À l’occasion de la commémoration du quatre-vingt-dixième anniversaire de l’armistice de 1918, célébrée à la nécropole nationale de Douaumont le mardi 11 novembre 2008, le président de la République déclara : « Dans la boue des tranchées, parmi les rats et la vermine, sous la pluie incessante des obus, montant à l’assaut face aux mitrailleuses en piétinant les corps des morts, tenus en éveil la nuit par les cris atroces des blessés abandonnés entre les lignes, les soldats, pour survivre, sentaient qu’ils devaient faire taire en eux leur part d’humanité. Le miracle fut qu’ils restèrent des hommes et qu’au milieu de tant de sauvagerie, leur conscience demeura éveillée. » Quelle est donc l’origine de ce prodige qui permit au soldat, plongé dans l’univers ultime de la guerre, de conserver son humanité ? Est-il d’ailleurs fondé de parler de prodige ? La conscience du soldat est-elle corrompue ou transcendée par la guerre ; ou par ses buts ?
Pour répondre à ces questions, il faut s’intéresser au soldat. Seule une réflexion sur son rôle, ses caractéristiques propres, en bref son identité, peut permettre de lever le doute. On pourrait objecter que la guerre est désormais suffisamment loin derrière nous pour pouvoir nous dispenser d’une telle analyse. Au contraire, c’est parce qu’elle offre un nouveau visage qu’il est urgent de s’interroger sur l’identité du soldat afin de discuter des évolutions ou, au contraire, des permanences qui la caractérisent.
Aux yeux de la communauté nationale, évoquer cette identité semble de prime abord suspect ou superfétatoire, au motif de voir les armées socialement et culturellement isolées, potentiellement soumises à des tentations prétoriennes. C’est pourtant une nécessité absolue. L’identité est le fruit d’une conscience : celle de l’altérité. Cette conscience signifie d’abord une meilleure connaissance de soi. Elle est indispensable à la communauté militaire, car c’est son identité qui fonde la stabilité et la solidité de l’édifice, et qui lui donne tout son sens. Elle ouvre également la voie à la juste perception de soi par les autres, autrement dit par la communauté nationale. C’est pourquoi une réflexion sur l’identité militaire est indispensable pour éclairer la communauté nationale sur la signification profonde du recours à la force armée afin d’en conserver intacte l’utilité.
Le monde est sans doute « plus mobile, plus incertain et imprévisible »1, pour autant, cela ne signifie pas qu’il faille systématiquement, pour s’y adapter, rompre avec des fondamentaux antérieurs au simple motif qu’ils seraient devenus surannés. En l’espèce, la défense de la France, face au nouveau visage de la guerre, repose sur une affirmation univoque de l’identité militaire, fût-elle ancrée dans l’histoire.
Cette identité existe bel et bien. Elle est le fruit des spécificités militaires et elle prend toute sa dimension dans la guerre. Or l’évolution moderne tend à faire méconnaître, voire à ignorer cette réalité. L’enjeu est pourtant d’importance, car la conflictualité, loin d’avoir disparu, réaffirme tout son pouvoir de nuisance avec d’autant plus de force qu’elle se joue des frontières. Dans ce nouveau contexte, le sens et la nature de l’action militaire doivent être parfaitement compris de l’ensemble de la nation au risque de se heurter à de graves déconvenues.
Au sein de la nation, l’institution militaire dispose d’une identité propre qui repose sur la fonction intrinsèque de l’armée de la République : la défense de la patrie. Elle est également forgée par les conditions ultimes dans lesquelles s’exerce cette mission : la guerre. Enfin, elle s’exprime à travers une organisation qui lui est propre.
L’identité militaire est d’abord cimentée par la mission des armées, définie dans l’article 1er du Statut général des militaires : « Assurer par la force des armes la défense de la patrie et des intérêts supérieurs de la nation2. » L’Exercice du métier des armes dans l’armée de terre se livre à l’analyse de ces termes. Celle-ci permet de bien définir les spécificités de l’outil militaire qui « réside dans le fait de se trouver détenteur, au nom de la nation dont il [le militaire] tient sa légitimité, de la responsabilité, directe ou indirecte, d’infliger la destruction et la mort, au risque de sa vie ». Le militaire doit donc, dans une acception ultime de cette mission, tuer au risque d’être tué afin de protéger. Ce recours délibéré à la force, pour contraindre l’adversaire, ne se conçoit qu’au service de la patrie, afin de lui garantir son indépendance et, à ses citoyens, la pérennité de leurs modes de vie. L’institution militaire dispose, dans ce sens, d’une singularité qui n’affecte aucun autre corps de l’État. Ce n’est mésestimer personne que de souligner l’existence de ce puissant facteur de différenciation avec le reste de nos concitoyens. Ce constat ne vise pas à la revendication d’un piédestal au Panthéon des sacrifiés, mais s’avère indispensable afin de nourrir la réflexion nationale quand vient l’heure d’engager la force armée. La mort de soldats français en opérations nous rappelle combien cette nécessité n’est pas éthérée mais bien ancrée dans le réel et l’actualité.
L’identité militaire se forge aussi à travers la guerre. Ainsi l’usage délibéré, individuel et collectif de la force se fait toujours dans des conditions ultimes qui nécessitent chez le soldat des qualités particulières. Définie comme une lutte armée et sanglante entre groupements organisés, la guerre est en effet un phénomène singulier dont les caractéristiques propres appellent des vertus particulières chez ceux qui la mènent. À ce stade, il faut souligner que ces caractéristiques propres n’ont pas une vocation esthétique mais qu’elles sont un facteur d’efficacité. Dans son Traité de polémologie, Gaston Bouthoul analyse les traits psychologiques du combattant. Il note ainsi qu’« il existe dans les guerres un aspect moral incontestable. […] La guerre exalte des vertus émouvantes : le courage, le dévouement, la fidélité, l’amitié entre combattants, la camaraderie, la loyauté »3. Parce que la guerre est un acte collectif au service des intérêts d’un groupe politique, elle transcende les aspirations individuelles, elle « apporte une modification totale de la plupart des instincts, […] en premier lieu, l’instinct de conservation »4. Un instinct de conservation qui s’efface devant le sens du devoir à accomplir ou qui est étouffé par un sens poussé de la camaraderie : la fraternité d’arme, qui s’exprime à travers l’esprit de corps.
Autre forme d’identité qui révèle ici toute sa puissance. L’esprit de sacrifice puise donc sa source dans le sentiment d’appartenance et d’identification à un même groupe, généré par l’esprit de corps. Celui-ci n’est finalement que l’expression tangible et palpable, à l’échelle individuelle, du sentiment d’appartenance à un groupe qui lui est supérieur : la nation. La guerre confère également à l’autorité une dimension plus élevée que celle qu’elle occupe dans la société civile. Le chef au combat est celui qui, par ses ordres, engage la vie des autres, celle de ses subordonnés mais aussi celle de ses adversaires. Son emprise sur la victoire justifie la dimension sacrée dont le pare Gaston Bouthoul. Surtout, l’urgence des situations requiert une obéissance sans faille qui conditionne la réactivité du groupe et sa cohésion.
Enfin, l’identité militaire s’exprime à travers des choix spécifiques en termes d’organisation et d’administration. Ces choix ne peuvent se justifier que par la singularité du projet qui sous-tend l’existence même d’une armée. Afin d’illustrer cette idée, comparons celle-ci à un rempart. Il faut alors admettre que cet édifice, par sa destination propre, ne peut remplir les mêmes fonctions que d’autres constructions dans la cité : a contrario du forum, d’une maison, d’un marché, d’un silo ou d’un lieu de culte, le rempart ne permet ni d’administrer ni de se loger ni de faire du commerce ni d’accumuler des biens ni de prier. Chacun de ces lieux a donc une vocation précise qui lui confère des caractéristiques que les autres n’ont pas, autrement dit une identité propre. Dans le cas de l’institution militaire, l’organisation remplit des fonctions qui répondent à des exigences précises dictées par le cadre singulier de la guerre.
Ainsi l’armée doit-elle être autonome, sous peine de perdre sa liberté d’action alors même qu’elle opère à distance et dans l’urgence ; disciplinée et réactive car, « faute de savoir très bien […] comment les choses vont se passer dans un contexte guerrier où la peur, la mort et la chance ne sont jamais absentes, il n’est d’autre solution que d’adapter l’outil de façon souple en rivant en revanche de façon stricte l’homme à sa mission »5. De ces trois exigences découlent des traits caractéristiques de l’organisation militaire. Ce sont elles qui expliquent pourquoi une armée se dote d’une palette aussi étendue de savoir-faire, dont certains ne semblent pas d’emblée appartenir au « cœur de métier ». Ce souci de diversification, qui la conduit à entretenir des capacités très diverses, lui garantit son autonomie dans les combats. En corollaire, ceci implique de mener de multiples actions de formation et d’entretenir des parcs étendus de matériels. La structure pyramidale répond à l’exigence de discipline puisqu’elle place un seul chef à la tête d’une unité. L’uniformité des unités et la standardisation des spécialités répondent à l’exigence de réactivité, car elles facilitent la manœuvre générale et la combinaison des fonctions opérationnelles. Tous ces choix d’organisation ont des conséquences en termes de coûts mais aussi d’administration générale. Ils dimensionnent les budgets, les structures et les procédures nécessaires pour vivre. Ils gagent aussi l’efficacité de l’institution militaire.
Lors d’un entretien accordé au Figaro le 11 juillet 2008 et publié le lendemain, le général Georgelin, chef d’état-major des armées, déclarait : « Une de mes préoccupations est le risque de banalisation de l’état militaire. […] Dans un conflit dur, mon souci est d’avoir des militaires vraiment prêts à répondre aux exigences de l’état militaire. […] Un pays qui ne serait plus concerné par sa sécurité, mais exclusivement par des préoccupations individuelles, serait menacé. » Cette crainte est d’autant plus justifiée que la banalisation est hélas déjà en marche. Celle-ci doit être ici entendue comme le processus par lequel les spécificités militaires sont méconnues. Elles se diluent au point que l’outil de défense est considéré comme un acteur étatique banal et que la communauté nationale oublie ce qui fait le cœur d’une armée. En bref, le processus se traduit par une érosion de l’identité militaire. Il s’observe d’abord à travers le fonctionnement quotidien de l’institution militaire, il s’exprime ensuite à travers l’usage qui est fait de la force armée. Il ne s’agit pas de revendiquer pour les armées une place supérieure au sein de la nation, en revanche, les fondements de leur existence justifient qu’elles y occupent une place à part. Surtout, les conditions extrêmes qui prévalent toujours lorsqu’elles sont employées militent pour que la communauté nationale connaisse leurs conditions spécifiques d’emploi.
Le processus de banalisation mérite d’être relié à l’évolution de la société, car chacune des caractéristiques militaires s’inscrit, à des degrés divers, à rebours de celles de la société civile. L’individualisme, la crise de l’autorité, l’aversion au risque ou encore le principe de précaution sont autant de lignes de démarcation entre le militaire et le civil. Les vertus cardinales du soldat n’en sont pour autant ni brocardées ni discutées. En effet, nul ne conteste qu’un soldat doit être discipliné, courageux ; qu’il doit savoir faire face au danger et au risque, et qu’il puise sa force de son appartenance à un groupe. Cependant, la nation ne conçoit pas ces vertus comme universelles et essentielles. Elle reconnaît simplement qu’elles sont nécessaires pour ceux auxquels elle confie sa défense. Cet état de fait est dommageable à deux titres. En premier lieu, l’apprentissage et la transmission de ces valeurs essentielles aux membres de l’institution militaire s’en trouvent ralentis voire amoindris. Convaincre les plus jeunes de la nécessité de s’approprier ces valeurs et de cultiver ces vertus devient un défi de taille. À terme, le risque existe de voir le soldat s’écarter de ces spécificités. En second lieu, la banalisation est de nature à faire méconnaître voire ignorer par le citoyen les spécificités de l’outil militaire et, surtout, ses ressorts d’action qui gagent son efficacité. Si mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde, que dire de mal les connaître !
Le fonctionnement actuel de l’institution militaire atteste d’une banalisation en marche. En effet, il obéit de plus en plus à des logiques de fonctionnement économiques et à des règles de gestion issues du monde civil. Les multiples réformes constituent à ce titre un bon exemple. En 1996, l’outil de défense est professionnalisé. Il s’agit de disposer d’hommes mieux équipés, mieux entraînés et, surtout, plus motivés car mieux rémunérés6. Aujourd’hui, l’objectif du processus de modernisation est bien, à ressource constante, d’améliorer l’efficacité en dégageant « des marges de manœuvre financières pour maintenir la cohérence d’ensemble des capacités militaires »7. Un détour par le fonctionnement courant des armées montre aussi un recours quotidien à des standards civils dans le domaine budgétaire. Le secteur des ressources humaines ne fait pas exception.
Le recrutement est vital, il ne peut être assuré qu’à condition que le métier militaire soit attractif. L’armée fait face au même défi que ses concurrents et utilise donc les mêmes techniques de recrutement pour capter la ressource dont elle a besoin : elle doit convaincre qu’elle offre de meilleurs avantages que ses rivaux. Dans ce domaine, les arguments de vente les plus efficaces ne sont certainement pas les caractéristiques spécifiques du métier militaire, mais plutôt la rémunération, la formation à un premier métier ou la reconversion. Les campagnes de recrutement de ces dix dernières années l’illustrent parfaitement. La Défense y était alors vantée comme offrant plus de quatre cents métiers, la spécificité du métier militaire y était mise sous le boisseau. L’objet n’est pas ici de discuter de la pertinence des réformes ou de revendiquer un quelconque régime dérogatoire, mais de constater que la logique économique pénètre toujours plus avant le fonctionnement du système militaire et que les normes civiles y sont de plus en plus appliquées, consacrant ainsi le passage de l’armée d’un « modèle institutionnel » à un « modèle industriel ». Le danger d’une telle logique, si elle devait être conduite à son terme, serait d’exiger une rentabilité ou un niveau de production quantifiable sur une échelle allant d’« un peu à passionnément ». La porte s’ouvre toute grande sur le besoin de justifier, par des indicateurs concrets et chiffrables, des résultats. La difficulté est que la paix n’obéit pas au calcul du point mort8.
Au fil du temps, les conditions dans lesquelles la force a été employée ont évolué ; le but dans lequel elle est utilisée est devenu moins clair que par le passé. La défense du territoire national a fait place à la défense de nos valeurs, à la sauvegarde de nos intérêts et à la pérennité de notre rang sur la scène internationale. La guerre a changé de portée. Du champ matériel, l’enjeu est passé dans un champ immatériel qui le rend sans doute moins intelligible. Au bilan, il semble plus difficile d’identifier aujourd’hui les effets que la force armée est censée produire : s’agit-il de contraindre, de séparer, de soulager ou de prévenir ? Les repères qui séparaient jusqu’alors nettement la paix de la guerre sont brouillés, alimentant du même coup l’affaiblissement des caractéristiques militaires.
Ce changement dans la nature des opérations a remis en cause le rôle du soldat. L’engagement de forces militaires, sous la bannière de l’onu, de l’otan ou de l’Union européenne, répond presque systématiquement à des motivations humanitaires. Or cette dimension des opérations brouille, aux yeux de nos concitoyens, la représentation du soldat utilisant la force, donc la destruction et la mort, pour imposer sa volonté à l’adversaire. Le militaire est devenu au fil du temps un soldat de la paix, chargé de séparer des belligérants, de contrôler une zone de confiance, de démobiliser et de désarmer des combattants. L’outil militaire n’est alors plus considéré comme l’ultima ratio, mais comme un substitut diplomatique, un vecteur d’influence ou de puissance mais plus de décision. Le général Rupert Smith observe que « la finalité des interventions internationales dans les Balkans, dans les années 1990, ne fut jamais d’arrêter la guerre ou de détruire l’agresseur, mais plutôt de recourir à la force armée pour créer les conditions qui autorisent l’activité humanitaire »9. C’est la gravité du recours à la force armée qui s’en trouve ignorée, c’est-à-dire banalisée. À ce jeu, le risque est grand de voir l’emploi de la force dévoyé. Prenons garde de ne pas émousser la lame d’un sabre dont le tranchant pourrait être vital dans des combats qui, pour être moins probables, ne doivent pour autant pas être occultés.
Il s’ensuit également une confusion sur le sens de l’action militaire ; déployer des troupes devient une réponse commune et passe-partout pour régler tout type de situation, une finalité qui se suffit à elle-même – jusqu’à l’été 2008. Le faible niveau de dangerosité des théâtres finit de convaincre les opinions et les élites que l’utilisation des armées relève d’un acte banal. La mort, qui a d’une manière générale déserté nos sociétés, a aussi été évacuée de la perception que la nation a de l’action militaire puisque le soldat ne doit précisément pas combattre mais maintenir la paix. Des « drames » se produisent bien sûr, parfois, mais ils ne s’inscrivent pas alors dans la spécificité de l’action de combat. La sociologue Danièle Hervieu-Léger, commentant la mort de dix soldats français en Afghanistan le 18 août 2008, déclarait que « la spécificité de la mort au combat [disparaît] complètement derrière une logique de fait divers [dépossédant] les jeunes soldats tombés du sens de leur mort »10.
Or les événements sont venus rappeler une évidence, jusqu’alors naïvement ignorée : la guerre n’est pas une erreur historique, elle est permanente. Et cette permanence se décline à deux niveaux. D’une part, la guerre est un phénomène récurrent qu’il ne suffit pas de renommer crise ou conflit pour le faire disparaître. D’autre part, elle obéit à un principe invariant : le feu tue. Ignorer cette permanence aboutit à se méprendre sur le bon emploi de la force.
Cette candeur sur la disparition de la guerre trouve son origine dans l’effondrement de l’Empire soviétique et la période d’euphorie qui s’ensuivit. Les Occidentaux, plus particulièrement les Européens, crurent alors en la « fin de l’Histoire »11. Certaines consciences en France en appelèrent à la récolte des dividendes de la paix ; renouant avec des aspirations de l’entre-deux-guerres, elles pensaient sans doute avoir livré la « der des ders ». Le guerrier ne semblait plus guère avoir de place dans ce monde où les valeurs occidentales – sises sur l’économie de marché et la démocratie – avaient triomphé et allaient, par conséquent, s’imposer pacifiquement au reste de monde. Hubert Védrine écrit à ce sujet : « Depuis 1989, les Européens croient vivre […] dans un monde idéal, démocratique et pacifique, régi par des valeurs universelles, la norme, le droit, la sécurité collective, la prévention des conflits. » Ajoutant plus loin : « Pour les Européens d’aujourd’hui, les discours, […] les remontrances, l’ingérence sont acceptables. La guerre, les bombes, l’occupation militaire ne le sont pas. Ils ont la phobie du recours à la force, même légalement décidé12. »
La volonté, pour des motifs louables mais naïfs, d’évacuer la force du champ des relations internationales relégua les questions militaires au second plan. En fait, ce n’est pas une guerre froide qui s’achevait, mais la paix belliqueuse qui était rompue. La fin de la guerre froide signifiait en réalité la fin d’une trêve et le retour à des temps troublés. Nombre de conflits, jusqu’alors étouffés, ont depuis éclaté au grand jour, prouvant que la guerre est « une fonction sociale parmi les plus solidement ancrées »13. Sur la longue durée, on observe une hausse de la conflictualité pour toutes les catégories de conflits et de crises. Ainsi, entre 1989 et 1994, le nombre de Casques bleus déployés pour faire cesser des hostilités est-il passé de onze mille à soixante-quinze mille. En 2007, les effectifs autorisés des opérations de maintien de la paix des Nations unies sont de cent trente mille personnes, un record inégalé. La guerre a sans doute, pour le moment, déserté nos frontières, elle a très certainement changé de visage, elle n’en demeure pas moins présente sur un échiquier international que la France ne peut pas délaisser.
Au titre des illusions brisées, il faut également constater que la guerre tue. La révolution dans les affaires militaires a entretenu, dans les armées puis dans l’opinion, l’illusion que le rôle du combattant allait s’effacer devant une technologie permettant de livrer bataille à distance, sans que le soldat ne mette directement sa vie en jeu. Le concept de « guerre zéro mort » a nourri cette illusion, sous-entendant que le militaire pouvait remplir sa mission sans risquer sa vie. Il en perd de facto aux yeux de ses concitoyens l’une de ses spécificités : être prêt à mourir pour défendre leurs libertés, en fait, plus prosaïquement pour remplir sa mission.
La nature des opérations militaires conduites depuis ces quinze dernières années a également fait oublier l’autre spécificité du soldat : porter la destruction et la mort. En fait, les événements montrent que les formes nouvelles de conflictualité empruntent à la guerre une de ses caractéristiques majeures : une lutte armée et sanglante qui implique, pour ceux qui la mènent, de donner et de recevoir la mort. Le général Georgelin observait déjà en 2007 que la « tendance au durcissement des crises apparaî [ssait] inéluctable »14. Les consciences occidentales, et plus singulièrement les consciences françaises, semblent avoir perdu de vue ce caractère permanent de l’action militaire. Ignorer la réalité, par méconnaissance de l’identité militaire, expose nos sociétés à de graves déconvenues, car cela conduit à dévoyer l’emploi de la force, donc à limiter la portée et l’utilité de l’action militaire.
« Il faut […] conduire une vraie réflexion sur ce qu’est l’action militaire aujourd’hui. À quoi sert-elle ? Quels résultats en attendre ?15 » À ce stade du développement, la réponse à cette question a été en partie apportée par la notion d’identité, qui définit les caractéristiques de l’emploi de la force armée. L’action militaire sert à imposer sa volonté à l’adversaire dans le cadre d’une lutte armée, en utilisant la force, c’est-à-dire la destruction et la mort. Toutefois, cette réponse ne suffit pas à épuiser tout le sens de la question qui s’inscrit dans le cadre nouveau des conflits modernes baptisés « guerres au sein des populations ». Se livrant toujours à plusieurs milliers de kilomètres de la France, dans des pays dévastés et au profit de populations menacées, ces guerres ont des enjeux peu audibles au sein de la communauté nationale que d’autres préoccupations agitent. Pourtant, la nature singulière de ces conflits explique que la force armée ne puisse seule en venir à bout. Leurs enjeux n’appellent pas seulement une adhésion de la nation, mais sa mobilisation générale.
Le nouveau paradigme de la guerre au sein des populations modifie non pas la nature du rôle de la force militaire, mais son degré de contribution à l’atteinte de l’objectif politique. La nature intrinsèque de l’action militaire est en effet inchangée. L’armée demeure l’outil irremplaçable et ultime capable de contraindre la volonté de l’adversaire. Par ce biais, elle s’oppose aux sources d’instabilité et d’insécurité. En revanche, son niveau d’implication dans la réalisation de l’état final a évolué par rapport à la guerre interétatique. La disparition de la notion de bataille décisive rend inopérant le seul recours à la force armée, qui doit donc être complété par des actions visant à réinstaurer le contrat social, à reconstruire le tissu économique, à renforcer la légitimité de l’État. Le concept d’approche globale rend bien compte de cette nécessité de combiner des actions complémentaires pour redresser les États chancelants. Une armée seule ne peut venir à bout de ce défi. Elle n’en a tout simplement pas les moyens, car les tâches à accomplir sortent du cadre spécifique de ses aptitudes.
L’issue de ces conflits passe par la combinaison d’effets militaires et civils. Encore faut-il que la communauté nationale ait bien perçu la vocation intrinsèque d’une armée, ses capacités propres, ses limites, bref son identité, pour prendre conscience des actions qui relèvent de la compétence militaire et apprécier celles qui relèvent de sa propre responsabilité. Car enfin, si les enjeux sont si importants qu’ils justifient que la nation consente la perte de ses fils, ils doivent alors justifier en retour que la communauté nationale s’implique physiquement : il ne s’agit plus seulement d’adhérer mais de participer. De fait, les enjeux de ces conflits dépassent le seul cadre des États dans lesquels ils se déroulent.
Le 21 août 2008, lors de l’hommage national rendu aux dix soldats tués en Afghanistan trois jours auparavant, le président de la République a rappelé le sens de l’engagement français dans ce pays : « Ils ont donné leur vie loin de leur pays […] pour la liberté des droits de l’homme, pour des valeurs universelles qui sont au cœur de notre république. […] Nous n’avons pas le droit de renoncer à défendre nos valeurs. Nous n’avons pas le droit de laisser les barbares triompher. Car la défaite à l’autre bout du monde se paiera d’une défaite sur le territoire de la République française. »
L’engagement français est donc justifié par un enjeu de taille : la défense de valeurs qui sont les fondements de la République et qui forgent notre identité nationale. Ce qui se joue en Afghanistan, et sur les autres théâtres d’opérations à des échelles moindres, n’est donc pas une guerre périphérique qu’il convient de laisser aux bons soins de prétoriens rompus à cet exercice, mais la défense avancée de la nation à travers ses valeurs. C’est finalement notre volonté collective de défendre celles-ci qui est en balance, autrement dit notre conception même de la nation entendue comme une « grande solidarité constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore »16. La taille de l’enjeu justifie que la nation, dans son ensemble, se mobilise. La connaissance exacte de l’identité militaire doit lui faire prendre conscience que ce type de conflit appelle d’abord un large soutien mais aussi une mobilisation active de ses ressources qui témoignerait de sa volonté de défendre les valeurs qui fondent son existence.
Le soutien aux troupes engagées constitue le premier témoin du niveau de mobilisation de la nation. Ce soutien est indispensable, car le soldat, bras armé de cette dernière, doit sentir qu’il est physiquement lié au corps qu’il défend. Ce lien charnel s’incarne par le soutien moral aux troupes. Il témoigne de la cohésion nationale puisqu’il signifie que la nation partage les raisons pour lesquelles ses soldats se battent, qu’elle est prête à en assumer les conséquences exorbitantes car elle estime que les enjeux le justifient. À ce titre, les premiers morts au combat ne devraient pas être l’occasion de discuter du bien-fondé de leur engagement mais plutôt de renforcer la détermination à vaincre. Si ces morts suscitent la tiédeur et l’hésitation, c’est peut-être le signe que le but de leur engagement n’était finalement pas si vital.
Comment parler de mobilisation alors que le service national a été suspendu, que 43 % des Français pensent que la Défense est avant tout une affaire de militaires spécialisés17, laissant ainsi le soin à d’autres d’assumer leur défense, et que d’autres sondages établissent que les Français ne sont plus prêts à mourir pour la nation ou la patrie18 ? Pourtant cette mobilisation est indispensable compte tenu du nouveau visage de la guerre et de la spécificité bien comprise de l’outil militaire. Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale insiste sur ce point en soulignant la nécessité de « prendre en compte l’objectif de résilience ». Plus concrètement, les nouveaux conflits appellent une approche globale, combinant des efforts civils et militaires. Les citoyens ont donc toute leur place sur les théâtres d’opérations pour participer à la défense avancée de nos valeurs communes. Les corps civils de l’État disposent de compétences spécifiques que les armées n’ont pas. Pour autant, faute d’une mobilisation plus déterminée de leur part, le soldat se trouve souvent peu épaulé dans l’action sur le terrain. Voilà une forme concrète d’engagement qui illustrerait la volonté de la nation de se mobiliser et de se mettre collectivement en danger pour défendre nos valeurs communes.
L’identité militaire repose sur un faisceau de spécificités, coiffées par une seule : la nation délègue au soldat le droit de porter ses armes et de les utiliser en son nom, dans le respect de ses valeurs. L’armée de la République développe donc avec la nation une relation fusionnelle centrée autour de ces valeurs communes. L’action militaire est légitimée et fortifiée par l’existence et, au-delà, par l’expression renouvelée de celles-ci. Le nouveau visage de la guerre met en scène des adversaires qui s’attaquent précisément à ces valeurs, car ils ont parfaitement compris qu’elles étaient la clef de voûte de notre société. Leurs stratégies consistent donc à en éprouver la solidité, à tester la détermination de notre société à les défendre. Cette solidité repose en partie sur l’affirmation de l’identité militaire. En effet, la stabilité et la solidité de l’édifice militaire, en un mot son efficacité repose sur l’ensemble de ces qualités propres qui singularisent le soldat. À l’heure où le paradigme de la guerre change, il est crucial de s’interroger sur l’existence et la reconnaissance de cette identité afin de conserver à l’emploi de la force son efficacité.
1 Nicolas Sarkozy, Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, Paris, La Documentation française, 2008, p. 11.
2 Statut général des militaires, 2005, p. 7.
3 Gaston Bouthoul, Traité de polémologie, sociologie des guerres, Paris, Payot, 1991, p. 357.
4. Idem, p. 327.
5 Pierre Dabezies, Pouvoir et société, Paris, Encyclopædia Universalis, 2002.
6 « Ce que je veux, c’est avoir une défense qui soit à la fois plus efficace, plus moderne et moins coûteuse. » Entretien télévisé de Jacques Chirac, 22 février 1996.
7 Hervé Morin, Discours aux chefs de corps, 8 novembre 2007.
8 Le calcul du point mort établit le volume de production nécessaire à un prix donné pour couvrir tous les coûts.
9 Général Sir Rupert Smith, L’Utilité de la force, Paris, Economica, 2007, p. 260.
10 Libération, 12 septembre 2008.
11 Francis Fukuyama, La Fin de l’Histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.
12 Hubert Védrine, Continuer l’Histoire, Paris, Fayard, 2007, pp. 21-22.
13 Gaston Bouthoul, op. cit., p. 327.
14 Entretien avec Jean-Louis Georgelin conduit par Isabelle Lasserre, Politique internationale n° 116, été 2007.
15 Idem.
16 Ernest Renan, « Qu’est-ce qu’une nation ? », conférence prononcée à la Sorbonne le 11 mars 1882.
17 « Les Français et les questions de Défense », sondage bva, juin 2002.
18 Pierre Nora et Paul Thibaud, « Être Français aujourd’hui », in Alain Finkielkraut (dir.), Qu’est-ce que la France, Paris, Stock, 2007, p. 246.