Dans les mémoires comme dans les historiographies, la Révolution française passe pour être l’une des périodes les plus violentes de l’histoire de l’humanité. N’a-t-elle pas inventé une machine à décapiter, engagé le pays dans une guerre extérieure et civile, et installé un régime de terreur ? Disons d’emblée que ces questions qui viennent immédiatement à l’esprit sont peu pertinentes, puisque la guillotine a été adoptée pour réduire la souffrance infligée par l’application de la peine de mort, quasiment universelle à cette époque, que les guerres révolutionnaires ont certes causé plusieurs centaines de milliers de morts, mais quatre ou cinq fois moins que les guerres impériales, et que la Convention nationale a rejeté presque unanimement tout « système de terreur », l’expression ayant été forgée post mortem pour disqualifier Robespierre.
Cette brève discussion rappelle cependant que l’étude de la violence pendant la période révolutionnaire demeure toujours un enjeu historiographique et scientifique important autant que controversé, et pour lequel le choix des événements, leur interprétation et le cadre de pensée doivent être soigneusement précisés et explicités1. Vouloir introduire une notion originale comme la « violence totale » pour comprendre ce passé est a priori séduisant, mais non sans risque. L’efficacité de la notion est à établir sans rien présupposer, sans qu’il soit besoin de la considérer ni comme un effet de mode ni comme une analyse anachronique. Si l’anachronisme est condamnable lorsque l’examen ne tient pas compte des particularités du contexte, le passé est cependant toujours examiné pour répondre aux interrogations les plus contemporaines ; il est légitime de chercher à établir la généalogie des situations de grandes violences que le monde a connues au xxe siècle et auxquelles il est confronté actuellement2.
Une semblable démarche a déjà porté ses fruits à propos de la « guerre totale » qui permet de nommer l’expérience française de 1793-17943. La conclusion est en revanche demeurée plus ambiguë lorsqu’il s’est agi de savoir si l’idée de « guerre civile mondiale » avait du sens pour comprendre ce même moment. Quant à la discussion autour d’un éventuel « génocide » commis par la Révolution en Vendée, elle a débouché sur un refus quasi général, hormis chez des partisans mus par des raisons idéologiques.
Les mots « violence totale » ont-ils du sens pour caractériser les épisodes les plus exceptionnels de la période révolutionnaire ? En France métropolitaine, la guerre de Vendée illustre sans conteste le déferlement de violences le plus important. Outre trente mille soldats républicains, on estime aujourd’hui à cent soixante-dix mille le nombre de tués, morts et disparus, soit autour de 20-25 % de la population régionale et moins de 1 % de la population nationale. Les dévastations de villages, les exécutions sommaires et les viols sont dorénavant reconnus dans l’historiographie. Le tout a été exécuté par des troupes disparates et rivales, dans le cadre d’une législation extraordinaire, sous la tutelle de deux institutions (la Convention et le ministère de la Guerre) en conflit l’une avec l’autre. La complexité de la situation est illustrée par le fait que les décrets les plus radicaux (1er août et 1er octobre 1793) contre les « brigands de la Vendée » ont été assortis de mesures destinées à protéger les femmes, les enfants et les vieillards, correspondant à des budgets alloués à l’installation de réfugiés hors des champs de bataille.
Ainsi décrit, l’exemple vendéen semble répondre à l’idée empruntée à Max Weber que la violence qui excède le cadre réputé légitime de l’État débouche sur des extrémités, sur cette « violence totale » dont des individus et des groupes disposent à leur guise en menant leurs guerres privées. La preuve est apportée, après le printemps 1794, quand les exactions et les dévastations sont limitées avant d’être assujetties aux administrations politiques et militaires, les grands comités (Salut public et Sûreté générale) ainsi que la Convention ayant pu assurer leur prédominance.
La comparaison avec d’autres exemples oblige à ne pas se satisfaire de cette constatation. Si l’incohérence des politiques suivies et la médiocrité des chaînes de commandement mises en place ont permis ces déchaînements de violence en France, c’est le mépris de la population réprimée par le gouvernement anglais qui permet de comprendre la répression de la grande révolte irlandaise de 1798 qui, exécutée par les troupes anglaises, n’a rien à envier à celle de la guerre de Vendée, que ce soit dans ses formes comme dans ses résultats. Elle aurait entraîné la disparition de trente mille personnes (femmes et enfants compris) sur les quatre millions d’habitants de l’île. Sur l’autre bord de l’Atlantique, au même moment, la guerre civile américaine, souvent considérée comme une révolution « douce », a coûté la vie à 12,5 % des Américains sous les armes, tandis que 2,4 à 2,7 % d’Américains « loyalistes » auraient été contraints à l’exil (contre moins de 1 % d’émigrés en France pendant la Révolution)4. L’idéologie révolutionnaire, dont la radicalité est régulièrement invoquée pour expliquer la brutalité de la répression, a moins compté que l’état de « guerre civile » commun à ces trois cas5. Le point commun entre ces exemples tient à l’urgence de la situation débouchant sur la mise en œuvre d’un État d’exception, réalité bien connue et bien expérimentée avant le xviiie siècle6.
Si l’idéologie révolutionnaire a certes joué son rôle dans la mobilisation et dans la justification des politiques, elle ne peut pas être tenue seule responsable de pratiques régulièrement associées aux conflits internes, dont on retrouve des exemples récurrents dans l’histoire de l’humanité. En témoigne notamment la guerre civile espagnole, dans laquelle les camps antagonistes se sont déchirés dans des luttes fratricides – ce fut aussi le cas de la Révolution française.
Ces excès violents doivent être considérés comme inévitables lorsque les forces de répression sont libres de leurs conduites, ou lorsque des armées sont simplement mal encadrées, ou, enfin, lorsque les soldats méprisent les groupes qu’ils répriment — ce qui était notamment le cas des forces venues d’Angleterre face aux Irlandais. Les exemples sont nombreux et divers. Il suffit de citer parmi les « misères et les malheurs de la guerre », tels que les nommait Jacques Callot en 1633, l’écrasement de la révolte des « bonnets rouges » bretons en 16757, la dévastation du Palatinat de 16788, ou encore les cas plus effrayants de la retraite des armées allemandes sur le front russe9 comme les exactions commises par les troupes alliées en Italie méridionale et centrale après 194310 pour voir à quel point ce qui paraît inouï pendant la Révolution relève de ces cas de figure et n’est donc pas aussi exceptionnel qu’il est souvent assuré.
Il est même possible de penser que la guerre de Vendée est restée circonscrite dans des limites qui ont été totalement dépassées lors de la révolte des esclaves qui, à partir d’août 1791, met la colonie de Saint-Domingue (Haïti aujourd’hui) littéralement à feu et à sang. Un paroxysme est rapidement atteint dans le recours aux pires supplices et atrocités, qui font écho, faut-il le dire, aux brutalités sans nom commises par les propriétaires sur les esclaves depuis des siècles. C’est au point où, si l’on se réfère au nombre des victimes, la journée la plus violente de la décennie révolutionnaire est incontestablement le 20 juin 1793, lors de la destruction de la ville du Cap français11. Ce déferlement ne va pas cesser avant au moins 1804, après l’échec de la colonne Leclerc envoyée par Bonaparte pour reprendre le pouvoir, et va durer encore plusieurs années sous l’effet des rivalités entre chefs insurgés12.
L’exercice de la violence, quasiment sans limites, trouve des équivalences dans la campagne d’Égypte de 1798-1799, comme dans le soulèvement de l’Espagne contre les troupes napoléoniennes entre 1807 et 1809 ou, sous une forme un peu atténuée, mais dans les mêmes circonstances, dans la guérilla menée dans l’Italie méridionale13. Les adversaires de l’empereur y expérimentent des supplices particulièrement cruels, à quoi répondent des exécutions de masse.
À l’évidence, ces situations ne relèvent aucunement d’une quelconque « modernité » politique, pas plus qu’elles ne sont liées à un dérèglement du pouvoir. Elles appartiennent aux pratiques anthropologiques les plus archaïques, dont on trouve des attestations dans l’Antiquité (si l’on suit Thucydide, Corcyre, par exemple, subit un véritable « génocide » pendant la guerre du Péloponnèse) ou les temps médiévaux (pensons aux pyramides de tête réalisées sur ordre de Gengis Khan), avant de marquer les Temps modernes. Ce fut particulièrement le cas en France, lors des guerres de religion et pendant la guerre des camisards14, en Allemagne pendant la guerre de Trente Ans. À ces occasions, les violences les plus extrêmes ont été commises, avec ou contre le soutien des dépositaires du pouvoir étatique, rendant inopérantes les analyses de Max Weber. Ainsi, non seulement la Révolution n’aura-t-elle pas exercé une violence particulière, sauf à penser, mais c’est capital, qu’elle a voulu revendiquer une politique de la violence, ce qui lui a fait alors rencontrer, et affronter, les violences radicales enracinées dans les rivalités communautaires.
Si la violence de la décennie révolutionnaire relève manifestement plus des enracinements anciens que d’une quelconque « modernité », elle possède cependant un aspect qui permet de la rattacher aux mutations des violences étatiques des xixe et xxe siècles. Mais pour cela, il convient d’inscrire la notion de « violence totale » non pas dans la pensée de Weber mais dans celle de Carl Schmitt15. Lorsque celui-ci définit le « souverain » comme celui qui met en place l’État d’exception, il caractérise ce qui est, à ses yeux, la réalité du pouvoir. L’excès violent n’est plus la marque de la faiblesse du pouvoir et n’est plus provoqué par la concurrence des légitimités ; il est au contraire l’essence de l’« État total », contrôlant et mobilisant ceux qui lui sont assujettis pour garantir son espace indispensable face aux prétentions des « empires » rivaux.
Dans cette perspective, l’épisode révolutionnaire pourrait être l’un des premiers exemples de « violence totale ». Si la volonté d’exterminer l’ennemi n’a pas été spécifique à la Révolution – que l’on pense par exemple à la politique suivie par Louis XIV contre les protestants –, en revanche, la guerre, civile contre la Vendée et extérieure contre les monarchies européennes, prit une tournure radicale à partir de 1793, dans la mesure où elle ne pouvait plus se conclure que sur une victoire sans concession ou sur la disparition du régime républicain. Jusque-là toutes les guerres étaient accompagnées par des négociations et des compensations. À partir de 1793, lorsque les révolutionnaires prirent conscience qu’ils ne rallieraient pas à eux les « patriotes » étrangers et qu’ils nationalisèrent la Révolution au point de confondre son sort avec celui de la nation, ils engagèrent l’histoire du monde dans une voie inédite. Il est significatif que la mise en place de « républiques sœurs » en Europe (de l’Italie aux Pays-Bas) servit les intérêts nationaux sous couvert d’une idéologie républicaine qui mécontenta les républicains locaux. L’exercice de la violence à l’encontre des opposants était d’emblée légitimée sans restriction.
Le moment révolutionnaire a ainsi justifié la violence au nom d’un État à prétention universelle et dans une perspective eschatologique. Il s’est en outre appuyé sur les premières innovations techniques qui ont changé la nature de la guerre et ont accompagné la massification des affrontements : les exemples pourraient être le ballon d’observation de la bataille de Fleurus ou les expérimentations scientifiques ayant permis la mise au point des obus de marine. L’illustration du changement passe par la professionnalisation des armées, l’exclusion définitive des femmes des troupes, l’emploi de la pique et aussi, significativement, la fin de la place de la danse dans la formation des officiers. La mobilisation générale de la population et l’usage de la technique sont dorénavant requis par les États pour régler leurs différends.
Dans cette perspective, le fond de violences extrêmes, hérité des temps les plus reculés, ne disparaît pas et demeure bien prédominant dans les conduites comme dans les opinions. Cependant, il est requis et surtout transformé par le volontarisme politique révolutionnaire qui est, par nature, mais surtout sous l’effet des circonstances, débarrassé des entraves morales qui régissaient les relations entre États et entre peuples. Il est possible de relever que, de fait, avec les réserves indiquées, la marche de l’État en France crée les conditions d’un nouvel horizon de la politique.
Il ne convient pas pour autant, en lisant Schmitt trop rapidement, de voir la Révolution française comme le premier exemple de la dictature légitime exercée par « le commissaire », prémonition des États totalitaires du xxe siècle et de leur violence totale. S’il est certain que les premières expériences de « guerre totale » ont bien lieu à ce moment, le basculement n’est pas totalement réalisé. Il faudra sans doute encore un siècle pour qu’il s’opère et que la « violence totale » devienne une réalité d’État. Les guerres napoléoniennes, avec leur routine de combats très meurtriers, auront contribué à cette habitude. Mais ce sera certainement la généralisation des conquêtes coloniales, appuyée sur les progrès techniques propres à l’Occident, qui confirmera la mutation. En prolongeant les pratiques antérieures, en exprimant un racisme sans vergogne et en s’affranchissant de toutes considérations religieuses et morales, les Européens, certains de la justesse de leurs prétentions nationales, exportent dans le reste du monde la « violence totale » qui est à la base de la colonisation. Il est intéressant de noter que se retrouvent unis pour ce projet les républicains de la IIIe République, dont Jules Ferry serait l’illustration, et leurs adversaires politiques, royalistes et catholiques. Dans cette évolution, qui ne concerne évidemment pas que la France puisque toutes les puissances européennes suivent ce même mouvement, les ébranlements que l’on peut relever dans la France révolutionnaire, entre 1792 et 1799, même s’ils ne sont pas anodins, ne lui ont pas été spécifiques et, même s’ils ont enclenché un processus, n’ont pas déterminé le cours des choses.
Le legs mémoriel de la Révolution française et, donc, les mots utilisés pour la caractériser doivent être examinés dans cette perspective. Nous sommes tellement habitués à vivre parmi les souvenirs, leurs réemplois et les controverses qui leur sont liées, que nous percevons mal comment la décennie révolutionnaire a provoqué un traumatisme mondial dans les consciences permettant de l’associer à une violence inédite et extraordinaire.
Les bouleversements qu’elle a entraînés en Europe et dans le monde atlantique ont littéralement rompu la chaîne des temps, sidérant les contemporains au point où les repères semblent perdus. Les récits et surtout les mémoires publiés aux lendemains de la période révolutionnaire témoignent de ce sentiment d’impuissance à comprendre les événements qui viennent de se dérouler. Les témoignages à la première personne se multiplient pour essayer de rendre compte de cette remise en cause des valeurs et des normes. Même s’il faut employer l’expression avec précaution, au sortir de la Révolution, la société est déjà entrée dans « l’ère du témoin ». L’illustration est donnée exemplairement par la collection dite « Baudouin » qui, dans les années 1820-1830, publie une cinquantaine de mémorialistes français démontrant à quel point les repères ont été abolis, ce qui oblige à rebâtir l’interprétation de l’histoire de l’humanité16.
La comparaison entre ce nouveau temps de l’histoire, accompagné par la généralisation du roman et l’installation de l’histoire comme discipline, avec le nouveau régime d’historicité provoqué par la Seconde Guerre mondiale et la persécution des juifs par l’Allemagne nazie n’est pas exagérée pour apprécier ce nouveau Zeitgeist, cette mutation de l’histoire contemporaine qui affecte évidemment tous les pays autour de l’Atlantique.
Rappeler ce fait est nécessaire pour conclure sur cet écho fondateur de notre modernité. Mais en insistant sur la « réalité » factuelle des violences, en évitant toute sidération, nous avons espéré gagner en historicité ce que nous avons perdu en fantasmagories.
1 Jean-Clément Martin, Violence et Révolution : essai sur la naissance d’un mythe national, Paris, Le Seuil, 2006.
2 Patrice Higonnet, Attendant Cruelties, Nation and Nationalism in American History, New York, Other Press, 2007.
3 Jean-Yves Guiomar, L’Invention de la guerre totale, Paris, Le Félin, 2004 ; Gabriella Gribaudi, Guerra Totale, Turin, Bollati Boringhieri, 2005 ; David. Bell, The First Total War, New York/Boston, Houghton Miflin Company (trad. La Première Guerre totale, Paris, Champ Vallon, 2010).
4 Annie Jourdan, « Les discours de la terreur à l’époque révolutionnaire (1776-1789) : étude comparative sur une notion ambiguë », French Historical Studies, vol. 36, 1, 2013, pp. 51-81 ; Jean-Clément Martin, « Dénombrer les victimes de la Terreur. La Vendée et au-delà », in Michel Biard et Hervé Leuwers (dir.), Visages de la Terreur, Paris, Armand Colin, pp. 155-166.
5 Gabriele Ranzato, Guerre fratricide, Turin, Bollati Boringhieri, 1994 ; Jean-Clément Martin, La Guerre civile entre histoire et mémoire, Nantes, Ouest-Éditions, 1995.
6 François Saint-Bonnet, L’État d’exception, Paris, PUF, 2001.
7 Yvon Garlan et Claude Nières, Les Révoltes bretonnes de 1675, Paris, Éditions sociales, 1975.
8 Jean-Philippe Cénat, « Le ravage du Palatinat », Revue historique, 2005, 1, pp. 97-132.
9 Omer Bartov, L’Armée d’Hitler, Paris, Hachette, 1999.
10 Guido Crainz, L’Ombra della guerra, Rome, Donzelli Editore, 2007.
11 Jeremy D. Popkin, Facing Racial Revolution, The University of Chicago Press, 2007; You are all Free! The Haitian Revolution and the Abolition of Slavery, Cambridge University Press, 2010.
12 Michel Trouillot, Silencing the Past, Boston, Beacon, 1995.
13 Nicolas Cadet, Honneur et Violences de guerre au temps de Napoléon, Paris, Vendémiaire, 2015.
14 Denis Crouzet, Les Guerriers de Dieu, Seyssel, Champ Vallon, 1990.
15 Jean-François Kervégan, Que faire de Carl Schmitt ?, Paris, Gallimard, « Tel », 2011 ; Sergio Agamben, État d’exception, Paris, Le Seuil, 2003.
16 Anna Karla, Revolution als Zeitgeschichte. Memoiren der Französischen Revolution in der Restaurationszeit, Göttingen, Bürgertum Neue Folge 11, 2014.