N°35 | Le soldat et la mort

Damien Le Guay

La mort d’aujourd’hui est inédite, presque inhumaine

Le constat, nous le connaissons. Il a déjà été dressé. Tout est fait pour rendre « la mort interdite », comme le disait Philippe Ariès il y a déjà quarante ans1. Elle est désormais condamnée au « sens interdit » : pour être sur des routes qui ne mènent nulle part, pour avoir une signification incertaine voire impossible, pour être cet événement qui n’en est plus un et nous laisse pantois dans une sorte de sidération muette continue. De nouvelles questions apparaissent : que devons-nous faire de nos morts ? Pouvons-nous encore « commercer » avec eux, continuer un dialogue d’une autre manière, sans passer pour des fous ?

Tout cela conduit à un bannissement de la mort de nos vies et des morts de nos cités. D’où des difficultés inédites quand nous devons vivre ce temps du mourir – celui de nos proches ou le nôtre –, quand nous devons poser des gestes, des paroles et des rites funéraires qui n’arrivent pas bien à se reformuler. De bavarde et orchestrée, la mort est devenue aphone et anarchique. Elle n’arrive plus à se dire. Nous avons une peine infinie à poser sur elle des mots pour refuser les conventions d’autrefois, jugées hypocrites, et le cérémonial religieux d’antan, jugé dépassé. Alors, nous préférons combler ce silence par le bruit du quotidien et étouffer toutes les paroles funéraires dans une incertitude de ritualités « à inventer », sans très bien savoir comment.

Rien ne s’arrête plus quand une personne vient à mourir : ni le temps social ni la circulation automobile ni les passants dans la rue. Pire : le transport des cadavres (dans les immeubles, les lieux publics et au milieu des villes) est désormais considéré comme une nuisance sociale, un trouble du voisinage, et occasionne des plaintes. Quant aux « pompes funèbres », elles n’ont plus rien de pompeux ni même de funèbre. Une immense demande de discrétion conduit à une misère funéraire. Il faut n’être plus gêné par les morts et ne pas les gêner ; ne plus les déranger et n’être pas dérangé, par eux. L’encombrant cercueil disparaît de plus en plus au profit des urnes funéraires. Certains, parmi les idéologues de la crémation, voudraient faire disparaître après les corps les cimetières2. Ils prennent trop de place et, disent-ils, fleurent bon un attachement ringard au sol, à la terre et aux ancêtres. Quant au deuil, il n’est plus visible. Il faut en réduire l’empreinte sociale et toutes ses « perturbations » sur l’écologie humaine. Chacun doit bricoler comme il peut pour en limiter la portée, la visibilité ainsi que les signes extérieurs de troubles psychologiques.

En somme, la mort n’est plus un événement social ; le mourir n’est plus une aventure intime. Et s’ils le sont, c’est presque en contrebande des injonctions sociales dominantes. Plus que jamais, la mort gêne, le mort encombre, le deuil s’efface. Plutôt que la parole de circonstance, le silence ; plutôt qu’une éloquence d’accompagnement, le mutisme ; plutôt que l’embarrassant cadavre, les cendres légères ; plutôt que le lourd cercueil qu’il faudra porter jusqu’à sa dernière demeure, l’urne éthérée. Désormais, il faut faire vite, aller vite et ne pas s’encombrer de cérémonies trop longues et de deuils visibles qui n’en finissent pas.

La vie a quitté son clair-obscur et repousse au-delà de l’horizon social sa part d’obscurité funéraire. C’est ainsi qu’en fin de vie, nous constatons un puissant désir de sédation et de nombreuses tentations euthanasiques. Avant ou après la frontière de la mort, il importe, pour nos contemporains, de réduire la conscience éveillée par la souffrance, de limiter la vigilance et donc de réduire la conscience tragique des séparations inéluctables pour mieux réduire, au strict nécessaire, les délais d’attente (et de partage) jugés désormais trop longs. En somme, nous sommes collectivement passés, dans notre figuration sociale, de la conscience d’une bougie qui s’éteint en douceur jusqu’au bout d’elle-même à l’envie d’une coupure électrique immédiate, de la conscience des crépuscules quand le jour tombe et que les hommes vont jusqu’à leurs tombes à celle du « clap de fin » quand, sur nos écrans, apparaît la dernière image avec The End. Allons-nous méditer, comme Gaston Bachelard, sur la « flamme d’une chandelle », sur ce veilleur devant cette flamme qui « pense à la vie et pense à la mort » et à cette « mort facile », aussi facile que la naissance ? Non. Notre imaginaire, si important pour nous donner des références, des images, des supports de méditation, est de moins en moins en lien avec la nature. Notre imaginaire funéraire est devenu électrique : nous pensons à faire sauter les plombs de notre vie quand l’énergie intérieure s’affaiblit.

Je me propose d’interroger, aussi, cet idéal d’une mort inconsciente, silencieuse, aphone, sans accompagnement, éloignée des vivants pour éviter, en quelque sorte, de trop « contaminer » le monde de ceux-ci. Cet idéal, qui conduit, en bout de chaîne, à la crémation, est donc celui d’une mise en quarantaine du funéraire. Comme s’il fallait éviter une épidémie de chagrin, de mélancolie et un deuil trop long avec des perturbations psychologiques trop importantes. Nous n’avons plus collectivement conscience d’une responsabilité vis-à-vis de la mort. Il nous faut donc nous en débarrasser au plus vite, comme un serpent se sépare de sa peau morte pour passer à autre chose.

Aujourd’hui, pour être indifférent à la mort en général, et à notre mort en particulier, nous sommes incapables de la quitter car nous avons du mal à la partager, à l’inscrire dans nos vies sociales et dans la transmission des générations. Dans nos sociétés européennes, depuis les années 1970, nous avons, nous dit le psychanalyste Charles Melman3, du mal à instaurer des limites ou des coupures. Or, pour qu’elles soient effectives, les séparations doivent être faites de part et d’autre. Jusqu’alors, le mort nous quittait et, par les rites funéraires, nous quittions le mort. Le deuil prolongeait la séparation et donnait à la mort une noblesse sociale. De nos jours, la vie nous quitte sans que nous le souhaitions, et donc sans que nous ayons anticipé ou même préparé ce départ avec nos proches. La séparation se fait à notre insu, malgré nous. La « préparation » suppose (ou supposait) d’accepter par avance les cérémonies, les partages, les perturbations, les gênes en cascade. Elle supposait aussi un accompagnement et une visibilité sociale.

À refuser cette préparation, et donc cette anticipation, cette prise de conscience d’une séparation nécessaire et volontaire, nous sommes en quelque sorte dépouillés de la mort qui nous est devenue étrangère. Avant, elle s’assumait, se partageait ; elle n’était pas souhaitée mais simplement attendue quand elle était inévitable. Aujourd’hui, pour la refuser corps et âme, nous acceptons seulement l’effraction qui vient alors que personne ne s’y attend. Ce qui n’est pas consenti nous est arraché. Nous sommes passés d’une mort-divorce, avec négociation des termes et des conditions de cette reddition inéluctable (c’était le sens des testaments), à une mort-dérobade alors que tout le monde fait comme si elle était persona non grata. Avant, nous étions en quelque sorte propriétaires d’une mort qui nous dépouillait de nous-mêmes. Avec cette appropriation, la mort devenait « notre » mort, ou tendait à l’être. Dernier effort de singularisation, de personnalisation avant de tomber dans l’anonymat des corps en décomposition et des espérances en un Au-delà collectif. Aujourd’hui, nous sommes possédés par la mort. Double anonymat : de la mort et des croyances.

Qui donc, aujourd’hui, a encore conscience de devoir imposer sa signature aux derniers instants de la vie ? Qui donc croit encore qu’il doit aménager sa « sortie » en étant « comme maître et possesseur » de cette mort offerte aux autres, à Dieu et à sa propre postérité ? Si nous ne sommes pas dans le désir d’une mort singulière, nous sommes dans celui d’une mort anonyme. Il y a là un paradoxe, qui est celui de l’individualisme. De toute évidence, l’envie d’affirmer sa singularité est puissante, au point même de ne pas se soucier de la société. Nous sommes la première société, nous dit Marcel Gauchet, où les individus n’ont plus conscience d’appartenir à une société, tant les valeurs individuelles ont phagocyté la conscience commune. Or l’ultra-individualisme tend à gommer ses différences pour mieux rejoindre des différences partagées par d’autres. Il faut se démarquer pour rejoindre les marques des autres. Se différencier pour ne plus faire la différence. Qu’avons-nous perdu ? La conscience, nous dit Hannah Arendt4, d’appartenir à « un monde commun » dont nous héritons et que nous souhaitons améliorer pour mieux le donner en héritage à nos enfants. Cette conscience suppose un travail constant d’adhésion au monde, d’attachement aux choses, d’agrafage des uns aux autres. Elle est donc une lutte contre l’indifférence de tout et de tous pour n’être pas quantité négligeable placée par hasard sur un monde qui nous serait imperméable pour n’avoir pas la moindre aspérité à laquelle s’agripper.

Notre manière de mourir dit notre manière de vivre. Si la conscience d’avoir un monde en commun s’efface, nous finissons par nous sentir superflus dans un monde trop inhospitalier pour nous recevoir. Alors, le repli, au moment de la mort, s’impose, l’indifférence aux autres domine. Si, au contraire, nous nous sentons responsables les uns des autres dans un monde qui nous dépasse et que nous donnons en héritage, alors le besoin d’aménager les transitions s’impose de lui-même, alors le monde devient un monde d’accueil – accueillir le réaménagement des places qui s’opère avec la mort. La place de chacun suppose, bien entendu, qu’une place aménagée attend chacun dans la maison commune des morts – le cimetière. Or, si le souci de personnalisation est rendu difficile, naît un désir d’incognito, un besoin de ne pas déranger les vivants, de ne pas les encombrer. Et quand on interroge les Français sur la crémation, qui est choisie aujourd’hui par un tiers d’entre eux, ils indiquent faire ce choix pour ne pas être à la charge de leurs familles. Si le corps est le propre de chacun, les cendres, elles, sont l’expression même de cette mort anonyme. Les corps se reconnaissent. Les cadavres aussi. Les cendres, elles, n’ont plus de signes d’identification. Il nous faut donc considérer ce désir de cendre, ce souhait d’effacement, comme la conséquence ultime d’un échec social de singularisation. Définissons la socialisation comme une sortie hors de l’informe, une mise en forme de nous-mêmes et de nos désirs, la perte de l’anonymat au profit d’une distinction. Le corps, donc, même s’il est en voie de corruption naturelle, reste ce que nous avons de plus singulier. Nous nous reconnaissons les uns les autres par le visage, le regard, la physionomie générale. Nous nous aimons par les corps. Nous nous désirons en corps et en âme. Avec les cendres tout disparaît, y compris l’adn.

La fin de la « mort sociale » est liée avant tout à la fin des communautés, la disparition de la conscience de « faire groupe » les uns avec les autres. Ce qui n’est plus n’est plus. Il ne s’agit pas de dégradations sociales partielles, comme une maison qui tombe en ruine et qui pourrait être rebâtie si des travaux de consolidation étaient entrepris, mais d’un changement complet de modèle. Nous sommes passés dans un autre monde, un nouveau monde centré sur l’individu qui aspire tout à lui plutôt qu’il n’est aspiré par le monde. Ce qui autrefois nous tenait ne nous tient plus. Ce qui était solide est désormais liquide, selon les belles analyses de Zygmunt Baumann. Nous sommes passés d’un monde d’ancrages successifs, cumulatifs, ajoutés les uns aux autres pour donner corps à la société, à un monde désentravé où l’individu flotte à la surface de lui-même, emporté sur les eaux d’une mondialisation tempétueuse, incertaine, angoissante. Les digues ont sauté. Les frontières aussi. La crainte de l’enfermement a pris le pas sur l’invention de soi par soi. L’individu reste seul avec lui-même, empêtré dans une inédite liberté sans entraves, sans frein, sans interdit, soucieux de se délier tout en éprouvant, au fond de lui, une sorte de nostalgie de la coagulation.

Dès lors, il faut en revenir non aux pratiques mais aux raisons mêmes de la mise en commun de la mort d’autrui, au partage social d’un cadavre. Certains croient que ces décorums étaient et demeurent superflus, que ces pompes étaient et sont toujours ostentatoires, que ces rites sont liés, aujourd’hui comme hier, à la seule emprise de la religion sur les consciences. Partons, pour bien comprendre le « pourquoi du comment », du malaise, de la mal façon de mourir, ce que nous nommons des « deuils mal faits ». Ceux-ci existent. Ils sont une réalité psychologique, sociale, humaine.

Si ces deuils sont mal faits, c’est qu’il est possible de « mieux » les faire. Encore faut-il que cette mal façon existe et ne soit pas une manière détournée de défendre une manière ancienne de mourir – manière remise en cause par les avancées de la modernité. Car, pour certains sociologues, tout se jouerait là : dans l’opposition entre d’anciennes pratiques (religieuses) et de nouvelles, liées à la façon moderne de vivre sa vie et donc sa mort. Pour eux, il faudrait défaire l’agencement ancien de la vie quotidienne, quand la religion la réglait dans les moindres détails. Remettre en cause cette façon moderne de mourir (qui s’accompagne de beaucoup d’isolement) équivaudrait à remettre en cause la modernité elle-même.

Ainsi, Danièle Hervieu-Léger considère qu’existent des configurations spécifiques, des ritualités différentes selon les phases de civilisation. Ces configurations génèrent des « comportements spécifiques ». D’où « différentes configurations du mourir » qui, en soi, ne sont pas meilleures les unes que les autres. Aujourd’hui, avec une double logique d’atomisation et de subjectivisation, qui sont l’apanage de notre actuelle modernité, « mourir en sujet, c’est consentir à mourir seul » : « C’est par “petits bouts”, au travers de petits récits tâtonnants et d’expérimentations rituelles précaires que nous sommes amenés à en produire le sens, pour nous-mêmes et pour nos proches. Cette configuration n’est ni “vide” ni plus “pleine” que toutes les autres configurations repérables dans l’Histoire. Elle n’est pas, en tout cas, moins porteuse de grandeur humaine5. » Si, donc, nous voulons mourir en sujets modernes, nous devons accepter de mourir seuls. Il n’y aurait pas de deuil mal fait, mais seulement des configurations historiques différentes et la nôtre ne serait pas moins « pleine » que les autres, avec un « autre univers de croyances » qui, grâce à « la multiplication des petits bricolages qui permettent aux individus de produire, pour eux-mêmes, le sens de la précarité de leur condition ».

Or existe une nouvelle prise de conscience : celle d’une mal-façon de mourir. Déjà en 1975, Philippe Ariès, après avoir constaté une augmentation de la « mortalité des veufs ou des veuves dans l’année suivant la mort du conjoint », s’interrogeait : « On en vient même à croire que le refoulement de la peine, l’interdiction de sa manifestation publique, l’obligation de souffrir seul et en cachette aggravent le traumatisme dû à la perte d’un être cher6. » Cette prise de conscience est encore plus forte aujourd’hui. Elle n’est pas liée à des raisons religieuses ou esthétiques ou même « antimodernes ». Les autorités reconnaissent désormais que nombre de dépressions s’enracinent dans des « deuils mal faits ». Marie de Hennezel précise qu’« une dépression sur deux s’ancre sur un deuil mal fait »7.

Ces appréciations rejoignent les interrogations du psychiatre Michel Hanus, qui, en 2006, se demandait, sans apporter de réponses définitives, au sujet de la crémation : « Je me pose la question de savoir si cette offense faite au corps ne rejaillit pas sur l’ensemble de la personne défunte et cette autre encore de me demander si la rapidité de la disparition corporelle ne rend pas plus difficile le vécu du deuil8. »

La question n’est donc pas celle d’une esthétique perdue, d’une religion défunte. Elle est, avant tout, une question de santé publique quant au « vécu du deuil ». Si certains deuils sont « mal faits », c’est qu’il y a eu perte, et une perte d’ordre social. Nous sommes loin de la « belle mort » analysée comme un idéal perdu et qu’il faudrait retrouver pour mieux, en sous-main, revenir en arrière. Il nous faut, seulement, prendre en considération les éléments les plus efficaces pour juguler l’effet dépressif et dépréciatif du deuil. Car les deux vont ensemble. Nous vivons socialement un effet dépréciatif du deuil qui n’est pas envisagé à sa juste valeur, qui n’est pas reconnu comme nécessaire (ou du moins sa nécessité est limitée, dans les manuels de psychologie, à trois mois en tout et pour tout), qui n’a pas toute l’importance qu’il avait autrefois. Dès lors, ledit deuil, d’une part, est limité au seul domaine du psychologique et, d’autre part, il apparaît assez vite disproportionné, exagéré, pathologique. Ce dépréciatif-là, poussé tout à la fois par la « liberté » des modernes et par la nouvelle toute-puissance de la psychologie, qui, progressivement, a fini par phagocyter le spirituel, l’émotif, le sentimental, le religieux, alimente et favorise le dépressif. Dans une enquête du credoc de 20169, il apparaît que les conditions de la « fin de vie » conditionnent un plus ou moins bon deuil. Plus la participation est grande, plus la parole circule, plus le deuil est facilité.

Dès lors, si nous voulons mettre un peu de sagesse dans nos vies et limiter le double diktat de la liberté sans souci de responsabilité et de la psychologie exclusive, demandons-nous : s’agit-il de « mourir en sujet » (et donc en sujet moderne), seul, ou faut-il plutôt accepter nos faiblesses humaines, nos fragilités psychologiques, notre besoin de reconstruction lorsque nous sommes confrontés au traumatisme de la mort d’un être cher ? Devons-nous, comme idéal social, nous présenter devant la mort indifférents à elle, drogués avant le grand saut, avec une conscience endormie et des émotions bloquées ou, au contraire, en disciples de Rilke, magnifiquement singuliers, soucieux de rencontrer « ma » mort, semblable à ce que fut « ma » vie ? Dois-je penser cette fin de vie en moderne, comme on agit sur l’interrupteur d’une lampe électrique pour couper le courant dès que les premiers symptômes de défaillance apparaissent, ou, à l’ancienne, comme une rêverie tragique et poétique sur la flamme vacillante d’une chandelle en train de s’éteindre toute seule ?

Autre manière de poser ce dilemme : face à la mort qui vient, dois-je nécessairement me taire pour ne gêner personne, ravaler mes angoisses, refréner mes inquiétudes, ne pas parler et ainsi quitter toute posture de regret, de pardon ou de préparation à l’Au-delà ? Dois-je ne surtout pas m’examiner, ne pas m’exposer au jugement (le mien sur moi, celui des autres pour aménager par avance leurs peines, celui de Dieu) et préférer à tout un assoupissement béat ? Ou, au contraire, m’est-il encore permis de m’insurger contre la mort qui vient, de prendre en main l’ordonnancement de ces derniers jours, de reprendre langue avec ceux que j’aime et qui m’aiment ? Ai-je encore la possibilité de leur parler avec une ultime lucidité pour aménager les transitions et les faire entrer moi-même dans le deuil ? Ai-je les moyens d’aborder avec honnêteté, franchise, certaines des interrogations qui fleurissent tout au long d’une vie partagée et restent le plus souvent en suspend comme autant de « fantômes » inquiétants ?

Toutes ces interrogations en disent long sur l’idée que nous nous faisons aujourd’hui de l’homme et de sa dignité. L’humanisme est une exigence de l’homme, une manière de se hisser au-dessus de soi-même, d’affirmer une ambition partagée pour mieux refuser notre soumission commune aux lois de la nature. Si, donc, comme c’est aujourd’hui le cas, nous révisons également à la baisse la posture qui doit être socialement la nôtre face à la mort, alors nous révisons à la baisse, d’une manière inéluctable, l’humanisme qui, pensons-nous, est encore le nôtre. Nous perdons alors la responsabilité des uns pour les autres, nous quittons un ultime examen de soi, une révision de fond en comble, corps et âme, avant que de s’en remettre à la mort, aux autres et à l’Au-delà.

S’il s’agit, pour prendre l’humanisme à sa naissance, à la fin du xve siècle, avec Pic de La Mirandole10, considérons ainsi, une ambition nouvelle : l’homme est à même de se diriger lui-même, de prendre en main son destin et de ne pas le subir. Il s’aménage alors une place d’autant plus libre qu’elle est au centre. Si nous considérons ce programme de l’humanisme, notre nouvelle posture face à la mort ravale cette ambition. Si nous nous effaçons par avance quand les derniers instants sont là, instants tissés d’angoisses mais aussi de promesses, sommes-nous à même de nous dire maîtres de nous-mêmes ? Si nous n’organisons plus ces derniers instants, dans un ultime sursaut, ne sommes-nous pas soumis à la nature et à ses lois implacables ? Si nous n’aménageons plus un moment de répit partagé face à la tragédie de notre finitude inéluctable, ne remettons-nous pas en cause l’affirmation de notre liberté ? En quoi, désormais, sommes-nous dotés, comme l’indiquait Pic, « du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même » et de nous donner à nous-mêmes notre propre forme ? Il semblerait que nous devenions, en fin de vie, de plus en plus interchangeables plutôt que d’être magnifiquement singuliers, de plus en plus personne (nobody) et de moins en moins une personne (somebody).

1 Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, Paris, Le Seuil, 1975.

2 Je m’explique sur cette importance actuelle de la crémation et les bouleversements qu’elle instaure dans La Mort en cendres, Paris, Le Cerf, 2012.

3 Charles Melman, L’Homme sans gravité, Paris, Denoël, 2002.

4 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1958.

5 J.-C. Ameisen, D. Hervieu-Léger, E. Hirsch (sd), Qu’est-ce que mourir ?, Paris, Le Pommier, 2003, pp. 87-105.

6 Philippe Ariès, op. cit., p. 71.

7 Lors du rapport parlementaire présidé par Jean Léonetti, Respecter la vie, accepter la mort (juillet 2004) Marie-Frédérique Bacqué et Christian de Caqueray confortent ces chiffres. La première indique (p. 64) une surmortalité à la suite de la mort du conjoint et le second précise que « 40 % des états dépressifs sont dus à des deuils pathologiques » (p. 64).

8 Michel Hanus, « Le cadavre crématisé », Étude sur la mort n° 129, 2006/1, p. 140.

10 Jean Pic de La Mirandole, De la dignité de l’homme, 1486.

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