stratégies forcenées et désespérées de l’exemplarité et de l’excellence qui nous avaient jusque-là tenus debout, serons-nous alors redevenus les petites barques errantes de notre enfance poussées sans gouvernail vers la haute mer, ballottées sans boussole ni compas, menacées d’être englouties dans les hautes lames du chagrin et de la mort ? Ou bien, livrés à notre propre destin, débarrassés de la tyrannie des rôles écrasants et factices dont les conséquences de la guerre nous avaient rendus otages – faire vivre un père mort et le remplacer auprès de notre mère, sans protester accepter le carnage et la désolation de la séparation –, trouverons-nous la force et le courage d’avancer vers la liberté en acceptant de n’être enfin que l’enfant de nous-mêmes, et non plus uniquement celui de nos deuils ou celui de nos chagrins ?