L’Indochine, depuis les débuts de sa conquête, exerce sur les Occidentaux un attrait mystérieux en dépit des périls militaires, d’une vie médiocre et des dangers sanitaires. Entre 1945 et 1954, les hommes du corps expéditionnaire n’y échappent pas. D’ailleurs, beaucoup d’entre eux tiennent « l’Indo » comme le plus beau souvenir de leur vie, affirmant même y avoir fait deux ou trois séjours avec comme motivation principale de retrouver le pays et ses habitants. Les contacts avec des populations étrangères, complètement différentes de celles des sphères culturelles habituellement fréquentées, posent d’immenses problèmes en temps de paix, mais la guerre en change la nature, d’autant que ni les soldats ni les autochtones ne constituent des « groupes sociaux » homogènes. Comment comparer les relations d’un marsouin avec des Laotiens en 1948 et celles d’un légionnaire allemand avec des Tonkinois en 1951 ? La diversité des origines socioculturelles des hommes et des situations militaires dans le temps et dans l’espace introduit une multitude de nuances. Si la population de l’Indochine présente une mosaïque ethnique, le corps expéditionnaire est un microcosme d’origines diverses : deux cent trente-trois mille quatre cent soixante-sept Français, soixante-douze mille huit cent trente-trois légionnaires, cent vingt-deux mille neuf cent vingt Maghrébins et soixante mille neuf cent quarante Africains. Entre une image idéalisée et une réalité qui, à travers les archives du service historique de la Défense (shd) et certains témoignages, la contredit, il est compliqué de dessiner les contours des contacts entre ces deux mondes dont les rapports sont faussés par la guerre.
- « On partait, c’est tout »
« On partait, c’est tout. » Ce propos d’un sous-officier résume parfaitement l’impréparation des combattants à leur séjour en Indochine, alors que la doctrine officielle est la pacification, une méthode qui, au contraire, demande une vraie connaissance des milieux humains. Jusqu’en 1948, s’embarquent donc de jeunes Français ne connaissant presque rien de la « perle de l’empire », si ce n’est de vagues souvenirs scolaires – des Jaunes aux yeux bridés, des paysans dans des rizières… – et des stéréotypes hérités du cinéma et des romans d’aventure – gens sales, fourbes et cruels à l’image des Pavillons noirs du xixe siècle. Certes, quelques cadres reçoivent des fascicules d’information, comme La Question indochinoise donnée aux officiers de la 9e dic en 1945-1946, qui présentent des populations diverses, mais d’une façon simpliste et traditionnelle, et restent d’un discours ancien qui classifie les colonisés selon leurs caractéristiques physiques et psychologiques. « Tu sauras distinguer l’Annamite, râblé, petit, nerveux, le Cambodgien plus frêle et plus simple, le Laotien paresseux et nonchalant », explique ainsi en 1946 un dépliant destiné au 22e ric.
En fait, les soldats arrivent imprégnés plus ou moins inconsciemment par un imaginaire exotique et par un sentiment de supériorité même s’ils veulent bien faire. Et sur les bateaux, aucune information sauf des mises en garde contre les maladies vénériennes. Les légionnaires, eux, ignorent presque tout de l’Extrême-Orient ; en revanche, courent des rumeurs sur le charme des femmes et la facilité des échanges avec les marchands. Africains et Maghrébins n’ont strictement aucune connaissance des populations qu’ils vont rencontrer, même si des recruteurs leur ont vanté la beauté des autochtones, gentilles, faciles et pas chères. Après 1948, reviennent en Indochine des hommes qui y ont déjà effectué un séjour et qui jouent les affranchis, donnent leurs impressions et, parfois, leurs conseils aux nouveaux venus. Rien de bien fiable, mais plutôt des ressentis convenus et des clichés qui renforcent les stéréotypes.
Progressivement, le commandement comprend la nécessité de préparer les combattants à leur mission. Paraissent alors des livrets qui évoquent surtout les conduites à ne pas tenir envers les autochtones. À partir de 1949 sont ainsi distribués quatre-vingt mille exemplaires du Manuel à l’usage des combattants d’Extrême-Orient, un ouvrage survolé et négligé la plupart du temps par les soldats. Les officiers reçoivent des précis comme Images et Visages du Sud-Vietnam. En revanche, les militaires de l’armée d’Afrique restent inconscients des réalités indochinoises, malgré les « tuyaux » des vétérans.
Aussi la découverte et les premiers contacts surprennent-ils les uns et les autres. Le long des transports de troupes, dans la baie d’Along ou au débouché de la rivière de Saigon, des gamins qui offrent cigarettes et fruits inconnus, plongent pour récupérer une piécette sous les cris et les quolibets, étonnent les arrivants. Sur les quais, tous sont fascinés par le « grouillement industrieux de Jaunes de petite taille ». Les débarqués « individuels » sont surpris par les porteurs qui, en dépit de leur apparence si frêle, se chargent aisément de leurs cantines. Tous sont frappés par les sourires, la pauvreté de l’habillement, les femmes graciles, élégantes, souriantes, souvent gaies. Pour ces soldats, c’est une séduction immédiate, un émerveillement souvent accompagné de sifflements et de propos grivois. Cependant, des inquiétudes assaillent les nouveaux arrivés. Comment distinguer l’ennemi ?
Éphémères et superficielles, les premières rencontres se font lors des sorties autour des centres de transit. C’est l’initiation aux foules asiatiques et aux relations avec des prostituées vietnamiennes. Puis, au cours de leurs déplacements vers leurs lieux d’affectation, les soldats découvrent des habitants qui les déroutent. La réalité supplante l’imaginaire. Étonnement et ravissement prennent le pas sur la perplexité : sourires des enfants, femmes montagnardes à la poitrine découverte, jeunes filles qui se baignent nues devant eux… Et beaucoup de penser que tout ce qu’ils croyaient savoir n’était que fantaisie, erreur ou fanfaronnades. Les tirailleurs, de leur côté, s’imaginent parfois être au paradis avec des femmes si jolies. En revanche, les légionnaires, notamment les natifs des pays germaniques et slaves, regardent les autochtones avec un certain dédain raciste.
Rien n’est figé dans ces premiers contacts. En Cochinchine, en 1947, les rapports initiaux avec les paysans hoa hao restent extrêmement froids car ceux-ci ont combattu avec le Vietminh ; ils se détendent en 1948 puisque les Hoa Hao ont rejoint le corps expéditionnaire, pour redevenir limités quand, en 1951, certains groupes font dissidence et affichent leur neutralité.
- Des relations multiformes
C’est autour des postes que s’établissent de véritables relations car, dans le cadre de la pacification, combattants et autochtones ont le temps de faire connaissance. Pourtant, pour beaucoup, c’est une vie d’assiégés au milieu d’une population rurale qu’ils ne connaissent pas mais qui les observe. Dans les premiers temps, les contacts sont prudents, hormis dans les secteurs à majorité chrétienne. Là, les villageois se rapprochent rapidement des garnisons et offrent leurs services, car ces étrangers, pensent-ils, garantissent leur protection. Dans les autres régions, c’est la méfiance qui prédomine. En 1945, les Laotiens, à qui l’on a dit que les Français seraient encore plus « méchants » que les Japonais, se montrent très réservés, fuyant même les troupes. Mais très rapidement, grâce aux enfants qui viennent voir ces « grands Blancs » distribuant du chocolat, s’installe une atmosphère très chaleureuse. Au Laos jusqu’en 1949 et au Cambodge pendant tout le conflit, la vie est un délice pour les Français ; accueils confiants, échanges, invitations émaillent les souvenirs des combattants. Dans les zones tenues par les sectes, les relations fluctuent selon la situation politico-militaire, mais la morale sévère des Caodaïstes et des Hoa Hao explique aussi la ténuité des liens. En secteurs vietnamiens, certains cadres français ont d’abord le sentiment d’être comme les Allemands pendant l’Occupation, puis la crainte et la réserve réciproques font place à des rapports souvent cordiaux. Soumis à la surveillance du Vietminh et à une intense propagande antifrançaise, les Vietnamiens hésitent à fréquenter les militaires français et attendent de voir qui prendra l’ascendant.
Le développement des relations est entravé par la barrière de la langue, mais aussi par la diversité culturelle. Ainsi les tirailleurs nord-africains barbus et les « Sénégalais » balafrés effrayent. Mais les Indochinoises comprennent vite que les Africains sont assez faciles à séduire ou à berner et en tirent rapidement profit. Il est ainsi fréquent de trouver des civils dans les postes en violation des prescriptions du commandement. La prostitution régulière ou clandestine joue un rôle fondamental dans cette ambiance. Les notes de service tentent de limiter ces contacts, mais rien n’y fait. Nombre de villageois apprécient la protection française : des jeunes filles viennent présenter des fruits, rendre des services et certaines deviennent des congaï, en même temps concubines et servantes. Elles font l’objet d’un marchandage entre les soldats et leurs familles, et sont quasiment partie intégrante au poste. Lorsqu’un titulaire part, il confie souvent sa « petite mariée » à son remplaçant. Ce « mariage à l’annamite » touche toutes les composantes du corps expéditionnaire. Néanmoins, des unions solides naissent, au point que certains hommes souhaitent se marier et rentrer en métropole avec leur femme indochinoise et leurs enfants. Ce fut rarement accepté pour les Français et toujours refusé pour les Africains.
Autour des fortins se nouent des liens parfois amicaux dont le ressort est l’échange : sécurité contre renseignements, argent contre services et produits locaux. De jeunes cadres se prennent au jeu de leurs activités, s’ancrent dans la population en devenant administrateurs, maires, infirmiers ou écrivains publics et beaucoup préfèrent la compagnie des autochtones à celle des colons installés de longue date dans le pays. En secteur, de bonnes relations avec les habitants conditionnent la survie du corps expéditionnaire, car ceux-ci procurent des auxiliaires, des renseignements et la connaissance de leur région. Les légionnaires, quant à eux, tout en appréciant les « beautés locales », sont longtemps restés sur la réserve. Il faudra attendre le « jaunissement » des bataillons étrangers, l’injection de réguliers indochinois dans les unités à partir de 1951, pour que les choses évoluent. Ces « bérets blancs » vivent avec leur famille et, donc, rapidement, les légionnaires apprennent à connaître leurs proches puis à les considérer. Malgré tout, en dépit de la bonne volonté, la multiplication des maladresses par ignorance braque bien des habitants.
Dans les villes, épargnées par la guerre en dehors des attentats, les hommes qui y viennent en permission vivent comme dans une garnison coloniale. Se créent des habitudes dont l’« encongaillage » et la fréquentation des prostituées. Leur attitude peu militaire est souvent condescendante voire méprisante pour des gens qui ne se battent pas mais profitent d’eux. Ces rapports éphémères s’avèrent donc d’une autre nature car ils sont le fait d’hommes qui viennent se détendre, passer un moment de répit avec des Indochinoises. En respect des consignes, le soldat ne sort jamais seul et se développent alors des phénomènes de groupe qui, l’alcool aidant, attisent les tensions. On voit des combattants chahuter des civils, s’en prendre aux marchands ambulants, insulter les autochtones. Les Africains croient que tout commerçant vietnamien cherche à les rouler et que les prostituées n’aiment pas les Noirs. Nombre de punitions rendent compte de ces « dégagements » houleux.
Pour simplifier, les contacts avec les civils restent aisés au Cambodge, au Laos du Sud, plus problématiques en Cochinchine ou en Annam et extrêmement complexes au Tonkin.
- Des relations gâchées par la guerre
La qualité des contacts découle de l’hétérogénéité des deux « groupes » et dépend de l’évolution de la guerre, car les combats dénaturent la morale et la moralité. Et chacun devient peu à peu insensible à la souffrance de l’autre. Les « gens des postes » livrent un combat fondé sur le contrôle des populations dans le cadre de la pacification. Légionnaires et Nord-Africains ont des rapports rugueux avec les civils lors des fouilles et des patrouilles (maisons saccagées, brutalités, parfois vols). Dans les mêmes circonstances, les Africains agissent avec nonchalance et parfois sans rigueur. Pour eux, ces habitants d’une taille comparable à celle d’enfants sont plus des victimes à protéger que des ennemis potentiels. Tout change lorsque l’emprise politico-militaire du Vietminh se développe dans une région. Les patrouilles ne rencontrent plus les habitants qui préfèrent les éviter, les visages se ferment, les enfants crachent au passage des soldats, les renseignements ne filtrent plus... En revanche, dans des zones contrôlées par l’armée populaire vietnamienne (apv), des groupes mobiles, surtout s’ils sont vainqueurs, rentrent à leurs bases accompagnés d’autochtones venus spontanément se ranger sous leur protection ou s’engager.
La guerre au quotidien abîme puis détruit les liens entre les deux communautés car la peur freine les relations. Les combattants craignent les trahisons des civils et ceux-ci redoutent de fréquenter les soldats s’ils pensent qu’ils ne vont pas rester. La découverte de mines près des postes, les embuscades dans des villages proches, les massacres de paysans amis et la vue de camarades mutilés déclenchent des vagues haineuses de colère sans retenue, des exécutions sommaires et des destructions. Et beaucoup d’estimer qu’on ne peut pas se fier à un Vietnamien. C’est ce sur quoi compte le Vietminh pour interdire et rendre impossible tout lien entre civils et militaires. Ainsi, en Annam en 1952, il assassine une famille qui avait consulté un médecin de bataillon pour sa petite fille. La parcellisation des effectifs dans une multitude de postes isolés donne des responsabilités à des gradés qui n’ont pas l’autorité nécessaire sur leurs hommes, qui pensent alors qu’il est possible de tout faire puisqu’on est loin de la hiérarchie. On assiste ainsi à de très nombreuses fautes, dont peu sont punies.
Les troupes d’intervention ont peu d’attaches avec les habitants. Formés pour défaire l’apv, opérant dans des régions mal contrôlées par le corps expéditionnaire, leurs membres ne sont pas loin de considérer tout autochtone comme un « Viet ». Selon les situations, les fouilles, les interrogatoires, les arrestations ne se font ni dans la douceur ni dans la compréhension. En zones réputées vietminh, les combattants n’ont guère de mesure. Manque de respect, incendies de villages, exécutions, violences répondent à la guérilla. Ces réactions s’exacerbent encore plus si les combats ont été difficiles ou si l’ennemi a fui. Les civils deviennent alors des victimes de compensation et finissent par croire que les Français ne savent pas faire la part entre les amis et les ennemis. Ils affichent donc leur neutralité par prudence et certains sont prêts à rejoindre l’apv. Légionnaires et Maghrébins se comportent souvent très durement. Des légionnaires allemands, qui ont eu l’expérience du front russe, font peu de quartier, considérant que tout Indochinois est un « partisan ». Les Nord-Africains ont une propension à piller, notamment les goumiers marocains qui ont connu les campagnes d’Italie et d’Allemagne.
Les relations entre des groupes si différents ne sont pas simples à étudier. Les aspects polymorphes du conflit polluent les rapports entre les combattants et les autochtones. En Indochine, le corps expéditionnaire est rapidement confronté à une guerre totale dans laquelle la population est un enjeu crucial. C’est la guerre révolutionnaire dans laquelle tous les moyens sont bons pour affaiblir l’adversaire. Il en résulte que si l’on veut la combattre victorieusement, il faut s’affranchir de la morale militaire classique. Les civils font donc les frais de cet affrontement.
Les autorités françaises souhaitent pourtant clairement faire œuvre de pacification, c’est-à-dire éviter tous les excès inhérents à la répression de la guérilla dans un pays presque étranger. Ainsi, des chefs demandent que l’on évite l’emploi des grenades dans les villages. En reprenant rapidement ses troupes en main, le commandement désire montrer aux civils le sens de l’obéissance des militaires français. Durant tout le conflit, il multiplie les notes et les instructions, et n’a de cesse d’interdire certaines pratiques comme la destruction des villages, la torture, les exécutions, et de menacer de lourdes sanctions tous les délinquants coupables de vols, de viols ou de brutalités. La violence, le phénomène des groupes armés, l’immaturité de nombreux engagés, les faiblesses de l’encadrement s’ajoutent à un niveau culturel des soldats souvent bas et aux techniques du Vietminh pour rendre les contacts difficiles. Pourtant de nombreux militaires parviennent à établir de vraies relations avec les habitants, cherchant à les comprendre, à vivre avec eux, à apprendre leur langue et à leur apporter un peu de bien-être dans le respect de l’autre. Pour nombre d’entre eux, le séjour en Extrême-Orient reste inoubliable. Ne parle-t-on pas du « mal jaune » pour traduire leur attachement au pays et à ses habitants ?