Inflexions, civils et militaires : pouvoir dire n’a pas pour but de réfléchir aux questions de géopolitique et de stratégie, mais à l’utilisation de la force, à ses fondements et à ses conséquences. Or, dans cette optique, l’emploi des armes pose aujourd’hui des questions nouvelles et de grande portée.
L’étude des crises que nous vivons depuis une vingtaine d’années paraît, en effet, montrer que de nombreuses actions militaires rencontrent de grandes difficultés pour atteindre l’objectif politique recherché. C’est le cas de certaines opérations de maintien de la paix. Dans les Balkans, alors que les opérations qui y ont été conduites sont généralement présentées comme des exemples de succès, la présence militaire perdure depuis des années sans qu’une issue politique claire, matérialisée par la fin des tensions ethniques, un démarrage économique véritable et un fonctionnement normal des institutions, ne se dessine à court ou moyen terme. Bien au contraire, si les forces armées étaient aujourd’hui retirées, il est probable que des affrontements violents se déclencheraient à nouveau. Le constat est le même en Côte d’Ivoire.
Ce constat d’insuccès est assurément encore plus évident sur les trois théâtres majeurs que sont l’Irak, l’Afghanistan et le Liban. La plus grande armée du monde, l’armée américaine, et ses alliés les plus proches, israélien et britannique, y étant les acteurs principaux, le phénomène n’en est que plus marquant.
En Irak, après trois semaines d’une campagne rapide et brillante, non seulement les forces américaines et britanniques ne parviennent pas à imposer la paix, mais leurs seules présences semblent déchaîner la violence contre elles-mêmes et entre les communautés rivales. Même la « victoire » de Falloudjah doit être relativisée : pour neutraliser 3 000 rebelles, l’armée américaine s’est battue pendant 9 mois et a dû mobiliser l’équivalent du tiers du corps de bataille aéroterrestre français !
En Afghanistan, après le succès indiscutable de la phase consistant à soutenir l’armée afghane contre les Talibans, l’initiative et donc la liberté d’action semblent échapper à la coalition militaire.
Le cas du Liban est peut-être encore plus spectaculaire. Même si le bilan réel des destructions opérées par l’armée israélienne n’est pas précisément connu, les évaluations les plus « optimistes » parlent de 600 tués parmi les membres du Hezbollah (10 000 hommes au maximum.) Pour cela, les Israéliens ont engagé des forces équivalentes à celles des armées de l’air et de terre françaises réunies, pour un coût de 6 milliards de dollars ; sans compter les destructions sur le sol libanais et un prestige international considérablement diminué.
La tentation de certains observateurs est de faire porter la responsabilité au « pouvoir politique ». Celui-ci est parfois accusé de fixer des objectifs ambigus ou inatteignables. Cette tentation, si l’on y cédait, conduirait à renoncer à rechercher les causes plus directement accessibles de ces difficultés.
Il semble bien que le paradigme militaire imaginé à la fin de la guerre froide ne soit pas adapté à notre situation stratégique actuelle. Il consistait à transposer dans le domaine militaire la combinaison de l’électronique et du numérique : les technologies de l’Internet. Celles-ci devaient, en effet, permettre, grâce à des capteurs toujours plus nombreux et efficaces, des satellites aux drones, en passant par les moyens de guerre électronique, de détecter avec précision tout objectif adverse se dévoilant sur l’ensemble d’un théâtre d’opérations. Ceux-ci peuvent alors être détruits par des armes très précises, tirées si possible à grande distance. Le combat de mêlée et les lignes de contact n’apparaissaient plus pertinents. L’occupation du territoire ennemi ne semblait plus nécessaire, et le combat devait être mené par une force interarmées peu nombreuse. Cette théorie provenait à l’origine des Soviétiques, qui, les premiers, avaient tiré les leçons des guerres israélo-syriennes en développant des armes intelligentes. Les Américains se sont emparés de ces réflexions pour éviter de se trouver dans l’obligation redoutable d’avoir à employer l’arme nucléaire contre des armées soviétiques censées disposer d’une écrasante supériorité conventionnelle initiale. C’est ainsi que sont apparus les concepts de « zéro mort » et de frappes dans la profondeur avec des armes très précises tirées à distance de sécurité. Il s’agissait d’un projet mobilisateur et parfaitement adapté à la vision américaine de la guerre, traditionnellement portée à chercher d’abord une réponse technologique pour résoudre un problème militaire. Cette nouvelle conception stratégique fut mise en œuvre avec un succès apparent au cours de la première guerre du Golfe, puis au cours des premières semaines de la seconde.
Mais, comme toujours, l’adversaire s’est rapidement adapté. Au Kosovo d’abord, où les objectifs militaires serbes, soigneusement dispersés et camouflés, n’ont été que très peu atteints par la campagne de bombardement1. Sur les théâtres iraquien, afghan et libanais ensuite, où « l’adversaire » a compris qu’en se dévoilant il encourait une destruction quasi immédiate. Il demeure donc dans les villes (Sarajevo, Groznyï, Mitrovica, Abidjan, Kaboul, Bagdad, Beyrouth), se fond dans la population (devenue acteur et enjeu), utilise des véhicules civils et emploie des armes légères parfois très sophistiquées2 et disséminées dans les habitations.
À ce stade du constat et à la lumière de l’histoire militaire, on ne peut esquiver la question : ne serions-nous pas en train de commettre une erreur stratégique comparable à la méconnaissance des effets de la précision du feu en 1914 ou de l’emploi conjoint de l’avion et du char en 1939 ?
Ce n’est pas le lieu d’en débattre sur les plans tactique et stratégique3. Cependant, si ce constat n’était même que partiellement avéré, et tout semble le démontrer, les évolutions à venir ne manqueraient pas de poser des questions de nature éthique, déontologique et juridique. C’est bien le but de ce numéro 4 de notre revue qui poursuit la réflexion engagée par le numéro 2 sur le thème « Mutations et invariants ». En effet, la théorie de la guerre juste veut qu’au nombre des conditions nécessaires à l’emploi de la force militaire figure une chance raisonnable de succès.
En outre, dans ces confrontations nouvelles, l’action terroriste retrouve une place non exclusive mais majeure, amplifiée par la puissance médiatique, par l’utilisation possible de la technologie balistique et des armes de destruction massive. Or le terrorisme semble encore plus dévastateur par les effets des réponses, plus ou moins bien adaptées, qu’il suscite que par les destructions qu’il provoque directement. L’histoire récente, celle des vingt dernières années, le prouve amplement.
Les Russes, pour venir à bout de la rébellion tchétchène installée dans Groznyï, ont finalement détruit la ville et une grande partie de la population. Milosevic, tirant les conséquences de la théorie maoïste du combattant révolutionnaire intégré au sein de la population comme un poisson dans l’eau, décide de « vider l’eau », c’est-à-dire de faire fuir la totalité de la population d’origine albanaise du Kosovo4. Dans un ordre différent, de nombreux juristes internationaux s’alarment du « Terrorism Bill 2006 », loi de lutte contre le terrorisme adoptée par les Britanniques, et du « Patriot Act » qui a été voté par le Congrès américain en octobre dernier, textes qui tendent à relativiser l’habeas corpus. Il est évident que l’arme principale contre le terrorisme, et plus généralement contre un adversaire disséminé dans la population, est le renseignement. Or l’obtention de ce dernier pose de multiples problèmes relatifs au respect des libertés et à l’éthique.
Certes, l’action militaire ne se réduit pas à la lutte contre le terrorisme ; le risque de guerre entre grandes puissances paraît s’éloigner sous le triple effet de son coût, de l’ampleur des destructions encourues et du maintien de la dissuasion nucléaire. Il serait cependant imprudent de renoncer à préparer ce type d’engagement. Mais les confrontations avec un adversaire (dit « asymétrique ») dont les objectifs, les méthodes et les moyens diffèrent radicalement des nôtres se multiplient. L’action militaire n’est plus alors qu’un des moyens de « gagner la paix » qui consiste essentiellement à restaurer un État et des conditions de vie normales pour la population. Ce type d’action exige la présence dans la durée de soldats et d’unités militaires possédant des capacités très rapides d’adaptation et de polyvalence, afin d’agir en interaction constante avec l’adversaire, bien sûr, mais aussi tous les autres acteurs (policiers, humanitaires, juges internationaux,…). Dans ce contexte général d’une menace multiforme et imprévisible, nos armées, avec des effectifs très contraints, devront être capables de couvrir la totalité du spectre des actions envisageables, tant sur le territoire national5 qu’à l’extérieur. La mission du soldat devient donc encore plus exigeante que par le passé avec des domaines d’action à la fois plus vastes et plus difficiles à cerner.
Ce sont ces questions que nous abordons dans cette nouvelle livraison d’Inflexions. Deux thèmes y sont traités : d’une part, la place et le rôle de la technologie dans l’action militaire mais aussi dans la médecine et l’imaginaire des bandes dessinées de science fiction ; d’autre part, la répartition des missions entre les forces armées et de police.
J’appelle particulièrement votre attention sur la nouvelle rubrique « Pour nourrir le débat », qui revient sur les numéros précédents. François Sureau s’interroge sur « la crise de la souveraineté et l’exercice du métier des armes » ; les colonels Jérôme Dupont et Thierry Marchand cherchent à retrouver « le chemin de l’efficacité militaire » ; le général Vincent Desportes apporte un éclairage complémentaire à la question de la décision en situation d’exception ; Monique Castillo recherche les clefs pour comprendre et penser le pacifisme aujourd’hui ; Emmanuelle Prévot réfléchit à l’influence que peuvent avoir « les nouvelles missions » des armées sur le sens du métier militaire.