La vie ordinaire de Jean Chapelle, né en 1905, s’arrête alors qu’il n’a que neuf ans pour cause de déclaration de guerre. Son père, capitaine au 24e régiment d’infanterie coloniale qui venait de partir en retraite, est mobilisé et rejoint son régiment engagé dans la bataille des frontières. Blessé dans l’attaque de Sainte-Marie-aux-Mines, il est évacué et hospitalisé à Lyon. À la maison, « on ne parlait que trépanations, opérations et jambes de bois »1. Après sa convalescence, il est affecté à Carcassonne où la famille s’installe. Jean étudie au lycée « parmi les fils de notaires, de fonctionnaires, de commerçants et surtout de vignerons du département de l’Aude, des Corbières à la montagne Noire. Il y avait aussi les réfugiés du nord de la France ». La guerre envoie à Carcassonne ses meilleurs ambassadeurs : les permissionnaires. Ainsi, en 1917, la famille reçoit la visite de l’un de ses cousins, lieutenant au régiment de la Légion étrangère du Maroc. « Il avait reçu une balle dans l’épaule droite au Chemin-des-Dames, ressortie dans la colonne vertébrale. C’était une balle de mitrailleuse qui avait fait de gros dégâts. […] Ce Chemin-des-Dames me faisait rêver. J’imaginais mon cousin très à l’aise sur un tel chemin et je l’enviais pour les dames, pour la blessure, la Palme, la Légion d’honneur. Cet homme comblé avait en outre une liaison avec une belle Normande. »
À douze ans, si on n’est pas devenu orphelin, cette guerre peut se révéler passionnante, elle qui met en scène pour la première fois l’Afrique noire en France avec les fameux tirailleurs sénégalais. « On nous envoie en tête pour faire la percée. Les Sénégalais foncent, le coupe-coupe en main, mais il y a les mitrailleuses. […] J’ai attaqué avec mon bataillon, je suis revenu avec une poignée d’hommes, seul officier rescapé, et me voilà capitaine. » Des récits de combats qui ne peuvent qu’exalter les jeunes âmes qui les écoutent. Une vision de la guerre qui nous semble bien étrange aujourd’hui.
La carrière militaire de son père dans un régiment d’infanterie coloniale et la guerre imaginée à Carcassonne à travers les récits des jeunes permissionnaires décideront du futur de Jean Chapelle : Saint-Cyr et la coloniale. À Paris, entre le lycée Charlemagne, où il poursuit ses études, et l’église Saint-Paul existe un étroit passage dans lequel se trouve le monument aux morts de la Grande Guerre. « Pour des raisons alphabétiques, le premier nom gravé est celui d’Allard-Meus, le poète et saint-cyrien qui provoqua, en 1914, le serment de “charger en casoar et gants blancs”, entraînant ainsi sa promotion dans la mort, s’y jetant lui-même. Je n’avais jamais lu le moindre poème d’Allard-Meus, mais j’étais fasciné – je le suis encore – par le sacrifice dans le panache, dans la beauté du geste. » Pourtant, « point d’appel irrésistible, point de véritable attrait pour la chose militaire, mais la pente naturelle vers laquelle m’entraînaient les souvenirs d’enfance, les lectures, la curiosité pour les pays exotiques, les mers, les îles, le vaste monde ».
Jean Chapelle sort de Saint-Cyr dans un rang suffisant pour pouvoir choisir l’infanterie coloniale et sa garnison, le 23e régiment d’infanterie coloniale à Paris. Il est donc affecté au 3e bataillon, à Nogent-sur-Marne, où il fait connaissance avec la troupe. « Il faut noter, écrit-il, qu’un saint-cyrien, à sa sortie de l’école, n’a jamais ni vu ni respiré une vraie “chambrée”, n’a jamais parlé à un soldat. » On lui confie un peloton d’élèves-caporaux et, pour lui, « ce fut enfin l’accès à la vie adulte ». Désigné pour l’Afrique occidentale française (aof), il embarque à Marseille le 14 juin 1927 à bord d’un cargo mixte, après avoir acquis « l’équipement d’un explorateur : double tente, lit pliant, tenues de toile blanche et kaki, bottes et casque, selle d’arme d’occasion, légumes secs, légumes déshydratés (une horreur) et un lot de cantines ». Destination Lagos. « J’ignorais même qu’il y avait une ville de ce nom sur la côte d’Afrique. Mon capitaine s’écria : “Quel veinard vous faites ! Lagos, ça veut dire le Niger, Tahoua, les méharistes, les Touaregs”. » À bord, se souvient-il soixante ans après ce départ, « je voyais l’avenir aussi ouvert, aussi libre, aussi dégagé que l’horizon au-delà du Château d’If ».
- À la découverte des Africains et des Africaines
Arrivé à Lagos, c’est en train qu’il poursuit son voyage jusqu’à Kano et, de là, se rend au bureau du Cercle2 de Zinder, où il est affecté. En traversant un affluent de la rivière Kamadougo, il découvre des hommes nus qui se baignent. « Ils faisaient partie d’un groupe de Peuls Bororo en déplacement vers le nord, avec leur troupeau de zébus aux cornes blanches, une forêt de lyres. » Sa première impression : « Beauté, étrangeté, mystère ! » À la compagnie de Zinder, il est chargé de l’instruction des « engagés volontaires pour trois ans », des hommes requis par l’administrateur du Cercle, amenés de force, menottés et encordés les uns aux autres. Ces nouvelles recrues, des Haoussas et des Béribéri, étant bilingues, il décide d’apprendre la langue haoussa. C’est le début de sa quête de connaissance des populations africaines : « Cette pratique de la langue, liée au contact quotidien de “mes hommes”, me donna l’impression d’un enrichissement extraordinaire. Il me semblait que je sortais de moi-même où j’étais jusqu’alors à l’étroit. »
Mais il n’y avait pas que des hommes là-bas. « Un matin, je fis une rencontre singulière, restée dans mon esprit comme une vision de quelques secondes. J’allais à cheval par un étroit sentier, un chemin coupait ma route. J’entendis des voix et des rires, et je m’arrêtai. Tout à coup, une jeune fille passa à grandes enjambées devant moi, les deux bras levés, elle faisait flotter au-dessus de sa tête le pagne qu’elle venait d’enlever d’un geste vif avant de le remettre aussitôt. Mais à l’instant de son passage elle était nue, la toile bleue formant comme un dais au-dessus d’un corps superbe et lourd tel qu’aucun statuaire n’en sculpta jamais dans le marbre ni l’ébène. Aussitôt le petit groupe passa, courant presque, riant, se bousculant entre eux, s’interpellant. J’aurais tout donné à cette seconde pour être l’un de ces joyeux garçons, à peu près de mon âge, qui avaient sans doute passé la nuit à danser au village voisin et rentraient chez eux dans la fraîcheur du matin. Le sentiment d’être un étranger solitaire m’envahit, amer et tenace. »
- Une formation sur le tas
« “Les anciens forment les jeunes”, telle était l’expression en faveur dans l’armée coloniale. Ce disant, on oubliait le hiatus, l’abîme créé par la guerre de 1914-1918. L’hécatombe d’officiers coloniaux nous privait de nos anciens. » C’était là, sans doute, une grande chance qui imposait de se débrouiller seul avec les moyens du bord. Il existait bien quelques documents à portée de main à la bibliothèque du Cercle : les trois tomes des Documents scientifiques de la mission Tilbo, les deux du livre d’Henri Carbou Populations du Tchad et du Ouaddaï, la thèse du lieutenant Freydenberg sur le lac Tchad et l’étude du lieutenant Djian sur la Senoussiya, ainsi que des rapports de tournées, « mais, se défend le jeune lieutenant Chapelle, le pays était sous mes yeux, les gens me parlaient. Il me paraissait absurde d’aller chercher le savoir dans de gros volumes. Les cartes immenses étaient belles et lumineuses et je brûlais du désir d’en combler les vides, de parcourir les espaces réputés “sans puits et sans habitants”. »
- La belle vie au poste de N’Guigmi
En 1927, le lieutenant Chapelle gagne les rives du lac Tchad en rejoignant le groupe nomade de N’Guigmi, qui a pour mission de sauvegarder la « paix française ». L’endroit n’est pas formidable. Le poste, juché sur une dune, au milieu de roseaux, héberge la 3e compagnie, ses officiers, ses sous-officiers et sa cinquantaine de tirailleurs dits « sénégalais » ainsi qu’une compagnie de moustiques autrement plus nombreuse. Il y instruit les jeunes recrues et rédige des rapports. La vie de poste peut vite se révéler monotone, mais pas à N’Guigmi. Jean Chapelle y a peut-être passé les plus belles années de sa vie, au point que dans ses Souvenirs du Sahel, il reconnaît que « tout au long de [sa] vie [il a] pensé à N’Guigmi comme à [son] “pays natal” ». Dans ce poste militaire interdit aux femmes européennes, les officiers et les sous-officiers délaissent la popote commune et se mettent en ménage avec les jeunes filles du village voisin, des Arabes ou des Kanembou. Chapelle fait de même avec une femme de Gouré, de la tribu des Béribéri. « Lucide, ironique, gaie, totalement effrontée et irrespectueuse, elle m’apprit tout ce que mon comportement habituel pouvait avoir de choquant. […] Les nassaras (les chrétiens, donc les Blancs), disait-elle, sont comme des enfants de trois ans. On ne peut les laisser seuls en brousse sans qu’ils se perdent passé le premier buisson. […] Tu pisses debout comme un cheval, ce qui est une honte. Dieu t’a donné la main droite pour les choses propres, tu t’en sers pour te gratter le derrière, et tu portes ton pain à la bouche avec ta main gauche. C’est dégoûtant. […] Elle m’apprit donc la civilité puérile et honnête, et m’ôta beaucoup de ma faconde. J’observais les comportements autour de moi et plutôt que de me croire un exemple, je pris la leçon de ce que je voyais faire aux gens de ce pays. […] La présence de ces jeunes femmes apportait au poste une vie sociale, une gaieté, une animation sans lesquelles cet espace n’aurait été qu’une triste, grise et brûlante caserne. » Et la douceur du foyer rendait les missions plus faciles et plus intéressantes car « elle créait, en fait, entre nous et le pays où nous vivions un lien intime et chaleureux qui n’aurait pas existé sans cela. […] C’était la source d’une compréhension, d’un attachement affectueux qui s’étendait au-delà de la tendre compagne au Sahel tout entier ».
- Le lac
Du lac et de ses îles, Jean Chapelle n’avait découvert lors de ses chevauchées sur les rives que « d’immenses étendues de taillis, de roseaux, de papyrus impénétrables [qui] masquaient les limites entre le sol ferme, la boue, le marécage et l’eau enfin clapotant sous les sabots ». Il décide alors de monter une expédition avec une petite flottille de pirogues en papyrus confectionnées sur place par des habitants. La navigation s’avère difficile faute de cartes précises. « Il nous fallut une journée entière, soit dix heures de navigation à la perche dans la touffeur des papyrus et des roseaux à travers des eaux incertaines sans jamais avoir devant nous plus de quelques dizaines de mètres de chenal, avant d’atteindre un espace libre de deux ou trois cents mètres et, au-delà, ceinturée de hautes tiges, l’île où nous devions passer notre première nuit. L’île était vide d’habitants, mais on pouvait y observer des traces d’occupation récente. […] C’était l’obsession de l’impôt qui les avait amenés à se cacher ou à fuir. »
Son but étant de « parcourir tout l’espace lacustre qui dépendait de N’Guigmi et de rencontrer le plus d’insulaires possible », Chapelle entreprend en avril 1929 une nouvelle tournée dans les îles, en faisant savoir à l’avance que l’absence des habitants aurait des conséquences fâcheuses. Du coup, cette fois, « des cases avaient été réoccupées, toujours un peu éloignées les unes des autres pour faire place au troupeau, aux séchoirs à poissons, aux coins de jardinage, […] des veaux étaient au piquet, des enfants couraient, des hommes venaient vers nous et on entendait des musiciens. Que m’importaient dès lors le recensement et l’impôt ! J’étais au milieu des Boudouma, loin de mon poste, de mon capitaine, loin des miens et de mon pays ». Accompagné d’un interprète, sans arme, sans uniforme et sans galons, il réussit enfin à remplir ses registres de recensement. « J’introduisais, sans m’en rendre compte, la bureaucratie en un lieu exceptionnel où les rapports entre les hommes n’avaient jusqu’ici point connu l’État ! » Satisfait du travail accompli, il quitte les îles avec regret. Leurs habitants « m’avaient apporté chaque jour du poisson et du lait avec, à chaque fois, l’humble geste de l’offrande, qui est celui de la politesse, non de la soumission. Nous n’avions échangé que quelques paroles de convention, incomprises de part et d’autre. C’était peu, pourtant j’éprouvais à leur égard un sentiment inexprimable, une résonance intime ».
- Le butin du lieutenant
En quittant le poste de N’Guigmi en 1930 pour une mission militaire à la frontière libyenne en charge de « barrer aux Italiens la route du Tchad », Chapelle peut être satisfait des connaissances accumulées au cours de ses premières années africaines, un butin qui va engager son avenir. « Ma connaissance personnelle des gens fut une des plus grandes satisfactions de ce séjour et je le dois à ces conversations obstinées, dans mon bureau à N’Guigmi, au cours de rencontres à l’ombre d’un acacia ou dans un campement, sous une tente, sur une place de village. C’était pour moi une réussite intime d’appeler tout de suite par son nom un homme que je n’avais vu qu’une seule fois, des mois auparavant. La jeunesse de ma mémoire m’y aidait. À la fin de mon séjour, j’estimais moi-même à plus de deux mille ceux que je pouvais nommer ainsi et pour certains d’entre eux je savais qu’ils n’avaient pas déclaré le cheval qu’ils montaient. »
Autour du lac vivent ou transitent Boudouma, Kanouri, Kanembou, Arabes Choa, Arabes Ouled Sliman, Kotoko, Peuls et Toubou. Des populations que Jean Chapelle va tenter d’approcher et de recenser, pour le recouvrement de l’impôt bien sûr, mais aussi pour satisfaire sa curiosité. Il entre ainsi en contact avec des bergers peuls bororo, des nomades qui parcourent la steppe avec leurs troupeaux de zébus, des « hommes armés de l’arc et du carquois aux flèches empoisonnées, l’épée au côté, les yeux fardés, les cheveux tressés ornés de coquillages, une peau de mouton battant les cuisses, le torse nu sous un gilet brodé de laines multicolores. […] Nul peuple ne pouvait paraître aussi étranger à l’idée de recensement et de dénombrement, à la technique des documents administratifs, des empreintes digitales, des tampons à l’encre violette, au paiement des taxes et d’impôts. C’est pourtant là le travail que j’avais à mettre en œuvre face au berger perché sur la jambe gauche, le bâton en travers des épaules, ayant derrière lui, à quelques mètres, le front immobile du troupeau dont les cornes blanches s’emmêlaient dans le ciel ». Le jeune lieutenant ne manquait pas de talent littéraire…
- Le coup de foudre
Ses missions d’officier méhariste le mènent dans le massif du Tibesti. Un jour de 1930, il s’arrête aux portes d’un petit campement de nomades installé près d’un point d’eau. C’est sa première rencontre avec les Toubou de cette région, ces « nomades noirs du Sahara », comme il intitulera l’un de ses livres3. En fait, il ne trouve que sept femmes, onze enfants et un troupeau d’une cinquantaine de chamelles. L’accueil n’est pas enthousiaste mais correct vu la rudesse des conditions de vie et la pauvreté des occupantes du campement, ces femmes aux vêtements bleu nuit. Il gardera de cette rencontre « une impression de perfection et de pureté » qui va le conduire à se métamorphoser plus tard en ethnographe et à « prendre ses distances avec les tâches administratives, en s’intéressant aux pâturages et aux généalogies ».
Pourtant Chapelle n’avait pas un bon souvenir des Toubou qui séjournaient aux alentours de N’Guigmi : « Les Toubou nous faisaient passer des moments difficiles en nous rassasiant du sentiment de notre impuissance ! Leur désordre nous paraissait absolu, leurs querelles incompréhensibles, leurs vols d’animaux incessants et médiocres, leurs mauvais garçons innombrables qui ne pouvaient voir une fille ou une vache sans la voler. » Mais le plus grave à ses yeux, c’était leur pratique de l’esclavage, cette « plaie liée au travail de la terre et au travail de l’eau », dont l’interdiction avait été promulguée dès la création du Cercle en 1905. « Sans bouleverser le pays, nous voulions assurer la liberté des personnes, garantir leurs droits sur le bénéfice de leur travail, empêcher qu’elles soient réparties comme du bétail au moment des héritages. » Ces esclaves, reconnaissables à leurs anneaux de fer aux chevilles, étaient capturés lors de rezzou ou descendaient d’anciens esclaves ; ils pouvaient être vendus, prêtés ou loués à des parents. Parmi eux, beaucoup d’enfants « liés au travail harassant du puits, liés au pis des vaches ou des chamelles pour leur seule nourriture, liés à la peau de chèvre pour seul vêtement ». Chapelle s’est battu pour faire respecter la loi et délivrer certains captifs.
Conscient que ses connaissances sur les populations Toubou restaient superficielles, car, comme il le dit si bien, « je n’étudiais pas la société Toubou, je la vivais », Chapelle entend désormais se mettre sérieusement au travail et réaliser une monographie la plus exhaustive possible sur les modes de vie et l’organisation sociale de ces hommes et de ces femmes presque sans dieu ni maître, mais pas sans esclaves, ces « anarchistes du désert », comme il les qualifie. « Il y a chez eux l’attachement au désert et c’est la chose à laquelle nous ne devons porter atteinte sous aucun prétexte. » Selon lui, pour les comprendre, « il faut se rendre nomade, vivre parmi eux, partager leur sens de la mouvance »4.
Pour réaliser ce travail, il a réuni toutes les sources existantes sur cette ethnie, rassemblant les articles et les notes de Charles et Marguerite Le Cœur qui étudiaient les Toubou dans les années 1930, et établissant une bibliographie indispensable aux chercheurs qui s’intéressent à cette région – ce travail sera poursuivi par d’autres auteurs comme Catherine Baroin avec Anarchie et cohésion chez les Toubou : les Daza Kécherda (Niger) et Les Gens du roc et du sable. Les Toubou, recueil d’articles de spécialistes et de témoignages d’acteurs institutionnels en contact avec les Toubou publié en hommage aux travaux de Charles et Marguerite Le Cœur5.
L’enquête sur le terrain suivie de la rédaction d’une monographie était la règle dans les années 1950 et 1960, voire encore une dizaine d’années plus tard. Les maîtres de l’ethnologie, formés par les fondateurs de la discipline, enseignaient et imposaient alors cette méthode. Il fallait en passer par là, même si on travaillait sur la France ou l’Europe. Ces monographies constituent encore aujourd’hui, même s’il faut les replacer dans le contexte où elles ont été produites, même s’il faut tenir compte des biais qui ont orienté ces enquêtes, la somme de nos connaissances sur une société à une époque donnée. Et il n’est pas sûr que ce type de travail ethnographique puisse se poursuivre de nos jours faute de moyens financiers, mais aussi d’accès aux territoires et aux populations.
Après ses séjours au Niger, en Mauritanie et au Soudan, Jean Chapelle retrouve le Tchad en 1958 et ne le quittera plus jusqu’à son retour en France en 1974. Il y sera préfet du Borkou-Ennedi-Tibesti de 1958 à 1961, puis conseiller à l’Institut national de sciences humaines et conservateur du Musée national du Tchad, à Fort-Lamy (N’Djamena aujourd’hui), de 1963 à 1974. C’est là, à Fort-Lamy, que je l’ai connu en 1970. Mais je n’avais pas encore lu ses livres. C’est l’éternel « drame » de la jeunesse : on ne sait rien, il faut tout reprendre à zéro, lire les livres, apprendre les langues et aller soi-même sur le terrain. L’ignorance des jeunes apprentis ethnographes, géographes, linguistes, archéologues et autres préhistoriens qui venaient chercher conseil auprès de lui ne l’affectait pas plus que ça. Amoureux du pays et de ses habitants, peut-être décelait-il parmi ces jeunes gens ceux qui allait prendre la relève.
1 Jean Chapelle, Souvenirs du Sahel, Paris, L’Harmattan, 1987. Sauf mention contraire, les citations de cet article sont issues de cet ouvrage.
2 Un Cercle est une circonscription administrative dépendant du gouverneur de la colonie.
3 Nomades noirs du Sahara, Paris, Plon, 1957, rééd. L’Harmattan 1982 et 1984.
4 Ibid.
5 Catherine Baroin, Anarchie et cohésion chez les Toubou : les Daza Kécherda (Niger), Cambridge University Press, édition française aux Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1985. Catherine Baroin (textes réunis par) Gens du roc et du sable. Les Toubou. Hommage à Charles et Marguerite Le Cœur, Paris, Éditions du cnrs, 1988.