N°12 | Le corps guerrier

Damien Le Guay

Pour une éthique de l’engagement

Il est difficile aujourd’hui, pour ne pas dire impossible, de s’engager. Traditionnellement, pour m’engager, il faut que je puisse mettre en gage ma parole. Mais, pour cela, il faut avoir le sens de « la parole donnée » – celle que je donne en gage et qui m’engage. Car, pour m’engager, je dois donner quelque chose de moi qui soit plus fort que mon engagement lui-même. Cet « autre chose » est (comment dire ?) mon « poids éthique » (autre appellation de « ma parole »). Si je n’offre rien, je ne donne rien. L’engagement est donc un système à double détente : d’une part, un sens de la fidélité, une caution morale et, d’autre part, un acte d’engagement par lequel je donne et me donne. Or, de nos jours, cette double détente est devenue problématique. Elle ne va plus de soi. La double nature de l’engagement s’est réduite à une seule et même nature – c’est ce que nous pourrions appeler « l’actuel monophysisme éthique ».

La difficulté essentielle est donc celle-ci : avoir une parole, une fidélité et une intériorité avant même de pouvoir parler, avant même d’exprimer cette intériorité et avant même de s’engager. Or, aujourd’hui, donc, cette séparation n’est plus opérante, n’est plus opératoire. Jean-Claude Guillebaud en tire la conclusion qu’un homme sans intériorité est un homme désarmé. Sans intériorité, cela veut dire sans séparation, sans gravité, sans « poids éthique ». Il faudrait presque considérer que nous avons à réapprendre le sens de la responsabilité, à le reformuler pour constituer un noyau dur éthique, sur lequel pouvoir s’appuyer pour s’engager. Comment faire pour constituer cette densité alors même que nous sommes environnés d’un individualisme gazeux, partiel, flottant, évanescent ?

Pour mieux poser cette question, nous allons procéder par étapes qui vont nous conduire à la spécificité de l’engagement des militaires – qui semble, à bien des égards, bien peu moderne pour reposer sur un grand sens de la fidélité et un esprit de la vocation.

  • Les trois étapes de la responsabilité

Il est difficile de cerner le sens de l’engagement. Pour tenter de le faire, distinguons trois couches de responsabilité.

Avant tout, considérons l’engagement comme ce qui est proprement humain, comme ce qui est, sans doute, notre singularité la plus singulière. Il nous définit comme des êtres humains libres et responsables capables de parler, de s’exprimer, de faire des choix et d’élaborer une ligne de conduite et surtout de nous y tenir. Les animaux, eux, n’ont pas le choix de leur engagement. Ils sont assujettis à un code, sujets de cette dictature encodée en eux. Certes, ils s’améliorent, font des apprentissages. Mais ils savent tout à la naissance et ne savent que cela. L’homme, en revanche, au jour de sa naissance, est fait de plus d’ignorances que de savoirs. Il apprend ou, plutôt, il reçoit un apprentissage. Par un jeu d’interactions, de connaissances apprises et d’autres découvertes de lui-même, il se constitue. L’animal est d’emblée autonome pour être sujet d’un code ; l’homme, lui, devient autonome pour être souverain de lui-même.

Deuxième niveau : ces apprentissages successifs se font grâce à certaines personnes qui, avant moi, ont un certain sens de la responsabilité et sont responsables de moi. Cette responsabilité avant la mienne les engage. Les parents sont responsables. Les professeurs sont responsables. La société est responsable. Tous ont des responsabilités a priori dont l’enfant n’a pas conscience et qui génèrent en retour des milliers de petits apprentissages, au jour le jour, pour constituer, in fine, un individu libre et responsable – pour autant qu’on le soit jamais un jour. Un enfant se trouve donc d’emblée engagé dans un projet d’humanité. Ce projet l’accompagne et lui donne les moyens de s’en émanciper pour, à son tour, constituer un projet singulier. D’où cet enchaînement d’engagements et de projets, d’humanité et d’affirmation autonome de soi. Dans cet enchaînement lui-même, dans cet ensemble d’apprentissages premiers, l’homme découvre le sens de la responsabilité, de l’engagement, mais aussi des limites et de la transgression. En tout premier lieu, faisons de l’engagement une capacité pour que nous devenions humains. Nous sommes accueillis avant de nous comprendre, engagés avant de devenir responsables – et d’abord responsables de nous-mêmes.

Troisième niveau : la responsabilité de soi. « Pour l’enfant, dit Xavier Thévenot, vivre humainement, acquérir son autonomie, ce sera, petit à petit, se différencier du monde fusionnel qu’il forme avec son origine. » Qui dit responsabilité, dit différenciation. Jusqu’à quel point suis-je engagé par la responsabilité de mes parents vis-à-vis de moi ? Telle est la question (peu formulée mais toujours présente) des enfants. Cette responsabilité est, pour certains, pesante, pour ne pas dire oppressive. D’où le besoin des enfants de se séparer du monde, d’opérer une division cellulaire affective, de reproduire en eux-mêmes cette division cellulaire qui, in utero, constitue pendant neuf mois un être humain. Besoin de division, de séparation, de coupure. N’est-ce pas ce que les psychanalystes nomment l’« étape d’apprentissage de la loi » ? Je me définis, me constitue en autonomie. Je m’apprends, je découvre qui je suis par l’intériorisation des limites et donc de ces milliers d’engagements croisés qui me constituent. Tout en les refusant, ou plutôt tout en les mettant à distance, en m’en séparant pour mieux les reprendre à mon compte, je découvre, cahin-caha, que je suis engagé. Engagé vis-à-vis du monde, vis-à-vis de mon monde, de mes relations constitutives, de mes ancêtres, de moi-même, de l’idée que je fais de moi-même…

Faisons de ce premier engagement, de cette découverte de mes engagements assumés, le moment d’un apprentissage. Je découvre là ma capacité d’engagement – ce que nous pourrions nommer ma « capacité éthique ». Elle était jusqu’à présent subie, voulue par d’autres, latente. Désormais, je l’assume en tant que telle. Je me découvre capable d’engagements et constitue, en moi, pour mieux la vivre et en souffrir aussi, une capacité éthique – c’est-à-dire cette capacité d’intériorisation d’un code que je me donne à moi-même pour mieux devenir homme parmi les hommes. Cette découverte est tout à la fois merveilleuse, vertigineuse, inquiétante et fascinante. Je peux me donner et recevoir. Je prends conscience de liens qui, jusqu’alors, étaient évidents et non réfléchis. L’engagement est d’abord une prise de conscience. Avant de m’engager, il me faut être assuré de pouvoir le faire. La capacité d’engagement précède l’engagement lui-même. Si je n’ai pas cette capacité, l’engagement ne tient pas. Il me faut donc constituer, en moi, une réserve éthique, une réserve d’engagement sur laquelle m’appuyer pour, après, m’engager ici ou là, et, si possible, m’y tenir.

  • Comment suis-je engagé ? Comment m’engager ?

Une fois cette « capacité éthique » mise au jour, apparaît une nouvelle difficulté : celle de mon engagement lui-même. Quel engagement avoir ? Que faire de ma capacité d’engagement ? Comment me déterminer vis-à-vis de tel ou tel engagement ? Car qui dit engagement dit aussi restriction de ma liberté. Ce que je fais d’un côté, je ne peux plus le faire de l’autre. Le principe de non-contradiction s’impose ici jusqu’à un certain point.

La difficulté est double. Comment m’engager tout en restant libre et avoir le sentiment de rester libre dans mes engagements eux-mêmes ? Comment ne pas aliéner ma liberté et comment vivre ma liberté après m’être engagé ? L’animal, lui, est aliéné pour n’avoir pas la moindre liberté vis-à-vis de son « code », mais, en même temps, il n’a pas conscience d’avoir sacrifié sa liberté. Il n’a pas le sentiment de sa liberté. Il est donc le moins aliéné des aliénés. Quant à l’homme, s’il pousse jusqu’au bout son sens de l’indépendance, et donc sa liberté, s’il n’a conscience d’aucun engagement alors même qu’il vit en dépendance vis-à-vis des autres, ne finit-il pas par devenir irresponsable de tout et donc indifférent à tout, y compris à lui-même ?

Essayons de poser le problème de cette seconde couche d’engagement. Distinguons deux termes contradictoires en première lecture : le nécessaire maintien de mes engagements – donc de mes dépendances assumées – et celui de mon indépendance. Ou, pour le dire autrement, comment puis-je être engagé tout en restant libre ? De la même manière, comment puis-je m’engager et donc acquérir le sens de ma responsabilité sans pour autant sentir tout le poids de mes obligations au point de vouloir les fuir ou de me réfugier dans l’indifférence ?

Nous cherchons là les points d’équilibre d’une responsabilité équilibrée, ni trop légère ni trop lourde, ni trop aliénante ni trop à géométrie variable. Avant tout, il m’est impossible d’hypothéquer ma capacité éthique première – et donc ma liberté. Une liberté s’emploie, elle ne s’enchaîne pas. Enchaînée, elle ne tient pas – ni ne se tient elle-même ni ne tient ses promesses. Employée, active, elle se tient, debout, fière, capable de tenir ses promesses.

Avançons un peu. Pour trouver une responsabilité équilibrée qui m’engage sans me déterminer, distinguons deux types d’engagements : un engagement-d’adhésion et un engagement de mise en gage.

  • L’engagement d’adhésion

L’engagement d’adhésion est de nature à faire prévaloir la liberté sur ma responsabilité. Posons une question : que se passe-t-il quand j’adhère à quelque chose ? Je défends quelqu’un, je défends une idée, je défends quelque chose. Cette défense se fait librement. Mon adhésion est libre.

Et cette liberté, qui est, de toute évidence, un avantage, comporte aussi une limite d’ordre éthique. Suis-je engagé ou comment suis-je engagé au-delà de mon engagement lui-même ? Mon engagement est-il la seule « obligation » de mon engagement ? Prenons un exemple plus parlant : Jean-Paul Sartre définissait l’individu par son engagement ; qu’est-ce à dire ? Disons-le de différentes manières : je n’existe pas avant mon engagement ; j’existe seulement par mon engagement ; je n’existe que comme engagé ; je suis seulement celui qui s’engage. Mon être se définit par ma capacité d’engagement. On en arrive à la conclusion suivante (qui n’est pas sans un risque de désengagement unilatéral) : ma capacité d’engagement est plus importante que l’engagement lui-même. Reformulons cette conclusion : mon engagement m’engage, mais ne m’engage pas au-delà de mon engagement. Si je tiens mon engagement, celui-ci ne me tient pas. Si je le lâche, il ne tient plus.

Nous passons là d’une alliance à un contrat. Les alliances (religieuses entre Dieu et son peuple, maritales, entre des parents et des enfants) fonctionnent dans les deux sens et à l’engagement s’ajoute la responsabilité pour autrui. Le contrat, lui, notion juridique, dure un temps limité, définit par avance. Et si l’une des deux volontés présentes au contrat souhaite rompre, se désengager, elle en a la possibilité – contre, le cas échéant, des « dommages et intérêts ». Par principe, on ne sort pas des alliances, alors que les ruptures de contrat sont possibles.

Ma « responsabilité » est alors rabattue, confondue avec les termes du contrat : un partage de volonté, un terme, une rupture possible. Je n’ai pas besoin de me référer à quelque chose d’antérieur à mon engagement. Le contrat réduit l’au-delà éthique à un ici-bas juridiquement partagé. Il n’y a, dès lors, plus de « mauvaise conscience », de négativité des ruptures. En théorie, je suis pleinement authentique dans mon engagement et peux passer, sans perte, à une autre authenticité. Abolition, aussi, du principe de contradiction des engagements. Je suis authentique quand je suis engagé – même si j’accumule des engagements et des authenticités successives.

Le risque éthique de cet engagement d’adhésion est donc le suivant : si ma liberté prévaut, je souhaite la préserver, ne pas trop l’aliéner, ne pas trop l’engager, afin d’avoir la capacité de la remettre en jeu, de la remettre sur le tapis. Je dois donc garder, avant tout, ma capacité d’engagement et donc de réengagement. L’alliance est un fusil à un coup, l’engagement contractuel un fusil à répétition. L’alliance est une responsabilité confondue, le contrat une responsabilité de proximité, d’adhésion (comme quand le moteur d’une voiture adhère aux roues), mais sans confusion. Par l’engagement de contact, je m’engage et j’efface mes engagements précédents à chaque fois que je m’engage. Ma « capacité » reste intacte, ainsi que ma liberté. Ni l’une ni l’autre ne sont compromises ou diminuées par mes engagements d’avant. Je peux donc, à tout moment, remettre en jeu ma « capacité d’engagement ». Par quoi, donc, suis-je engagé ? Par mon engagement seul.

Ce premier modèle d’engagement est le plus libre. Je choisis mes engagements ; je suis capable, comme un stratège sur un champ de bataille, de me replier ici, de me désengager là-bas pour mieux m’engager ailleurs. Ma liberté de mouvement (assimilée à ma liberté) prime sur tout le reste.

  • L’engagement de mise en gage

Si nous creusons l’étymologie du mot « engagement », nous y trouvons la capacité à « mettre quelque chose en gage ». Je mets en gage, je gage quelque chose, je m’engage. Qu’implique donc cette idée ? J’existe avant mon engagement. Si je peux mettre quelque chose en gage, c’est que celui-ci existe avant mon engagement. Il est même le préalable indispensable. J’existe avant mon engagement et mon engagement engage ce que je suis avant mon engagement. Je possède un poids existentiel, une valeur morale, une consistance éthique, une honnêteté préalable. Et c’est en m’appuyant sur eux que je peux entrer dans une relation d’engagement. J’ai quelque chose à donner quand je me donne. Je me donne et donne mes « valeurs d’engagement » – ce que je mets en gage. « S’en-gager », c’est avant tout considérer son poids moral, sa densité éthique, sa valeur et, dans un second temps, les mettre dans la balance éthique de l’engagement. Il y a là un double temps de l’engagement : le gage et la mise en gage.

Cette seconde manière de s’engager est celle de la « balance éthique ». Avant l’engagement, il y a le gage ; sur l’autre plateau de la balance, il y a le « poids » du gage. Dès lors, je peux m’engager pour quelqu’un, pour une cause. Quand je me porte garant de quelqu’un, je me mets « derrière » lui ; je mets mon poids dans la balance pour alourdir son propre poids. J’existe donc et, dans le prolongement de mon existence, je peux me porter garant pour autrui. Je me gage, je me mets en gage. D’où l’idée d’une « balance éthique » avec, d’un côté, mon poids d’humanité, mon poids éthique et, de l’autre côté, la cause ou la personne pour laquelle je m’engage.

Cette « balance éthique » engage doublement ma liberté, car je suis présent sur les deux plateaux de la balance : du côté de l’« engagement pour quelque chose ou quelqu’un » et du côté du « gage que je suis ». Dès lors, mes engagements peuvent se contredire. Quand je me suis engagé, j’ai donné ma parole, je me suis allié, j’ai fait un serment d’allégeance. Ce sens de l’engagement, qui est, d’une certaine façon, l’ancienne économie éthique, donne crédit à ma parole. Nous sommes loin de « l’engagement d’adhésion ». Mon adhésion n’est pas extérieure à moi. Pourquoi ? Parce que je suis dans le gage et le gage c’est moi. J’ai donc un « crédit éthique ». Qu’est-ce à dire ? Il m’est possible de faire des sortes de « chèques éthiques », certain que j’ai du crédit auprès de la banque collective de l’éthique – ce que l’on nomme la « réputation », la « moralité », qui peut faire l’objet d’« enquête de moralité ». Mon « crédit éthique » ne s’épuise pas. Mon « chèque éthique » est honoré.

  • Les deux principaux risques de l’engagement

Ce modèle, que nous qualifierons d’ancien régime de l’engagement, comporte trois risques. Mettons de côté celui tenant à l’usure de ma liberté. Dans le premier type d’engagement (l’engagement d’adhésion), je dois pouvoir « recharger » (comme de l’électricité dans une pile) ma liberté pour pouvoir, une deuxième, une troisième ou une quatrième fois, me réengager. Cette capacité peut s’user. Il en va de l’engagement comme des piles : à trop puiser sur les réserves, à trop en faire un usage multiple, à trop les recharger, la capacité de recharge diminue, s’affaiblit au fur et à mesure. Ce risque-là est évident et tendrait à disjoindre une capacité théorique toujours neuve et une usure spirituelle de plus en plus forte.

Ce premier risque étant mis de côté, étudions les deux autres. Tout d’abord, celui d’un engagement avant mon engagement. Qu’est-ce à dire ? Que faut-il entendre par l’idée d’un « engagement avant ma liberté ». Je renvoie là à un débat entre Emmanuel Lévinas et Paul Ricœur. Le premier pousse au plus loin le sens de ma responsabilité pour autrui au point de considérer que, reprenant la phrase des Frères Karamazov, « nous sommes tous responsables les uns des autres et moi plus que les autres ». Je suis responsable avant tout. Avant toute chose, je suis en responsabilité. Une responsabilité antérieure à tout m’engage. Dès lors, avant toute décision libre de m’engager pour ceci ou avec celui-ci, je suis éthiquement engagé. L’éthique est antérieure à l’ontologie. Elle est cette capacité, avant toute détermination, qui me permet de découvrir cette réquisition éthique avant ma liberté. Ricœur, lui, en réponse à Lévinas, se demande si cette réquisition éthique ne réduit pas ma liberté à la portion congrue – et sans doute l’anéantit. Où est alors ma liberté ? Mon engagement reste un acte humain, un engagement personnel qui engage aussi ma liberté. Telle est sa beauté. Belle pour être gratuite. Si je suis dans l’hypothèse de Lévinas, je cours le risque d’avoir une obligation encodée en moi avant moi. Qui dit code dit forme de détermination – comme pour les animaux qui n’ont pas le choix. Le risque, donc, vu par Paul Ricœur porte sur un code éthique que je découvre tout en me croyant libre. Certes, j’ai la liberté de le reconnaître, de le laisser agir en moi. Mais si ma liberté vient après, quelle est donc cette liberté encodée de responsabilité ? Suis-je responsable des « uns et des autres » et « moi plus que les autres » ? Si je le suis par une douceur comminatoire encapsulée en moi, quel est le sens de cette liberté ?

Le second risque est celui d’un défaut de gratuité. Revenons à notre « balance éthique » avec le « gage ». Car le gage a aussi un autre sens : celui de la récompense. « Recevoir ses gages » veut dire recevoir son salaire, son dû après son labeur. Je m’engage, je me mets en gage, est-ce « pour rien » ou est-ce pour recevoir, en retour, « mes gages » – comme un serviteur les reçoit après son travail ? Toute la question repose sur l’ambiguïté de ma démarche éthique et le double sens du « gage ». Si je mise, n’est-ce pas pour gagner ? Si je m’engage, n’est-ce pas pour obtenir une contrepartie ? Si je fais un don, n’est-ce pas pour recevoir, en retour, un « contre-don » ? Qualifions ce risque : il est celui du « tueur à gage ». Le tueur à gage est celui qui agit pour obtenir une récompense. Cette attitude est ô combien compréhensible ! J’agis selon mes intérêts. Sans intérêt, pas d’engagement. Si mon intérêt est clairement défini, alors, et alors seulement, je m’engage. L’engagement devient un moyen en vue d’une récompense : le gage que je donne attend un contre-gage en retour. Je ne m’engage pas gratuitement et n’engage pas ma liberté « pour rien ». Il y a un calcul éthique : que puis-je donner, comme on mise sur une table de poker, pour attendre quel gain ? Tout est alors un calcul d’espérance de gain, d’espérance de gage.

Ces deux risques, tels que nous les avons vus, portent sur la gratuité libre de mon engagement. Le premier (celui d’un engagement avant mon engagement) laisserait supposer que je crois agir librement alors que je suis déterminé. Je ne serais pas libre. Ma « gratuité » en acte serait relative. Je n’aurais pas le choix – si ce n’est celui de reconnaître mon « code », de l’assumer. Le second porte sur l’« intérêt » à agir. Je fais croire à mon engagement libre et entier alors, qu’il est conditionné, avant tout, par l’attente d’une récompense. Je me mets en gage pour l’obtention d’un gage.

Mais ne croyons pas, pour autant, que tout ceci condamne l’engagement en tant que tel. Distinguons l’engagement pur et parfait – certain d’être libre et d’être dénué de tout intérêt. Il n’existe pas – sauf pour les anges. Et mettons-nous en situation de comprendre la nature mixte des engagements.

  • L’engagement des militaires

Si nous avons distingué, dans une première partie, les types d’engagements et les risques inhérents à chacun d’entre eux, c’est, bien entendu, pour, dans une seconde partie, nous donner des outils de compréhension. Dans nos choix, rien n’est pur. « Les kantiens ont les mains pures », écrit Charles Péguy « mais ils n’ont pas de mains ». Ceux qui ont des mains font des choix, sont dans le « mélange éthique ». L’engagement en situation, loin des certitudes théoriques et des assurances a priori, se fait toujours à la confluence d’intentions différentes, voire même parfois divergentes. Nous voudrions mettre en évidence cette complexité des engagements en situation, en particulier l’engagement militaire.

Dans la vie, tous nos engagements sont des engagements, à la fois d’adhésion et de mise en gage. Plutôt l’un ou plutôt l’autre, selon l’équation personnelle de chacun. Mais jamais l’un sans l’autre. Partons du principe, cependant, que certains engagements sont davantage de l’ordre de la vocation que de l’adhésion ponctuelle. Tel est le cas des engagements religieux ou militaires. Ils engagent une vie et le sens de cette dernière. Ils n’existent pas sans un soubassement éthique fort. Bien entendu, ils sont, pour reprendre notre typologie, du côté de l’engagement de mise en gage. La « vie militaire » comme la « vie religieuse » ne se choisissent pas, comme on dit, « à la légère ». Et ce d’autant moins qu’elles supposent, toutes deux, un processus collectif de validation. Suis-je sérieux dans mon engagement ? J’ai besoin de le savoir. La corporation qui me reçoit a besoin de le savoir. Il y a donc un processus d’engagement dans un corps constitué – « corps » des officiers, « ordre » des moines – qui s’engage à me recevoir en même temps que je m’engage à en faire partie. J’ai conscience (et dois l’avoir) d’intégrer un tout qui existe sans moi mais, en même temps, qui existe par la somme des engagements individuels. Ce type d’engagement s’accompagne de la reconnaissance de valeurs communes qui me tiennent et que je dois tenir. Là est toute la question de l’obéissance – du principe de l’obéissance et de l’obéissance particulière, en situation. Ces engagements de vocation me soumettent, par avance, à un système d’obéissance vis-à-vis d’un « supérieur » dans une hiérarchie qui devient la mienne. Je me dois donc, dans mon engagement, d’accepter les valeurs communes, le principe de la hiérarchie, le devoir a priori d’obéir et d’exécuter un ordre (quand j’en reçois un).

Quel est donc le piège de ce type de vocation qui suppose un « don de sa personne » ? Repartons du principe de la mixité des engagements, de la nature complexe de ces derniers. Chez tous, y compris ceux qui sont du côté de la seule « vocation », se cachent, ou peuvent se cacher, certaines demandes de satisfactions plus ou moins larvées, certains besoins de reconnaissance. Dès lors, avec le temps, apparaissent des insatisfactions cachées qui n’osent pas se dire, être mises « sur la table » par peur de déroger au don de sa personne qui fut, dit-on, à l’origine de cette vocation – un « appel », un « sacrifice », une « dévotion ». Certes, ici, le sens de l’engagement est fort. Plus fort ici qu’ailleurs. Certes, ici, la reconnaissance sociale est moindre, la vie matérielle moins agréable. Mais la « foi » (au sens d’une confiance dans son appel et le souci d’y répondre) reste forte et permet de dépasser bien des inconvénients, de les « transcender » en quelque sorte. Or (là est le piège) cette « foi » indispensable peut conduire certains, dans la chaîne des décisions, dans la hiérarchie, la société, au sein du groupe de ceux qui gouvernent et donnent (ou ne donnent pas) les moyens de bien faire son métier, à trop miser sur cette « foi », ce sens des valeurs, l’obéissance, au détriment des moyens, de la reconnaissance. Ceux-là peuvent abuser de l’engagement des personnes et des sous-jacent d’abnégation au détriment des conditions d’exercice de son métier – avec son lot d’exigences matérielles. Un engagement « trop » pur, qui insiste sur le don des personnes, suppose, en retour, de « faire avec les moyens du bord », de se débrouiller en toutes circonstances. Il suppose une obligation de résultat et non de moyens. Inversement, un engagement professionnel stricto sensu insiste surtout sur les nombreux « moyens » indispensables pour parvenir au résultat fixé. Il faut donc que les moyens soient là. Telle est la condition préalable.

Bien entendu, le métier militaire possède ses règles, ses contraintes, ses obligations. Le piège, donc, pour certains, consiste à confondre métier et vocation, considérant que cette dernière compensera les moyens quand ceux-ci feront défaut. Mais ce piège joue à deux niveaux : certains, dans la chaîne de décision, peuvent en abuser tandis que d’autres, dans le corps de la « grande muette » sont justement enfermés dans le silence des vocations pures et n’arrivent pas à reconnaître qu’ils ont aussi besoin, comme tout le monde, de reconnaissance, de moyens, de confort, et qu’ils ont des doléances à formuler.

  • En guise de conclusion

Si nous faisons des distinctions, qui peuvent parfois apparaître un peu pénibles, c’est qu’il faut, en situation, mélanger les niveaux.

L’engagement est toujours, d’une manière ou d’une autre, une ressaisie, une reprise en main, une manière d’assumer les contraintes – qui finissent par devenir les miennes. La liberté n’est pas et n’a jamais été un choix à partir de rien, mais un choix sous contraintes. La liberté d’engagement est donc foncièrement éthique – si nous définissons l’éthique comme une manière d’assumer des choix, plutôt que de les fuir, de justifier des décisions, plutôt que de les différer, de reprendre en main des contraintes, plutôt que d’en faire fi. L’éthique est donc un mode de saisie des contraintes, un examen circonstancié des unes et des autres, un ajustement au mieux de celles qui me concernent et, pour finir, une appropriation de cette synthèse éthique singulière.

Distinguons trois éléments dans ce domaine des valeurs qui donnent sens à ma vie – et à mes conduites. La morale générale (disons le décalogue), l’éthique comme un jugement de saisie et d’examen (disons l’opération éthique de personnalisation) et, pour finir, l’éthique personnelle – ensemble de microcodes et valeurs personnelles qui sont les miens et qui me font vivre et me comporter de telle ou telle façon. Ces trois niveaux sont indispensables à l’engagement. Et si, pour une raison ou une autre, ils ne sont pas présents dans mon processus d’engagement et si, également, et peut-être surtout, ils ne sont pas périodiquement réactualisés, repris, ressaisis, le risque est grand d’une sclérose de l’engagement.

Pour exister ici et maintenant, un engagement a besoin de rester vivant avec, comme pour un corps humain, une respiration, une digestion et un échange sanguin. Ces trois processus vivants permettent un renouvellement constant de l’organisme, une évacuation des matières inutiles et de toute cette toxicité produite qui, si elle s’accumulait, pourrait me tuer. Les engagements doivent être revisités, vitaminés, nourris dans un échange constant avec l’environnement. Sinon, ils deviennent du bois mort. C’est pourquoi nous avons tous besoin de revisiter nos engagements, de les reprendre en main, de les assumer de nouveau à la lumière de nos cumuls d’expériences. 

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