Il avait fallu quatre siècles pour que les Gaulois deviennent des Gallo-Romains (475 ap. J.-C., fin de l’empire d’Occident) ; puis trois siècles pour que, par les « grandes invasions » et les royaumes romano-barbares des temps mérovingiens, s’impose l’Empire carolingien christianisant (800 ap. J.-C.) ; quatre siècles encore pour que se dressent les royautés féodales et les principautés franques des croisades (xie-xiiie siècle) ; trois siècles enfin pour que s’établissent les royautés temporelles soumettant leurs grands féodaux (xve siècle).
Au cours de ces longues périodes, à travers les guerres et les révoltes, s’étaient établies des osmoses de populations hétérogènes, des transmutations de valeurs, d’institutions et de structures sociales. Les langages vernaculaires issus du latin populaire donnèrent naissance aux langues romanes qui se sépareront au viiie siècle et deviendront nationales.
Au milieu du xxe siècle, après le suicide des États-nations européens par la Grande Guerre, manufacturière et planétaire entre des masses mobilisées allant des guerres balkaniques (1909-1913) à l’écrasement matériel et juridique (vacuum juris) de l’Allemagne nazie (1945), les Européens pouvaient se croire au xve siècle. Comme les grandes dynasties (Capétiens, Habsbourg, Tudor, Rois Catholiques, puis Hohenzollern et Romanov) avaient assemblé des provinces en des ensembles politiques, l’Europe dévastée pouvait espérer, sinon réunir ses États-nations, au moins les constituer en un nouvel ensemble, une puissance quasi continentale. Certes elle était tranchée par le rideau de fer. Mais celui-ci était la forme contingente de la diagonale tragique de l’Europe1 la répartissant du cap Nord au Bosphore en deux nébuleuses : l’occidentale latine et maritime, l’orientale slavo-orthodoxe et continentale. Encore frémissante de ses haines héréditaires, elle manquait sa défense commune (ced2, 1954), mais affirmait se définir par ses valeurs : la plus éclatante commémoration du bicentenaire de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1989 fut la chute du mur de Berlin.
Aujourd’hui, l’Europe va-t-elle s’organiser en un front de défense monétaire et économique commun ? En renâclant contre les directives de Bruxelles, les pays européens, tiraillés entre leurs restes d’autonomie et leur intégration dans une sorte de confédération à monnaie commune mal mutualisée, finissent par « sauver » de la faillite les pays « fautifs », « fraudeurs » sur leurs dettes. Est-ce par cette servitude immorale que l’Europe continuera de se structurer ? Ou de se nécroser ? Conjuguant le nomadisme touristique de masses et celui spéculatif des marchés financiers, elle était agressée dans son nouveau centre, les tours jumelles à Manhattan, et réagissait par son nouveau nomadisme militaire (les opérations extérieures, opex), destiné à affirmer ses valeurs démocratiques et à assurer ses standards de vie. Mais l’Europe demeurait latérale au cosmopolitisme des Lumières : se voulant, à la suite de Jean Monnet, un espace géoéconomique surplombant les États nationaux, elle intégrait des pays insuffisamment préparés3. Elle ressemblait à la grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf de La Fontaine : « La chétive pécore s’enfla si bien qu’elle creva. » Tout au moins l’Europe demeurait dans l’orbite des États-Unis, et subissait le choc psychologique et économique des pays émergents.
Elle ne parvenait pas à se transmuer en État semi-continental, elle s’engluait en deux phénomènes discordants : une bureaucratie édictant des normes de comportements internes uniformisantes alors que les traditions souverainistes freinaient la convergence des politiques étrangères de chaque État. Une fuite en avant accélérée par l’individualisation des anciennes structures sociales (famille, partis, patries, religion) favorisait les aspirations à la satisfaction immédiate des instincts au-delà des besoins vitaux. D’où, pour les gouvernements, l’impossible tâche de concilier la progression des acquis sociaux et la compression des dettes nationales, de par la contradiction majeure entre deux revendications populaires : acheter moins cher les objets de consommation courante, ce qui entraîne la délocalisation de la fabrication dans les pays à bas salaires ; réduire les temps de travail (durée hebdomadaire, retraite) par la reconnaissance du « droit à la paresse » (Paul Lafargue) et de la société du care, nécessaires à l’humanisation de l’existence.
Dès lors se mettaient en marche deux phénomènes cumulatifs. L’extension de l’invention scientifique et de l’innovation technique dans les pays émergents. La volonté des populations pauvres de s’installer dans les anciens (anciennement ?) pays riches.
La première immigration avait été militaire : troupes coloniales composées d’« indigènes » engagés pour « défendre le pays » ou pour assurer la souveraineté sur l’empire. Migration courte, mais reconnue glorieuse : « Force noire » au chemin des Dames (Mangin), étendard du 1er spahis marocain (Lyautey Cavalerie), drapeaux des 7e tirailleurs algériens et 4e tirailleurs tunisiens, parmi les plus décorés de l’armée française. Y eut-il ensuite négation du prix du sang ? En 1962, de Gaulle, refusant un « Colombey-les-deux-Mosquées », ordonna de ne pas rapatrier, ou plus exactement de ne pas « patrier », les harkis et leurs familles.
La deuxième migration réalise une mutation socioprofessionnelle : le combattant devient force de travail. Pour se reconstruire, la France « importe » des travailleurs maghrébins, l’Allemagne des travailleurs turcs, l’Angleterre décolonise mais accepte les ressortissants du Commonwealth. Sous la pression sociologique et l’invocation des droits humains (éviter la solitude psychologique et sexuelle de dizaines de milliers de travailleurs), on organise le regroupement familial : l’émigration devient féminine et enfantine.
La troisième immigration, plus réduite mais idéologiquement motivée, quitte les pays musulmans souffrant de la répression ou de la pauvreté. Elle fait sortir du dar al-islam (notion géopolitique) des musulmans invoquant le droit d’asile politique, désirant s’établir dans les pays non musulmans pour continuer à y étendre la umma al-islamiyya (notion démographique).
La quatrième migration fuit le non-emploi, aspire à la société de consommation, et fait appel au droit d’asile économique et humanitaire. Les générations des primo-arrivants s’étant stabilisées, leurs descendants obtiennent des aménagements cultuels, sociaux et commerciaux (lieux de prière, nourriture halal, carrés dans les cimetières), qui leur permettent d’affirmer leur islamité rituelle. Elle s’est multipliée avec le « printemps arabe », poussant les « indignés » à une transition politique sur place, mais favorisant les départs vers l’Occident recherché comme lieu de consommation. Cette quatrième immigration tend à s’accroître et varie ses origines. Maghrébine et proche-orientale, elle est devenue subsaharienne et asiatique (sous-continent indien, Asie centrale), se ramifie entre les voies d’accès (Turquie, Grèce orientale, Sicile, présides espagnols, Canaries) et aspire à une implantation définitive avec, sous-jacente, l’idée de reconquête, de revanche, de justice distributive, de repentance.
Dès lors, la planète subit deux projections démographiques inversées et dénivelées. Quelques centaines de milliers de militaires et d’humanitaires, de sécuritaires et de mercenaires, de techniciens et de commerciaux dans le tiers-monde en devenir, contre quelques dizaines de millions de personnes venues de pays plus ou moins en déréliction ou en émergence lente, maghrébines, moyen-orientales, turcophones et africaines en Europe occidentale, peut-être chinoises en Sibérie, latinos et asiatiques en Amérique du Nord. « Asymétrie » tendant, dans une longue durée, à créer de nouvelles identités, mais comblant en partie la diminution des populations et des mains-d’œuvre originaires. Mutation capitale qui entraîne des hésitations sur les politiques de contrôle, d’intégration ou d’assimilation, donc sur les « défenses » à l’égard de ces projections et fixations de ces populations où peuvent se recruter des terroristes. D’où les mesures de prévention policière et les vives oppositions sur les quotas et les conditions d’admission. Et sur leurs conséquences : l’immigration est-elle financièrement et culturellement enrichissante ?
Alors se réveillait un des syndromes traumatiques de la grande histoire européenne : celle des invasions barbares, des grandes invasions. D’autant plus que les arguments en faveur des migrants avaient justifié la conquête de la planète par les Européens christianisés.
Question de droit naturel : tout être humain a-t-il vocation, a-t-il le droit de s’établir en d’autres lieux qu’en sa terre d’origine ? La terre natale, le sol sacré de la patrie sont-ils perméables à tous ? Comme les espèces animales, l’espèce humaine, prise en ses diverses communautés, marque ses territoires. Les argumentations se renversent. Les théologiens-juristes espagnols du Siècle d’Or (Victoria, Suarez, Las Casas) ont plaidé et obtenu la reconnaissance de l’humanité pleine et entière, le statut d’homme à vocation chrétienne, aux peuples du Nouveau Monde. Mais ils ont justifié la conquête des Amériques par le jus communicationis, le droit des conquistadores à parcourir, à réglementer et à évangéliser les Mésoaméricains. Au nom de ses valeurs, l’onu justifie son droit de protection des peuples contre leurs dictateurs. Mais au-delà, les peuples malheureux ont-ils le droit de venir s’implanter dans les pays encore riches ? Une sorte de jus migrationis au profit des anciens colonisés ?
Paradoxal renversement politique : lors des guerres de décolonisation, les colonisés combattant pour leur indépendance ont refusé les statuts plus égalitaires que leur offraient les métropoles coloniales. Dispensées d’accorder à leurs anciens sujets en progression démographique les droits du citoyen et les avantages des acquis sociaux, celles-ci ont été en définitive les bénéficiaires de la décolonisation.
Dès lors, devant l’afflux des réfugiés venant d’Afrique, débarquant à ou se noyant devant Gibraltar ou Lampedusa, les controverses politiques s’affrontent en des concepts de combat mal définis : seuil de tolérance/immigration ; sélection/discrimination ; stigmatisation/xénophobie/racisme ; citoyenneté/identité/communautarisme ; relativisme/évangélisme… Et en des anticipations de real stratégie (faut-il accueillir, refouler, reconduire ?) qui ravivent l’angoisse européenne de la charnière des ve et vie siècles contre les « déferlements ».
Alors, pour le dernier des grands poètes latins, Claudien (370-404), et pour le dernier des grands généraux romains, Stilicon (359-408), celui-là héroïsant les faits d’armes de celui-ci, vainqueur d’une armée wisigothe envahissant l’Italie en 403. De la panique des Romains, Claudien donne un sombre tableau dans son De Bello Getico4 :
« De quelque côté qu’Érinnys dirige leur course vagabonde, semblables à la grêle dévastatrice ou à la peste, les Barbares s’élancent par les routes les plus impraticables, tous les obstacles cèdent à leur impétuosité. […] Les Thermopyles même qui jadis avaient arrêté les Mèdes cèdent à la première attaque. […]
« Mais enfin les Alpes, en châtiant les Gètes, ont vengé tous les monts de la Grèce, et l’Éridan vainqueur a lavé l’affront de tous ses fleuves. L’événement nous a appris qu’un voile épais dérobe à nos yeux les secrets du destin ! Quand la barrière des Alpes fut escaladée, qui eût pensé qu’il dût subsister une ombre de la puissance romaine ?
« Et comme si Rome eut été déjà prise, voici qu’une sinistre nouvelle s’envola par-delà les mers, par-delà la Gaule et les Pyrénées. La Renommée, portant la Peur sur ses ailes assombries et recueillant tous les fruits sur sa route, depuis Gadès jusqu’à la Bretagne, n’allait-elle pas épouvanter l’Océan, et pour la première fois faire trembler au fracas de la guerre la lointaine Thulé ? […]
« Ne croyait-on pas voir déjà nos tours, nos murailles solides comme l’acier tomber sans pouvoir nous protéger et nos portes garnies de fer s’ouvrir d’elles-mêmes aux Gètes, sans que la profondeur des fossés et l’épaisseur de nos retranchements fussent capables d’arrêter l’élan de leurs chevaux qui dévoraient l’espace ? Déjà la population est prête à s’embarquer, à aller chercher un asile dans les ports de Sardaigne et à confier sa vie à la protection des vagues écumantes. La Sicile elle-même, peu rassurée par l’étroit bras de mer qui la sépare de l’Italie, souhaiterait que la nature lui permît de s’écarter davantage, de laisser passer plus largement les flots ioniens en refoulant le cap Pélore. »
Mais Stilicon harangue ses troupes :
« Je veux vous rappeler notre ancienne histoire. Le farouche Annibal renversait toutes les places fortes de l’Ausonie et le désastre de la Trébie s’était renouvelé à Cannes. […] Stilicon, par cette harangue, tout à la fois réprima une guerre naissante, se procura des ressources militaires et enrôla comme auxiliaires les Barbares qui l’imploraient ; il fixa leur nombre au chiffre qui convenait et qui ne fut ni une charge pour l’Italie, ni un sujet de crainte pour l’empereur.
« Au bruit qui s’en répandit, nos légions, entraînées par l’amour de leur chef, se hâtent d’accourir de toutes parts, avec leurs enseignes. La vue de Stilicon leur rend le courage. À leur joie se mêlent des sanglots et des larmes, […] les citoyens applaudirent avec des transports de joie ce présage certain du triomphe. Stilicon leur apportait enfin le rempart de son bouclier. […]
« À mesure que l’espérance pénètre en nos âmes, elle abandonne les Gètes. Ils dressaient déjà la tête jusqu’aux étoiles, se promettant tout depuis qu’ils avaient franchi les Alpes. Ils pensaient n’avoir plus un obstacle à renverser ; mais en face de toute cette jeunesse qui les regarde, à la vue de tant de bataillons d’infanterie, de tant de cavalerie, de ces fleuves, de ces remparts qui entourent et protègent le pays, il leur semble qu’un réseau les enveloppe et la fureur s’empare d’eux. Ils se reprochent l’excès d’assurance avec lequel ils ont envahi l’Italie ; ils voient s’enfuir tout espoir de s’emparer de Rome ; et leur grande entreprise ne leur cause plus que des regrets. »
Claudien et Stilicon pensaient terminer leur vie sur une dernière victoire militaire. En fait, Stilicon avait acheté le départ des Barbares et a été assassiné en 408 sur l’ordre d’Honorius, premier empereur d’Occident. En 410, Alaric mettait Rome à sac. Pour la première fois depuis Brenne et ses Gaulois (390 av. J.-C.), l’Urbs était violée, et saint Augustin transférait la vieille cité terrestre malheureuse vers la triomphante Civitas Dei (413-427). Mais la Gaule et l’Espagne demeuraient soumises à la domination vandale.
Pourtant, dans une certaine mesure, Rome avait réussi son immigration sélective des étrangers, des Barbares : Claudien était d’origine alexandrine, Stilicon d’origine vandale, Augustin était né en Numidie. Elle avait été une prodigieuse machine à intégrer, à assimiler. Elle accueillait dans son panthéon les dieux des peuples qu’elle avait conquis, mais les romanisait. L’édit de 212, qui accorda la citoyenneté à tous les habitants de l’empire, fut promulgué par l’empereur Caracalla, fils du sémite « libyen » Septime Sévère et de la Syrienne Julia Domnia. Mais Rome avait connu deux sortes de guerres internes inversées. Les guerres serviles : les esclaves révoltés voulaient la détruire (Spartacus, 73-71 av. J.-C.). Les guerres sociales (90-88 av. J.-C.) : les villes italiennes alliées (sociae) voulaient obtenir le droit de cité afin de pouvoir accéder à la distribution des terres de l’ager publicus. La simple résidence à Rome autorisait leurs citoyens à jouir de ce droit, mais les lois agraires, dont seuls les citoyens romains bénéficiaient, les en privaient. Les cités furent vaincues par Sylla, mais le Sénat leur donna progressivement le droit convoité.
Rien n’est analogique en histoire : ces schémas sont-ils transposables dans nos sociétés contemporaines ? Depuis le début de la période coloniale, des immigrations diversifiées se sont établies. Mais émigrer, partir, s’installer, ne plus revenir, est-ce se transmuer, se renier ? « Il ne change pas d’âme mais de cieux, celui qui va au-delà des mers » rappelait Horace (Épître XI) à son ami Bullatius partant pour la Grèce. L’émigrant devenant un immigré s’occidentalise-t-il ou orientalise-t-il son nouveau milieu ?
Cet afflux démographique a suscité deux figures sociales inédites. Le musulman néo-européen tout d’abord. La troisième génération de nationalité et de langue du pays qui n’est plus d’accueil mais de naissance et d’« hominisation » sera de mœurs, de comportements, de travail européenne, même si demeurant consciente d’une origine musulmane. Sera-t-elle seulement conservation de souvenirs par quelques rites cultuels (ramadan, voile, abstention de porc, d’alcool…) ou se référera-t-elle aussi aux obligations juridiques coraniques ? Problème souvent douloureux dans les unions interreligieuses, qui prend toute son ampleur dans la détermination du prénom et de la religion des enfants. En pratique, dans les anciens mariages mixtes, si l’époux était musulman, l’épouse non-musulmane acceptait, ou était obligée d’accepter, la religion de son mari et des prénoms musulmans pour leurs enfants. Ainsi se formera une population extérieurement intégrée mais à mythologie spécifique. Ensuite, deuxième figure, celle de l’Européen néo-musulman converti pour mariage (la musulmane ne peut épouser un non-musulman : la pression familiale est forte), par mode intellectuelle, par refus des anciennes institutions ecclésiales chrétiennes, par recherche de spiritualité et de chaleur humaine (également offertes par les sectes), par séduction de la simplicité dogmatique musulmane ou inquiétude sur les aspects fixistes du droit et de la morale catholiques… ou par réaction contre un laïcisme matérialiste et hédoniste.
La déchirure interne devient grave pour les musulmans néo-européens. Ils sont écartelés entre quatre systèmes culturels : la culture de tradition souvent familiale et non savante, mais morale et comportementale que certains veulent rédimer par un islam non de spectacle mais d’ostentation à l’encontre de l’environnement général (observance, aspect physique et vestimentaire, au-delà des actions directes) ; la culture de la télévision, fondée sur la publicité et le divertissement, véhiculant violence et permissivité, érotisme ; la culture de l’école, voulant combiner l’unanimisme de l’humanisme laïc républicain et l’enrichissement par la diversité ; la culture du rap contestataire dans les quartiers oscillant entre la demande de repentance, la revendication socio-économique et l’inquiétude d’un effacement des spécificités tandis que les actes d’incivilité, d’« ensauvagement », suscitent une psychose d’insécurité, s’exaltent en négations et anathèmes réciproques.
Entre ces quatre cultures, comment peut résister l’homo islamicus classique ? Les organisations religieuses prêchent l’observance et la morale, et insistent sur la nécessaire préservation d’une identité musulmane alors que celle-ci est menacée. Au-delà du phénomène actuellement croissant de l’islamisation oblique par imprégnation psychosociologique, se pose le problème inverse de la transformation du croyant fidéiste en musulman culturel puis en musulman statistique adhérant aux lois de la République.
D’où le dilemme : s’affirmer « Beur à part entière » pour être « Français à part entière », n’est-ce pas risquer de n’être qu’un « Français à part », un « indigène de la République » dans un multiculturalisme devenant de plus en plus folklorique et agressif ? Or la citoyenneté est l’inverse de la dhimminitude ou de l’indigénat. Schématiquement, dans l’histoire, les sociétés musulmanes ont accepté le maintien des « gens du Livre » dans leurs croyances et leurs pratiques. Cependant, le phénomène islamiste a bouleversé la perception du phénomène coranique : pour être un « bon musulman », doit-on appliquer intégralement et littéralement le Coran ? Mais la « coranisation » ne se fait pas seulement par l’immédiateté de la présence et des mœurs, de la musique et de la cuisine, mais par les transferts et les prises de contrôle financiers. Les fonds souverains et les avoirs particuliers des familles titulaires ou bénéficiaires du pouvoir dans les pays pétrollardiers s’investissent dans l’immobilier de prestige et les entreprises de high-tech européens.
Pendant ce temps, les Occidentaux demeurent sous le choc du terrorisme de destruction massive : tours de Manhattan, bouddhas de Bamyan. Certes l’opposition entre musulmans des Lumières et djihadistes est sommaire. Mais les opinions européennes oscillent : estimant que de trop nombreux musulmans ne désirent pas s’intégrer, elles craignent pour leur identité. Les controverses font rage sur cette notion floue. En 2011, en Norvège, un exalté idéologique se livre à un massacre de masse : soixante-seize jeunes socialistes hostiles à la « vikingnisation » sont assassinés.
Rome avait assimilé, par son imperium et par sa langue, ses légions et son droit, les peuples qu’elle avait soumis, les transformant en citoyens au nom de la Pax romana. Mais les poussées de populations pictes, germaniques, scandinaves, daces, parthes… étaient trop vastes pour que la civilisation romaine survive : effacement des panthéons gréco-romain et nordique par le martyrologue chrétien, lent remplacement de l’esclavage par le servage, articulation malaisée entre les hiérarchies épiscopales et les chefferies germaniques… À travers la succession des derniers empereurs d’Occident et des premiers empereurs d’Orient naissent et se combattent les royaumes romano-barbares imbriquant des cultures, des mœurs, des mentalités, des controverses théologiques (arianisme…), des lois (droit romain classique, Digeste de Justinien, loi Gombette burgonde, code Théodoric ostrogoth…) en des sociétés hétérogènes, tumultueuses, où chacun ressentait l’étrangeté de l’Autre sans pouvoir s’en éloigner.
De ces chaos, de ces déchirements, de grands évêques du vie siècle ont donné dans leurs écrits des descriptions hallucinées : Jordanès, d’origine gothe, peut-être évêque de Ravenne, conseiller d’un prince Alaman et son De Geterum sive Gothicum Origine et Rebus Gestis, saint Grégoire de Tours et son Historia Francorum.
En 1990, l’Europe se croyait au xve siècle : elle allait changer d’échelle, se construire une nouvelle architecture politique, s’affirmer comme civilianisation… Vingt ans plus tard, elle retrouve les chaos des ve et vie siècles… « Il avait fallu quatre siècles pour que les Gaulois deviennent des Gallo-Romains. » Combien de siècles, aujourd’hui, pour que les populations coexistant sur le sol européen secrètent, à partir de cultures disparates et de religions spécifiques, une nouvelle synthèse, une nouvelle civilisation, qui les distordra ou les dénaturera ?
Pour comprendre notre temps en marche vers le xxiiie siècle,
(re)lire de toute urgence Claudien, Jordanès et Grégoire de Tours…