L’histoire de Matthieu Gaudin et de Mathieu Fotius ne m’appartient pas, n’appartient à personne d’autres qu’à eux-mêmes. Pourtant, comme tant d’autres avant elle, il m’a fallu peu à peu l’accaparer pour en faire le récit.
Durant l’année 2015, je suis allé à la rencontre de nombreux parents endeuillés, de veuves, de soldats et d’officiers, dans le but d’écrire 1 929 Jours. Le deuil de guerre au xxie siècle. Parmi eux, Alice Gaudin, veuve de Matthieu Gaudin décédé le 11 juin 2011 dans le crash de sa Gazelle Viviane, à quelques dizaines de kilomètres de la base américaine de Bagram, en Afghanistan. Au cours de la longue journée passée chez elle à l’écouter me parler de son deuil, elle me suggéra de rencontrer Mathieu Fotius, qui avait miraculeusement survécu au crash. Lui aussi portait le deuil de son chef de bord disparu. Ce faisant, elle me confia rêver qu’il témoigne un jour auprès de ses enfants des dernières semaines, derniers jours, dernières heures de leur père. Un récit que lui seul était en mesure de leur apporter.
Quelques semaines plus tard, Mathieu me racontait cette histoire, ses souvenirs des moments passés avec Matthieu, leurs dernières heures de lutte, leurs dernières secondes avant le crash. Quant au rêve d’Alice, il avait bien commencé à griffonner quelques mots, puis quelques lignes, quelques pages, sans que jamais le résultat ne le satisfasse. Voler est une chose, écrire en est une autre. Exercice d’autant plus pesant qu’il ne pouvait se défaire de cette idée : que pourraient en penser les enfants d’Alice ? Ce jour-là, avant de rompre la soirée, je lui lançait, sur le ton d’une fausse plaisanterie : « Ton texte pour les enfants de Matthieu, si tu veux, je te l’écris ! »
Nous avions longuement discuté dans la journée. Je connaissais désormais une bonne part de leur histoire et quelques phrases, des situations particulières, résonnaient dans ma tête comme autant d’accroches du récit que j’imaginais déjà. Je sentais instinctivement qu’un livre était là, à portée de main. Il y avait une scène, l’Afghanistan, une temporalité, de l’amitié, du courage, des « personnages » bien plantés dont les destins allaient se lier à tout jamais dans le drame de l’accident. Et, plus que tout, un mode de narration me semblait d’ores et déjà incontournable : c’est à son ancien chef de bord que Mathieu s’adresserait, comme s’ils s’étaient retrouvés des années plus tard par on ne sait quel miracle.
Le lendemain matin, j’étais sérieux : leur histoire, j’allais l’écrire. Il y avait une évidence, une envie, accompagnées de cette certitude qu’un récit de guerre puissant pouvait éclore. Un titre avait surgi dans la nuit et cela ne faisait que renforcer la profonde conviction que j’avais. Ce serait Lettre à tes enfants. Qui se transforma en Pilotes de combat une fois le manuscrit achevé.
Mathieu fut immédiatement enthousiaste, ravi que je lui retire cette épine du pied ; Alice ne fut pas plus difficile à convaincre. À ce stade, et cela faisait partie de la proposition que je leur fis, je savais clairement ne pas souhaiter m’engager dans un énième récit de guerre factuel, ni non plus écrire exclusivement pour les enfants de Matthieu Gaudin. Je savais trop, depuis mon travail sur le deuil, le danger qu’il y a pour moi comme pour les « témoins » que j’interroge à ne pas rester à ma place d’écrivain. Certains trouverons cela brutal, mais la réalité est que je n’écris pas pour ceux que j’écoute et qui souffrent du destin qui est le leur. Au contraire, j’écris pour que ces destins soient connus, partagés, sans ignorer, comme Alice me l’a écrit récemment, « le bien fou que [je leur] fais [à tous] en écrivant ». Mais ce « bienfait collatéral », que j’assume et que je mesure, n’est pas l’objet premier de mon travail.
Acceptant ma proposition, passant ce « contrat moral », tous deux sentirent qu’une partie de leur histoire allait leur échapper et me revenir : la forme du récit, sa narration, ce dialogue si particulier auquel je tenais entre les deux hommes et les enfants, mes choix de retenir ou au contraire d’ignorer certains éléments détermineraient ce que serait le livre… En somme, le récit de Mathieu était un matériau brut que je façonnerai à ma façon. Il me fournissait un squelette ; j’y accrocherai du muscle et de la chair.
Ne me restait plus qu’à bâtir avec lui ce squelette. Rassembler un à un les morceaux du puzzle de ses souvenirs, parfois un peu abîmés, fragiles. Pour réaliser ce travail de fouille, je m’installai chez Mathieu et Stéphanie, son épouse, comme lui pilote de Gazelle. Sur la terrasse, ou à l’ombre du noyer, nous avons discuté, échangé. L’exercice ne fut pas facile pour Mathieu, que je malmenais parfois, en archéologue méthodique et désireux de ne rien abandonner derrière lui. Certains coups de pioche, je le voyais bien, étaient plus douloureux que d’autres. Je fouillais, comme sans doute personne avant moi, au plus profond de sa mémoire et des événements qu’il avait vécus au côté de Matthieu. Oui, pour lui cette semaine fut difficile et la pression importante. Maintenant qu’il s’était engagé, il redoutait de faillir à ce qui était devenu une sorte de mission, un devoir en tout cas envers Alice et ses enfants. Pour qu’il récupère, nous faisions souvent relâche, travaillant par périodes de deux heures ; l’important était de tenir, de ne pas rompre le fil fragile que nous avions tissé ensemble vers son passé.
La fouille terminée, je rapportai chez moi des caisses remplies d’un matériau brut qu’il fallut trier, classer, hiérarchiser, mettre en regard de l’objectif d’écriture que je m’étais fixé. Constater aussi que peut-être la fouille n’avait pas été aussi riche que je l’avais espéré : beaucoup des souvenirs de Mathieu s’étaient évanouis dans le fracas et la poussière du crash.
Dès lors, je me projetai dans ce que furent les six mois qu’ils passèrent ensemble, imaginant les situations les unes après les autres, allant à leurs côtés, comme j’avais pu le faire quelques années auparavant avec le 21e rima. Une sorte de voyage dans le temps… Quant aux pièces manquantes, je les remplaçai par mes propres souvenirs, puisant dans mon expérience de l’Afghanistan. Sans cette année passée aux côtés des marsouins de Fréjus, Pilotes de combat n’aurait pas vu le jour ; la chair aurait manqué, la bête serait restée trop maigre pour faire bonne figure. Les entraînements, la passion et les doutes des soldats, le départ pour l’Afghanistan, l’escale à Douchanbé, les fob, les vols entre Kaboul et la Kapisa… je les ai vécus moi aussi. À chaque souvenir que Mathieu partageait avec moi, je pouvais projeter mon expérience. J’aurais pu, et la tentation fut parfois grande, écrire un roman. Et d’une certaine manière, c’est en partie ce qu’est ce livre, d’où le choix de porter sur la couverture la mention « d’après un récit de Mathieu Fotius ». Pour autant, rien n’est faux, aucune situation n’a été altérée ou modifiée, mais s’y sont greffés mes propres souvenirs, images et mots afin de faire « roman » de leur histoire. Ce faisant, j’atteignais un autre de mes objectifs : que ce livre dépasse ses protagonistes pour devenir aussi universel que possible.
Nous avons survolé les mêmes paysages, traversé, pour des raisons différentes, les mêmes lieux. Quand lui pilotais, je n’avais moi, une année plus tôt, d’autre chose à faire que de me nourrir d’images et de sensations dans le but d’en faire plus tard récit. Quand lui devait tenir sa machine au-dessus de la Highway 7, je voyais, « des centaines de mètres sous nos pieds, la cohue de milliers de camions-citernes, de pick-up, de minibus qui s’aggravait au moindre incident, accident ou attaque terroriste » et pouvais réfléchir au destin de ces milliers de femmes, d’hommes et d’enfants, qui « malgré la guerre, […] voyageaient et commerçaient, bravant des risques insensés »1. Quand il me parlait de l’Antonov 124 plongeant sur eux, je me remémorais les nombreux atterrissages à Kaboul que j’ai eu la chance de vivre dans le cockpit de cet incroyable avion, me permettant ainsi d’ajouter à ses souvenirs quelques images de ce qu’il put se passer dans le cockpit russe. Quand il évoquait les fantassins qu’ils étaient venus appuyer, me revenaient les nombreuses opérations vécues dans les vallées de Tagab ou d’Alasay, la fraîcheur des vergers, la souffrance des soldats harassés par le poids de leurs équipements, leurs peurs et l’espoir qu’ils mettaient si souvent dans les appuis aériens lorsque pour eux, au sol, la situation devenait critique. Et quand il évoquait les heures passées dans la salle de commandement de la fob Tora, je pouvais puiser dans ce que j’avais rapporté de celles que j’y ai moi-même passées.
J’ajoutais aussi, sans que cela ne déforme en rien le squelette dont Mathieu m’avait fait cadeau, des réflexions personnelles. Ainsi en a-t-il été du berger que je donne à Mathieu d’observer de son cockpit. En effet, nul « fils de cette terre, [ayant] défié en confiance cet espace immense pour que ses bêtes vivent »2 dans ses souvenirs, mais je tenais, ici comme dans d’autres circonstances, à ce que le récit dépasse le cadre factuel des opérations militaires afin de l’ouvrir à un univers plus vaste, plus universel, sur ce que peut être la guerre. Je tenais également à aborder certaines questions que Mathieu n’avait pas spontanément évoquées. Ce fut le cas, par exemple, de l’égoïsme du soldat qui choisit de partir ou de la question du suicide, de cette fameuse « dernière balle » si taboue et pourtant si réelle au sein des unités. Pour le reste, il s’agissait de faire corps, de me projeter mentalement aux côtés des deux hommes afin de les rendre vivants, proches et accessibles. Ce qui, en somme, n’est rien d’autre que le travail du romancier.
Au terme de sa rédaction, je soumis mon manuscrit à Mathieu, qui en corrigea les inexactitudes : on ne met pas « plus de gaz » sur un hélicoptère mais « plus de pas », la machine n’est pas faite d’aluminium, tel connecteur n’est pas protégé par un volet sur le tableau de bord… De mon côté, je revenais parfois à l’assaut de ses souvenirs afin de compléter un passage que je souhaitais développer. Un travail d’affinage, d’aller-retour entre lui et moi, pour aboutir à un récit aussi juste que précis, sans fausses notes ni trahison.
Aujourd’hui, quand il m’arrive de relire quelques pages de ce récit qui ne m’appartient désormais plus, j’ai parfois la satisfaction de sentir que Matthieu et Mathieu se sont un peu effacés pour laisser place, comme j’y aspirais, à une histoire dans laquelle tout pilote, je crois, peut se reconnaître. Ce n’est plus leur seule histoire que raconte ce livre, mais une histoire de pilotes de combat, raison pour laquelle nous décidâmes d’abandonner le titre initial. Remplacez leurs noms par d’autres et chaque mot, chaque ligne de ce livre resteront vrais. Ce n’est d’ailleurs pas autre chose que le général Pertuisel eut l’amitié de m’écrire : « En lisant votre livre, j’ai personnellement revécu certains moments de ma carrière de pilote et certaines situations “difficiles”. Beaucoup s’y retrouveront. »