Parmi les symboles que la IIIe République invoque, après 1870, pour légitimer le nouveau régime en puisant dans l’histoire de la révolution de 1789 et de l’an II, le jeune Bara, tué pendant la guerre de Vendée, occupe une place importante. Donné en exemple dans les salles d’honneur des régiments, honoré par des statues, des poèmes, un drame, des toiles, dont celle de Jean-Joseph Weerts, La Mort de Bara, destinée à un salon de l’Élysée, et surtout cité dans de nombreux manuels scolaires, le « tambour Bara » entre dans la mémoire républicaine pour plusieurs décennies. Même si passé les années 1960 son aura pâlit, il est fêté en 1979 par sa ville natale, Palaiseau, qui donne son nom à un collège ; en 1989, il fait l’objet d’une exposition importante en Avignon et, en septembre 2008, il est encore contesté par l’association Le Souvenir chouan de Bretagne qui dénonce « une des plus belles manipulations d’un fait anodin » à l’occasion de la manifestation « Il était une fois Joseph Bara en BD » organisée à nouveau à Palaiseau. Comment rendre compte des vies réelle et imaginaire de cet enfant, soldat et martyr pour les uns, voleur de chevaux et imposteur pour les autres ?
Factuellement, deux événements consignés dans les archives renseignent sur la brève existence de Joseph Bara : il est né le 30 juillet 1779, à Palaiseau, troisième fils du garde-chasse du seigneur du lieu, et sa mort est connue par une lettre datée du 8 décembre 1793 envoyée à la Convention nationale par le général Desmarres sous les ordres duquel il se trouvait en Vendée. Entre ces deux dates, on ne sait rien. On peut penser que sa vie a été d’autant plus difficile que son père meurt quand il a cinq ans, ce qui a plongé la famille dans la misère. L’activité de son père et de son grand-père, qui avait été geôlier des prisons locales, le liait aux Desmarres d’Estimauville, qui géraient les biens du prince de Condé, et cette proximité de la noblesse l’avait éloigné des habitants de Palaiseau. Joseph avait donc suivi le jeune Jean-Baptiste-Marie Desmarres d’Estimauville, né en 1760, lorsqu’il était parti comme adjudant-général à l’armée des côtes de Brest, après avoir connu une expérience militaire en Inde et s’être engagé dans les volontaires de Paris en 1792.
L’entrée de Joseph dans l’armée est naturelle. Ses deux frères aînés combattent déjà aux frontières et de nombreux enfants sont à l’époque présents au sein des troupes, accompagnant leurs parents et participant aux combats si nécessaire. En ce qui concerne Bara, il est bien difficile de savoir quelle pouvait être sa fonction : tambour peut-être, agent de liaison ou ordonnance du général sans doute. Il est improbable qu’il ait été habillé d’un uniforme quand on sait les difficultés que rencontrait l’intendance républicaine. Et encore moins envisageable de penser qu’il ait, comme le rapporte Desmarres dans sa lettre à la Convention, chargé les Vendéens à la tête de quelques hommes.
On ne saura certainement jamais ce que fut le dernier jour de Bara. Ce qui est dit est que le 7 décembre 1793 près de Jallais, dans les Mauges, il aurait été « entouré » par des Vendéens et serait mort dans cette rencontre. Protégeait-il les chevaux de l’armée ou venait-il de s’en emparer ? La question reste ouverte, les réponses dépendant des choix idéologiques : les partisans de la Révolution privilégieront la première et ses adversaires la dernière. Sa mort a eu lieu en marge d’un combat difficile : alors que les Vendéens partis à Granville reviennent dans la région et que la rive droite de la Loire est toujours parcourue de bandes dangereuses que les républicains contiennent avec peine, Desmarres avait dû se battre trois heures pour repousser une attaque dans une confusion telle que les habitants de Cholet avaient pensé qu’il avait été tué.
L’essentiel est que le général Desmarres donne beaucoup d’importance à ce mince épisode, mal défini, en insistant sur la bravoure de Bara et son sacrifice. Plus que le souci de rendre compte exactement des faits, il met en avant la mort de cet enfant pour des raisons personnelles qui tiennent à la faiblesse de sa propre situation. Il appartient en effet à la noblesse, à un moment où les généraux nobles, même quand ils sont irréprochables, sont écartés des commandements, voire attendent l’échafaud. Il est surtout en difficulté avec le général Turreau, son supérieur, proche des sans-culottes et des hébertistes, alors qu’il se situe, lui, dans la mouvance de Danton et qu’il a eu des démêlés avec Rossignol, un général sans-culotte. Pour toutes ces raisons, il est quelques jours plus tard relevé de son commandement, incarcéré, accusé par la commission militaire d’Angers d’avoir dissimulé sa naissance et d’avoir trahi au profit des Vendéens, et donc exécuté le 30 janvier 1794. Sa lettre à la Convention voulait sans doute faire attribuer une pension à la mère de l’enfant, ce qui réussit. Mais en insistant sur la mort de Bara, il essayait plus sûrement de se prémunir de ses adversaires politiques et d’éviter la guillotine, ce qui échoua.
L’inattendu fut l’accueil que la Convention réserva à la lettre. Barère puis Robespierre s’emparent littéralement de Bara. Dès le 15 décembre 1793 (25 frimaire), Barère commente la nouvelle à la tribune Le Moniteur en rend compte le 17 ; le 18, les Annales du Civisme et de la Vertu, opuscule publié à l’intention des enfants, cite Bara, qui apparaît aussi dans le Recueil des actions héroïques des citoyens français, le 30 décembre, aux côtés d’un forgeron partant combattre les Piémontais avec son marteau. Sa mort est présentée en reprenant les propos de Desmarres qui parle de la vaillance de l’enfant et de ses sentiments filiaux en les conjuguant avec la ferveur révolutionnaire qui s’exprime par le cri « Vive la République ! ». Devant la Convention, Robespierre demande que « les honneurs du Panthéon [lui] soient décernés [et] que David soit spécialement chargé de prêter ses talents à l’embellissement de la fête ».
Tous insistent sur la jeunesse du héros, qui n’avait d’autres amours que sa mère et sa patrie. Cette façon de présenter les choses porte une critique envers les sans-culottes, qui poussent alors à déchristianiser le pays et promeuvent le culte des « martyrs de la liberté » que sont Marat, Le Peletier et Châlier, trois hommes mûrs tués en 1793. Contre eux, Robespierre a imposé la liberté des cultes. Et, en cette fin 1793, il s’oppose de plus en plus à la politique violente qu’ils mènent avec une partie des conventionnels. L’exemple de Bara sert à les contrer au moment où la Convention s’éloigne d’eux, jusqu’à la crise de mars 1794 pendant laquelle leurs meneurs sont envoyés à l’échafaud. Mais Bara, l’enfant vertueux, est aussi l’anti-Danton, le rival accusé de corruption, qui sera exécuté en avril.
Dans l’immédiat, Bara est fêté dans plusieurs villes, à Paris, à Fréjus, dans l’Yonne, comme à Palaiseau, éventuellement en partageant les hommages qui lui sont rendus avec d’autres héros, les militants ne faisant pas les distinctions que nous venons d’exposer. Quelques mois plus tard, il est rejoint dans la reconnaissance nationale par un autre « enfant » martyr, le jeune Viala, qui a été promu par son oncle pour avoir été tué par les « fédéralistes » à Avignon en juin 1793. En mai 1794, la décision est prise par Robespierre de les faire entrer tous deux au Panthéon. La cérémonie devra mobiliser des milliers de personnes et se dérouler au son de musiques composées par Étienne Méhul, dont le Chant du départ, sur des paroles de Marie-Joseph Chénier. Bara et Viala ont été donnés en modèle aux élèves de l’École de Mars qui sont réunis près de Paris pour recevoir une formation militaire ; leur participation à la fête est essentielle.
Après plusieurs reports, la date du 28 juillet 1794, 10 thermidor an II, est retenue. La chute de Robespierre le 9 et son exécution le 10 annulent évidemment la fête. La coïncidence des dates n’est pas anodine : les députés qui ont mené le coup d’État craignaient, et sans aucun doute à juste titre, que la panthéonisation de Bara et de Viala puisse être saisie par Robespierre pour prendre le pouvoir en s’appuyant sur tout le réseau de proches et d’alliés qui contrôlent les principales institutions parisiennes. Ailleurs, ce jour-là, d’Avignon à Besançon, de Bapaume à L’Aigle, les fêtes organisées en l’honneur des deux héros se déroulent comme prévu, mais elles ne comportent pas l’enjeu que pouvait posséder la manifestation parisienne et les provinciaux étaient dans l’ignorance de ce qui se jouait dans la capitale.
Que Bara n’ait été qu’une invention de Robespierre n’est guère discutable. Après le 9 thermidor, l’engouement disparaît très vite. Mais le souvenir ne se perd pas, d’autant qu’il est l’objet d’une toile du peintre David, laquelle, si elle reste inachevée, va pourtant exercer une influence considérable par sa composition : en montrant un jeune éphèbe nu mourant, qui presse une cocarde tricolore sur son cœur, tandis que dans un coin du tableau s’éloigne un groupe de cavaliers inconnus (cachés par l’encadrement récent !), elle suscite des sentiments ambigus puisqu’à la compassion se mêlent une religiosité et une érotisation réelles. Faut-il en conclure que le personnage de Bara est ainsi à la fois irreprésentable et évocateur ?
Au final, le mythe ne disparaît pas des mémoires. En 1835, le sculpteur Pierre-Jean David d’Angers lui consacre une œuvre dans un esprit plus réaliste que le tableau de son maître David puisque Bara est représenté dans la nudité banale et effroyable d’un enfant tué et dépouillé de ses vêtements. Son grand retour sera orchestré par la IIIe République pour contrer les royalistes qui rappellent les massacres en Vendée. Les républicains veulent enseigner l’unité nationale et républicaine, et assurer les bases de la morale patriotique. Bara participe du projet de Jules Ferry qui prône un enseignement qui doit « aller droit au cœur » et refuser « ce qui est bas et vil ». Le petit tambour sert d’exemple à suivre pour les enfants des écoles mobilisés dans les bataillons scolaires. On se doute que la vérité historique n’est pas le premier souci des artistes qui privilégient les effets esthétiques ou politiques à l’exactitude, mais l’effet sera important puisque c’est vraiment à cette époque que Bara, débarrassé des rivalités entre révolutionnaires, peut devenir le héros par excellence de la jeunesse républicaine.
Que Bara ait été un « héros de papier » ne le rend pas pour autant indigne d’intérêt. Sans être dupe de l’invention de Robespierre et de David, il ne faut pas faire oublier que tout politique doit donner des orientations incarnées par des grands hommes. La Révolution devait remplacer les saints et les princes qui, auparavant, marquaient les jours et orientaient les vies, tout en gardant les mécanismes indispensables de la fabrication et du contrôle de l’opinion. Enfin et surtout, il faut comprendre que le succès de Bara en 1794 puis en 1880 n’a été possible que dans la mesure où il répondait à des attentes de l’opinion collective. Il est indéniable que l’élan patriotique a été réel en 1793 dans tout le pays, ce qui permet d’expliquer que des centaines de milliers d’hommes sont allés lutter contre les ennemis intérieurs et extérieurs – au point de commettre des exactions en Vendée notamment. Mais c’est précisément cette adhésion à la nation et à l’armée, inséparable de la lutte contre des adversaires, qui s’illustre avec l’histoire de Bara et qui marque un pan important de notre mémoire. C’est pourquoi il a fallu lier l’indispensable rappel de la complexité des faits historiques à la sensibilité mémorielle attachée à l’image de cet enfant, et surtout à ce moment particulier de la guerre civile franco-française de 1793-1794.