Il pourrait sembler paradoxal de consacrer un numéro d’Inflexions à la décision en situation d’exception. Si la vocation d’Inflexions est bien de croiser les regards civils et militaires sur des problématiques d’intérêt commun, comment peut-elle s’intéresser à l’exception ? Comment, en effet, l’exception peut-elle être commune ? Plus encore, penser la situation d’exception, n’est-ce pas au fond déjà la régulariser ?
Au-delà de cette difficulté qui nous renvoie à celle de la définition du terme, il faut bien constater que notre société tend aujourd’hui à rejeter la situation d’exception. À nos yeux d’hommes du xxie siècle, il semble que par le passé – disons avant la révolution industrielle –, l’exception des situations était en fait la règle. Les normes étaient peu répandues et surtout moins uniformes, l’information circulait moins vite, ce qui incitait peu à la comparaison, la prédominance de l’artisanat sur l’industrie était facteur de diversité, et pour finir, le danger physique était une donnée permanente de la vie des hommes. Il est vrai que pour les mêmes raisons, les conséquences des situations d’exception étaient aussi moins apparentes. Aujourd’hui, chacun des secteurs de la vie de nos sociétés est balisé par des normes qui envisagent les conséquences du moindre incident, la standardisation des biens rapproche les modes de vie et les médias relativisent les exceptions en les comparant. Dans ce nouveau contexte, l’exception est en apparence devenue… exceptionnelle.
Dans l’esprit du siècle qui s’annonce, elle semble même constituer l’apanage de quelques métiers ou activités à risques, risques dont les progrès de la technique sont d’ailleurs présumés permettre à terme la disparition progressive, ce dont témoigne l’apparition du principe de précaution. Ces mêmes métiers ou activités sont en outre l’objet d’une exigence de performance accrue : le soldat doit gagner vite et proprement, la réforme doit être consensuelle, et les médias s’interrogent dès lors que le malade meurt, en dépit des soins prodigués, ou que le sinistré perdu au fond du Sahara n’est pas secouru dans les quarante-huit heures.
Du moins, cela est-il une apparence, car cette conception d’une société aseptisée suscite des réactions. Sur le plan empirique, le seul exemple de la multiplication des expéditions sportives de l’extrême et de l’engouement qu’elles suscitent tend à suggérer un phénomène inverse, comme si l’exception était non seulement inéluctable mais aussi nécessaire à la vie d’une société. Ce fut tout l’intérêt du colloque conjointement organisé sur ce thème par l’armée de terre et la ville de Grenoble autour du Groupe militaire de haute montagne, dont c’était le 30e anniversaire. La grande richesse des travaux auxquels il donna lieu, et dont seule une partie constitue une partie de ce numéro d’Inflexions, interdit d’en rendre compte ici de manière exhaustive. Simplement, l’exemple de la haute montagne croisé avec l’expérience militaire suggère une explication au paradoxe que nous avons mis en évidence.
L’exceptionnalité d’une situation réside sans doute moins dans ses caractéristiques objectives que dans le regard que nous portons sur elle. Rien ne permet en effet d’affirmer que la situation d’un groupe d’alpinistes chevronnés au sommet de l’Everest soit par elle-même plus exceptionnelle pour eux que la marche vers le mont Blanc ne l’est pour un groupe de vacanciers. Mais la perception de la situation d’exception conduit naturellement les premiers à une rigueur de la préparation et à une concentration dans l’exécution qui fait souvent défaut aux seconds. Il y a une « éthique de la première fois » dans l’attitude de l’alpiniste chevronné sur une voie difficile, du chirurgien face à une pathologie rare ou du chercheur qui côtoie un virus nouveau. Cette « éthique de la première fois » consiste, après avoir parfaitement maîtrisé les règles qui gouvernent la généralité des cas, à entrer dans un domaine nouveau de l’action humaine, un domaine non balisé, un domaine de liberté. Et nous sentons confusément que l’artiste, le chirurgien, le chercheur, en ouvrant chacun ce domaine nouveau, élargissent notre horizon à tous.
Or, loin d’être l’apanage de quelques professions spécialisées qui la posséderaient es qualités, cette « éthique de la première fois » apparaît comme un objectif à atteindre par tous. Le militaire le sait bien, qui sait à quel point la routine, exact contrepoint de cette éthique, est génératrice de désastres, qui sait à quel point il doit la fuir, quelle que soit sa place au sein d’une armée. Fuir la routine, c’est avant tout porter sur les événements un regard chaque fois nouveau, c’est considérer chacun des hommes qui agissent autour de soi comme un être d’exception, c’est se garder de considérer que demain sera l’exacte reproduction d’hier. Le soldat le sait d’autant mieux qu’il est voué à entrer avec son adversaire dans une relation d’interaction dont toute l’histoire militaire nous apprend le caractère incertain.
Décider en situation d’exception, c’est donc d’abord regarder chaque situation comme exceptionnelle, c’est entrer dans un domaine de liberté où l’homme réaffirme son pouvoir de changer les choses, c’est élargir l’horizon de tous les membres de la société.
Telle est bien l’ambition de ce numéro spécial d’Inflexions, civils et militaires : pouvoir dire, qui se retrouve dans ce numéro, poursuivant son chemin dans la même direction.
Le général d’armée Bruno Cuche, nouveau chef d’état-major de l’armée de terre, a lui-même souhaité cette continuité, et nous vous donnons rendez-vous en décembre pour le prochain numéro, qui abordera le deuxième volet de la réflexion sur le thème de « mutations et invariants ».
It might seem paradoxical to dedicate an issue of Inflexions to decision-making in exceptional situations. If the purpose of Inflexions is to compare civilian and military views on issues of common interest, how then can it focus on the exception? How can the exception be something shared ? Further still, does thinking about exceptional situations not generalise them already?
Besides this difficulty, which takes us back to that of defining exceptional situations, it is evident that today’s society tends to reject such situations. To our 21st century eyes, it seems that in the past –before the Industrial Revolution shall we say– exceptional situations were in fact the norm. Standards were not very widespread and especially less uniform ; information spread less quickly, which discouraged comparison ; craftsmanship prevailed over industry, which encouraged diversity, and physical danger was a permanent part of men’s lives. For the same reasons, the consequences of exceptional situations were also less apparent. Nowadays, every sector of life in our societies is governed by standards which predict the consequences of the slightest incident, the standardisation of commodities tends to homogenise lifestyles and the media puts exceptions into perspective by comparing them. In this new context, the exception appears to have become… exceptional.
In the mindset of this new century, the exception even seems to be the privilege of certain high-risk professions or fields. With technical progress, it is presumed these risks will gradually disappear, as the focus on precaution seems to indicate. These same professions and fields are also subjected to increased performance requirements: soldiers must win quickly and cleanly, reforms must be based on consensus and questions are raised in the media as soon as a patient dies despite receiving treatment or the victim of an accident deep in the Sahara is not saved within forty-eight hours.
This is what appearances seem to be showing anyway as people have reacted against this aseptic view of society. Empirically speaking, the rise in extreme sports expeditions and the enthusiasm they elicit, to name but one example, seem to indicate a reverse trend, as if the exception were not only unavoidable but also necessary to the life of a society. This is what was so interesting about the recent congress on this subject, organised jointly by the French army and the city of Grenoble to mark the 30th anniversary of the gmhm (Military mountaineering group). It would not be possible to report on the entire wealth of reflection it generated, only part of which is covered in this issue of Inflexions. Suffice it to say, however, that the example of comparing mountaineering with military experience seems to provide an explanation to the paradox we have highlighted.
What makes a situation exceptional no doubt depends less on its objective characteristics that on how we view it. There is nothing to justify the claim that the situation of a group of experienced mountaineers at the top of Mt Everest is in itself more exceptional than that of a group of holidaymakers hiking up Mont Blanc. However, perceiving the situation as exceptional naturally leads the first group to be more thorough in its preparations and concentrate more while in action, something which is often lacking in the second group. In the attitude of the experienced mountaineer tackling a difficult path, a surgeon facing a rare disease or a researcher confronted with a new virus, there is a “first-time ethic”. This “first-time ethic” involves completely mastering the rules governing general situations then entering a new realm of human activity, an unchartered realm of freedom. We have the obscure impression too that the artist, surgeon or researcher who opens up this new realm broadens everyone’s horizons.
This “first-time ethic”, far from being the privilege of the few specialised professions it forms an intrinsic part of, is revealed to be a goal which everyone strives for. Irrespective of their rank in an army, soldiers are well aware of this, knowing as they do how disastrous routine can be and how much it is to be avoided, being the exact counterpoint of this ethic. Avoiding routine essentially involves looking at things with a fresh eye every time, treating every man around you as an exceptional being and rejecting the attitude that tomorrow will be the exact replica of yesterday. Soldiers are especially aware of this as they are destined to interact with their adversaries in a relationship whose uncertain nature military history endlessly relates.
Making decisions in exceptional situations primarily involves treating each situation as exceptional, entering a realm of freedom where man can reaffirm his power to change things and broadening the horizons of all members of society.
This is what the special edition of Inflexions, civils et militaires : pouvoir dire in this issue is striving for, and which the magazine aims to continue pursuing.
Army general Bruno Cuche, the new chief of staff of the French army, has personally expressed his wish for the magazine to continue along these lines. You will hear from us again in December then for the next issue which will look at part two of the reflection on the subject of “changes and invariants”