Depuis le Moyen-Âge, des étrangers servent au sein des troupes de la monarchie française, à l’instar de la garde écossaise du roi puis des Suisses. Ils sont environ 20 % dans les armées (hors Marine) d’Ancien Régime en temps de guerre1. Toutefois, avec la Révolution française, la question de leur place prend un autre sens. En effet, un nouveau modèle militaire émerge alors. L’armée est désormais nationale et censée être composée de soldats-citoyens2. Le lien entre service pour la nation et possession de la « nationalité » (concept encore un peu flou) française s’impose progressivement. Dès lors, les personnalités, comme le maréchal de Saxe au xviiie siècle, et les soldats étrangers n’ont en principe plus leur place dans l’armée. Ils sont poussés à la démission. Et la loi du 28 février 1790 dissout les corps étrangers. Pourtant, l’histoire des xixe et xxe siècles bat en brèche l’idée d’une disparition pure et simple des étrangers dans les forces françaises. Des figures célèbres portent l’uniforme français – nous ne citerons ici que l’Italien Garibaldi en 1870 et le Suisse Blaise Cendrars en 1914 – et certaines unités continuent de recruter essentiellement des étrangers. Il s’agit donc ici de comprendre comment la France issue de 1789 conçoit la place des étrangers dans son armée nationale et quel rôle elle leur confie pour sa défense, notamment au cours de la période coloniale. Pour ce faire, il faudra tout d’abord dégager les logiques fondamentales qui président à leur emploi de 1789 à 1945. Puis nous verrons comment la Légion étrangère s’impose comme la troupe regroupant l’essentiel des étrangers et comme un outil permettant au mieux de gérer ces soldats atypiques.
- Deux logiques d’emploi pour les étrangers
au service de la France
Les coalitions contre la France révolutionnaire puis napoléonienne obligent rapidement celle-ci à mettre en place des mesures lui assurant des troupes en nombre suffisant pour affronter ses ennemis. Si la loi Jourdan-Delbrel instaurant la conscription est le dispositif essentiel, le recours aux étrangers est également un outil dont ne peut se priver Paris. Il répond à deux logiques principales.
- La guerre impériale : des unités pour une défense régionalisée
La régionalisation du système de défense répond à l’expansion territoriale rapide de la Grande Nation. Les conquêtes donnent naissance à des républiques sœurs sous le Directoire, transformées en royaumes vassaux par Napoléon. Les affectations de corps composés d’étrangers laissent à voir des logiques régionalisées. L’un des meilleurs exemples est sans doute constitué par les troupes des provinces illyriennes. Quand cette région est intégrée à l’Empire français en 1809, l’une de ses provinces, la Croatie militaire, fournit six régiments chargés de sécuriser la frontière avec l’Empire ottoman. Même s’ils sont ponctuellement utilisés au sein de la Grande Armée, notamment lors de la campagne de Russie, les paysans-soldats qui composent ces « chasseurs d’Illyrie » ont pour fonction essentielle d’affirmer la souveraineté française sur une frontière balkanique très disputée.
Cette logique impériale se poursuit au cours du xixe siècle, dans le cadre colonial cette fois-ci. Des troupes supplétives de non-nationaux servent à l’échelle locale ou régionale à la défense de l’Empire français3. Leur rôle est essentiel, alors que les effectifs des forces envoyées de métropole atteignent des plafonds sans mesure avec les besoins. Des « indigènes » peuvent également être officiellement intégrés dans les forces françaises. Les unités construites sur un recrutement local se multiplient : tirailleurs algériens dès les années 1830, tirailleurs sénégalais à partir de 1857 ou indochinois dans les années 1880 ; goumiers marocains, chasseurs libanais ou escadrons druzes au xxe siècle. Ces hommes ont l’avantage de parfaitement connaître les parcours habituels ou les tactiques des tribus susceptibles de se soulever contre l’autorité française.
Par précaution, dès l’origine, ces troupes comprennent toutefois une proportion plus ou moins importante de Français, généralement l’encadrement confié à des officiers nationaux et, de façon variable, l’intégration de sous-officiers et de soldats français en leur sein. Mais les configurations sont très différentes d’une unité à l’autre, d’une région à l’autre et d’une période à l’autre. Sous le Premier Empire, les anciens officiers autrichiens des « chasseurs d’Illyrie » sont remplacés dès 1809 par des Français mêlés à des Croates4. Lors de la conquête de l’Algérie, les zouaves intègrent essentiellement des soldats kabyles, avant de voir leur recrutement devenir européen dès 1842.
Les spahis algériens, marocains ou tunisiens vont, eux, subsister et s’illustrer lors des deux conflits mondiaux. Ainsi, créé pour la conquête puis le maintien de l’ordre dans l’Oranais, le 2e spahis prend part à la pacification du Maroc de 1907 à 1913 et sera plus tard intégré à la 1re armée française sous les ordres de De Lattre de Tassigny. Ces soldats sont l’objet de mythes reposant sur les capacités guerrières de telle ou telle tribu d’Afrique du Nord. Dans une lecture ethniciste, le lieutenant Gaudront évoque ses soldats marocains lors de la campagne d’Italie en 1944 : « Les grands Schleus aux jambes brunes, en short, avaient tombé la djellaba et, le torse ceinturé de bandes de cartouches, ils se ruaient à l’assaut dans un élan irrésistible. Toute résistance ennemie était enfoncée, tournée, submergée, les Allemands fuyaient jetant leurs armes, leur équipement et jusqu’à leurs vêtements, mais dans ces rochers impossibles, ils étaient rattrapés, pris ou massacrés5. »
- La guerre politique : attirer des volontaires étrangers
Toutefois, une logique plus politique guide également le maintien de l’emploi d’étrangers dans l’armée française. Le licenciement des régiments étrangers en 1790 n’est qu’une courte parenthèse. Très rapidement, des volontaires incarnent l’esprit universel de la Révolution française. Une grande part est constituée de jacobins européens, comme Arnold-Ferdinand Donckier de Donceel au sein de la légion de Luckner peu avant Valmy6. Francisco de Miranda est général au service français à Valmy avant d’être le premier chef du combat pour l’indépendance du Venezuela. Des contraintes matérielles viennent amplifier le phénomène. Sous couvert d’universalité de la Grande Nation sont enrôlés des officiers étrangers expérimentés dont la France a cruellement besoin après l’hémorragie de l’Émigration. Au moment du 10 août 1792, 72 % des treize mille cinq cents officiers de 1789 (mille sept cents d’entre eux sortaient du rang) ont quitté l’armée dont 51 % pour des raisons politiques7. Les levées successives de « volontaires » à partir de 1791 entraînent ainsi la recréation d’anciens régiments étrangers sous des appellations de régiments de ligne. Ainsi, le régiment suisse d’Erlach devient le 63e de ligne, tandis que les Irlandais du régiment de Dillon forment le 87e de ligne.
Au moment du coup d’État de Brumaire, en 1799, les unités étrangères représentent déjà un peu plus de quarante-sept mille hommes, soit 6,5 % de l’effectif total arrondi des forces de la République. Elles sont 7,4 % de l’ensemble de l’armée de terre en 1809, 7,3 % en 1812, sans prendre en compte les contingents alliés intégrés dans la Grande Armée8. Si on les englobe, on atteint sensiblement les 20 % d’étrangers en temps de guerre dans les forces napoléoniennes, soit une moyenne semblable à celle d’Ancien Régime. Dès 1805, certains régiments, comme le 2e étranger, regroupent également des prisonniers de guerre allemands et russes. En partie pour des questions pratiques, et en partie parce que nombreux sont ceux qui affluent vers les armées françaises vectrices des idées nouvelles concrétisées en 1789. Les étrangers demeurent donc nombreux au lendemain de la rupture que représente la Révolution. Or, à partir de la monarchie de Juillet, une troupe, la Légion étrangère, incarne cette pérennité dans une armée devenue nationale.
- La Légion : la construction d’une nouvelle image
des étrangers au service de la France
De la conquête de l’Algérie aux deux conflits mondiaux, la Légion bâtit peu à peu sa légende. Elle constitue un modèle original au sein des grandes armées occidentales dont aucune ne possède d’unité concentrant des étrangers qui viendraient se placer au service d’un État. La seule exception est la Bandera espagnole, formée en 1920 sur le modèle français.
- Une troupe de mercenaires séditieux
Par l’ordonnance du 9 mars 1831, le roi Louis-Philippe autorise la création d’une troupe regroupant les étrangers au service de la France. Après l’échec de plusieurs insurrections en Europe en 1830, cette troupe fait figure de refuge pour les révolutionnaires du continent. Toutefois, ils sont rapidement perçus comme potentiellement facteurs de contestation par le pouvoir, qui considère alors pertinent de les détourner du territoire métropolitain : « Cet étranger […] est un vagabond dont il est important d’arrêter les courses continuelles. Proposez-lui en conséquence d’entrer dans la Légion étrangère », écrit le préfet du Doubs à propos du Polonais Stanislas qui vit au dépôt de Besançon en 18329. Par ailleurs, la conquête de l’Algérie nécessite la mise en place d’une troupe capable de conquérir et de tenir ce territoire.
La Légion étrangère est donc destinée à combattre hors de France. Dans l’esprit du roi, les étrangers qui la composent sont réellement des séditieux, des mercenaires. Cette histoire initiale marquée du sceau de la méfiance du pouvoir politique, un recrutement qui laisse largement place à l’emploi de déserteurs étrangers, de délinquants ou de criminels, et l’entretien d’une assimilation aux mercenaires expliquent que la désertion est probablement plus forte dans la Légion que dans d’autres corps10. Elle est par ailleurs amplifiée par un fonctionnement communautaire qui pousse les exclus du groupe (pour des questions de jeux, de violence interpersonnelle ou autres) à s’enfuir. De multiples raisons peuvent y être ajoutées (esprits romanesques tentés de rejoindre un mouvement révolutionnaire par exemple) participant à la légende noire des étrangers au service de la France11.
- Une troupe prestigieuse
La Légion construit cependant rapidement sa réputation, notamment après son installation en 1841 à Sidi Bel-Abbès. Son image glorieuse est notamment fondée sur le combat de Camerone, le 30 avril 1863. Lors de l’expédition du Mexique, trois officiers et soixante-deux légionnaires font le serment de se battre jusqu’au bout face à deux mille assaillants. Chaque année, aujourd’hui encore, une cérémonie permet à un légionnaire, choisi par ses pairs, de porter la main (une prothèse de bois) du capitaine Danjou, tué à la tête de ses hommes. Au xxe siècle, le défilé de ses sapeurs le 14 juillet, le cinéma (Beau Geste avec Gary Cooper en 1939 ou Laurel et Hardy conscrits la même année) ou encore la chanson, notamment Mon légionnaire immortalisée par Édith Piaf, entretiennent le mythe.
Illustrant la logique de guerre politique instaurée par la Révolution et l’Empire, des volontaires viennent grossir les rangs lors de chaque grand conflit. En 1870, Garibaldi forme la première troupe garibaldienne au service de la France dans l’armée des Vosges qu’il commande12. Sous le commandement de son petit-fils Peppino, de nouveaux garibaldiens forment le 4e régiment étranger de marche du 1er étranger qui s’illustre en Argonne durant l’hiver 1914-191513. Par leurs origines géographiques, certains semblent n’avoir aucune raison de s’impliquer dans un conflit qui concerne fondamentalement les puissances européennes, à l’instar des Chinois qui combattent dans la Somme ou des volontaires latino-américains14. Au total, près de trente mille hommes répondent à l’appel de l’écrivain suisse Blaise Cendrars à venir rejoindre l’armée française en 1914. Des personnalités servent ainsi à faire rayonner l’image de la France qui intègre des étrangers dans ses rangs. L’un des plus fameux est le prince Aage de Danemark, petit-fils du roi Christian IX, qui participe à la guerre du Rif. Juste après, il sera d’ailleurs envoyé dans une mission de représentation aux États-Unis15. Dans l’entre-deux-guerres, la Légion connaît un grand prestige ; sa troupe atteint quarante-cinq mille hommes en 1939. Plusieurs milliers de réfugiés espagnols présents sur le territoire français s’engagent alors en son sein ou dans les régiments de marche de volontaires étrangers (rmve) pour combattre le fascisme16. Elle s’illustre ensuite dans les forces de la France libre, de Bir-Hakeim aux combats de la poche de Colmar et la libération complète du territoire métropolitain. Ces afflux lors des grands conflits illustrent la conception française de la Nation autour d’une communauté de valeurs, quand bien même ces hommes demeurent étrangers.
Ainsi, la présence d’étrangers dans les armées françaises a survécu au passage à une armée nationale lors de la Révolution. Cette persistance s’explique par des logiques pragmatiques (besoin d’hommes et système régionalisé) et plus idéologiques (une Nation universelle dont le modèle véhiculé par ses armées doit être porté au-delà des frontières) dans un contexte d’impérialisme révolutionnaire, napoléonien puis colonial. Au discours selon lequel le pays doit être défendu par des citoyens-soldats se voit ainsi juxtaposé un recours à des corps composés d’étrangers. Avec la création de la Légion étrangère en 1831, la France reste fidèle à l’idée qu’elle constitue l’un des centres d’une culture humaniste universelle et qu’elle est un refuge pour les persécutés du continent européen. La méfiance invite cependant à n’utiliser les étrangers, soit en raison de ce passé agité, soit parce qu’ils sont « indigènes », que dans des espaces non métropolitains. Les conflits mondiaux font exception, mais viennent renouveler le modèle d’une France matrice des libertés par la renommée et l’éloignement plus grand des volontaires venus rejoindre les rangs de ses forces. Cependant, après 1945, la question de la place de la France dans le monde sera remise en cause. La décolonisation va marquer la fin d’une France coloniale et impérialiste, et la forcer à réinventer son rapport avec ses soldats étrangers. Depuis 1962, la France cherche à maintenir son influence dans la mondialisation ; sa capacité à toujours attirer des étrangers de tous les continents et à en faire des soldats d’élite est une nouvelle voie pour son discours universaliste.
1 Article « Mercenaires », in Lucien Bély (dir.), Dictionnaire de l’Ancien Régime, Paris, puf, 1996, p. 818.
2 Thomas Hippler, « Service militaire et intégration nationale pendant la Révolution française », Annales historiques de la Révolution française n° 329, 2002, pp. 1-16.
3 Jacques Frémeaux, « Les première troupes supplétives en Algérie », Revue historique des armées n° 255, 2009, pp. 61-67.
4 Vladimir Brnadic, « Gagner les cœurs et les esprits. Officiers et soldats illyriens de l’armée napoléonienne 1809-1814 », in Natalie Petiteau, Jean-Marc Olivier et Sylvie Caucanas (dir.), Les Européens dans les guerres napoéloniennes, Toulouse, Privat, 2012, pp. 139-149.
5 Récit des combats du 17 mai 1944 au Fracoloso de la 7e compagnie du 1er rtm par le lieutenant Gaudront, le 18 juin 1944, shd dat 12P61. Cité par Julie Le Gac, Vaincre sans gloire. Le corps expéditionnaire français en Italie, Paris, Les Belles Lettres/ministère de la Défense, 2013.
6 Musée royal de l’armée de Belgique, officier n° 444.
7 André Corvisier (dir.), Histoire militaire de la France, Paris, puf, 1992, 3 tomes (tome 2, p. 202).
8 Jean-François Brun, « Les unités étrangères dans les armées napoléoniennes : un élément de la stratégie globale du Grand Empire », Revue historique des armées n° 255, 2009, pp. 22-49.
9 Archives départementales du Doubs, M 824.
10 Il n’y a cependant pas d’enquête scientifique sur le sujet.
11 André-Paul Comor (dir.), La Légion étrangère. Histoire et dictionnaire, Paris, Robert Laffont/ministère de la Défense, « Bouquins », 2013.
12 Hubert Heyriès, Garibaldi. Le mythe de la révolution romantique, Toulouse, Privat, 2002.
13 shd/dat jmo du 4e régiment de marche du 1er étranger.
14 Michaël Bourlet, « Les volontaires latino-américains dans l’armée française », Revue historique des armées n° 255, 2009-2, pp. 68-79.
15 Aage de Danemark, Mes souvenirs de la Légion étrangère, Paris, Payot, 1936.
16 Diego Gaspar Celaya, « Portraits d’oubliés. L’engagement des Espagnols dans les Forces françaises libres 1940-1945 », Revue historique des armées n° 265, 2011, pp. 56-69.