Dans l’éditorial du premier numéro d’Inflexions, j’écrivais que notre objectif principal était de participer au débat.
Cet objectif a été atteint : d’abord, nous avons dû procéder à un second tirage pour répondre à la demande1 ; ensuite et surtout, ce débat s’est engagé, non seulement sur le thème du sens de l’action militaire – objet de notre première livraison –, mais aussi sur celui plus large de la nature même de cette action. Alain-Gérard Slama s’en est fait l’écho sur France Culture2 et dans sa chronique du Figaro Magazine3. Il y écrit en effet, se référant à Inflexions, qu’« une nouvelle doctrine militaire est en train de se constituer, étayée sur une éthique missionnaire du soldat prêt à risquer sa vie pour en sauver d’autres, à l’exemple de nos neuf tués de Côte d’Ivoire. Héritée de Lyautey, c’est une alternative généreuse. À condition que l’on se souvienne, avec Aron, que “l’histoire est tragique” et que l’on s’ôte les moyens de maîtriser la force quand on renonce à la puissance. » La révélation récente des fautes commises au mois de mai 2005 par des soldats de la force Licorne nous invite à prolonger la réflexion. Les sanctions qui ont été proposées au ministre de la Défense par les plus hautes autorités de nos armées s’inscrivent-elles dans le droit fil de l’éthique militaire forgée au cours des siècles d’une histoire nationale jalonnée par les batailles ou préfigurent-elles l’ère nouvelle du soldat missionnaire de la paix ?
À l’évidence, M. Slama nous met en garde contre une possible dénaturation de l’action militaire. Le risque existe-t-il ? La réponse, la mienne en tout cas, est « oui », sans hésitation.
Pourquoi ? Parce que depuis 1962, nous ne faisons plus la guerre. Certes, dans les Balkans, le Golfe, au Liban et en Afrique, les engagements meurtriers n’ont pas manqué. Mais les opérations de maintien ou d’imposition de la paix auxquelles nous avons participé, alternant de longues périodes de calme avec de brefs épisodes de violence déchaînée ou de forte tension, peuvent difficilement être qualifiées de « guerres » au sens ordinaire du terme.
Il n’est pas question, bien sûr, de déplorer cet état de fait, encore moins de regretter la disparition d’un « bon vieux temps », celui des « vraies valeurs » viriles, nationales et guerrières, le temps des certitudes des combats entre les « bons » et les « méchants ».
Mais l’histoire de notre après Seconde Guerre mondiale peut sans doute utilement se comparer à celle de la période 1815-1870. Sur le plan militaire, on peut en effet craindre qu’une longue période de paix et de prospérité ainsi que des opérations de maintien de la paix sous la bannière de l’ONU fassent oublier aux soldats les rudes exigences de la guerre conventionnelle, aujourd’hui dénommée « combat de haute intensité ». Celui-ci est effectivement plus exigeant dans tous les domaines, celui des équipements comme celui de l’entraînement. Le danger existe de négliger les équipements d’une armée de terre continûment engagée dans des opérations de faible intensité. Le risque est réel que les soldats eux-mêmes, naturellement imprégnés par les valeurs pacifiques de la société à laquelle ils appartiennent et marqués par la nature de leurs engagements au service de la paix, ne dominent plus les techniques du combat moderne et ne sachent plus entretenir certaines spécificités, exorbitantes du droit commun mais indispensables à l’efficacité militaire.
Certes, les comparaisons avec les armées alliées régulièrement côtoyées sur les théâtres d’opérations sont rassurantes : non seulement nous n’avons pas à rougir, mais nous pouvons être fiers du niveau de professionnalisme atteint par nos unités. Cependant, comparaison n’est pas raison. La plupart des opérations auxquelles nous participons consistent à nous interposer entre factions rivales, parfois même en deuxième échelon, après les unités de l’ONU, comme actuellement en Côte d’Ivoire. Dans ces conditions, les petites unités au contact sont souvent obligées de céder à l’une ou l’autre de ces factions afin de ne pas transformer un incident mineur en crise majeure. Ces renoncements successifs sont mal vécus. Plus grave encore, ils pourraient à terme aboutir à une dangereuse perte de la combativité qui fait la force d’une unité militaire. Cette tendance se nourrit d’ailleurs des interrogations « légitimes » qui sont ainsi suscitées chez les colonels commandant les régiments : ces opérations méritent-elles vraiment de risquer la vie d’un subordonné ?
Enfin, le rythme de projection qui est celui des unités de l’armée de terre, en particulier des unités de mêlée (infanterie, arme blindée), ne leur laisse que peu de temps, entre deux opérations, pour s’entraîner à des missions de haute intensité.
Donc oui, sans aucun doute, le risque existe que, privilégiant très naturellement les missions qui sont aujourd’hui les leurs, les unités de l’armée de terre, en négligeant de facto la préparation à la « vraie guerre », perdent la culture de confrontation qui fait une grande part de l’efficacité d’une armée moderne, prête, sans trop de délai, à s’engager dans de vraies actions de combat. Or la guerre n’est ni hors jeu ni hors la loi, les facteurs de guerre, y compris sur notre continent européen, n’ont pas disparu et auraient même tendance à renaître.
Mais, me semble-t-il, les propos de M. Slama ne doivent pas conduire à des conclusions hâtives sur un point : l’exercice de ces missions ne conduit nullement les armées françaises, et d’ailleurs européennes, à se réclamer d’une « nouvelle doctrine militaire ». Certes la quasi-totalité des pays de notre continent4 récupèrent les « dividendes de la paix ». Sans aucun doute, les inquiétudes sont de nature plus sécuritaire et policière que militaire. Vraisemblablement, les armées européennes ne sont pas toutes prêtes à engager de manière déterminée un combat de forte intensité face à un adversaire entraîné et équipé. Certainement, l’idée même de la guerre a quitté l’imaginaire collectif des peuples et déserté l’horizon des réflexions de beaucoup de nos responsables. Il n’en reste pas moins que la perspective d’engagements au combat, au sens le plus classique de ce terme, n’a déserté ni la doctrine militaire ni les anticipations des soldats.
Non, l’armée de terre française ne renonce pas aux victoires : ni à celles d’Austerlitz (dont nous venons de fêter le deux centième anniversaire), de la Marne ou de Monte Cassino, ni à celles du futur. Ensuite, il est indiscutable que les missions actuellement conduites permettent un réel aguerrissement de nos unités. Depuis la fin de la professionnalisation en 2002, l’armée de terre est devenue véritablement professionnelle grâce à ses multiples missions opérationnelles. Car s’il est vrai que celles-ci ne sont pas « la guerre », elles sont incomparablement plus formatrices qu’une manœuvre quelconque sur le territoire national. Le simple fait que la totalité des huit brigades interarmes ait été engagée en Côte d’Ivoire et que plus de 50 000 soldats de l’armée de terre partent chaque année en mission constitue en soi une performance. Nous sommes en effet devenus capables de nous projeter, et sur de longues périodes, à plusieurs milliers de kilomètres de nos bases avec armes et véhicules blindés, de nous y déployer parfois sur d’immenses étendues et par petites unités, d’y vivre au milieu des populations en leur apportant l’apaisement. Peu d’armées au monde sont capables d’accomplir de telles opérations, ne serait-ce que sur le plan logistique.
Mais il nous faut, c’est vrai, être vigilants pour écarter le risque de « dénaturation » déjà évoqué. D’abord en étant conscients de nos limites et de nos insuffisances. Il serait en effet inquiétant que nous nous satisfassions des réels succès remportés dans nos missions de paix actuelles. Poursuivons sans état d’âme et avec fierté leur accomplissement en Afrique, en Europe et en Orient. Mais soyons bien conscients que ces opérations entre guerre et paix, si elles renforcent notre aptitude opérationnelle, ne constituent pas du tout l’alpha et l’oméga du savoir-faire militaire d’une armée moderne. Et tirons-en le maximum d’enseignements. Profitons-en également pour approfondir notre réflexion éthique, considérablement enrichie par l’étude de ces situations intermédiaires sans adversaire déclaré, au milieu de populations faciles à aimer mais promptes à haïr.
Que le recours délibéré à la violence collective et à la destruction soit aujourd’hui discrédité dans les sociétés occidentales constitue sans aucun doute un progrès moral. On s’accordera cependant à reconnaître qu’un tel progrès demeure fragile et qu’en tout état de cause il ne doit pas conduire à l’angélisme.
C’est précisément là que réside la principale exigence qui s’impose à chacun de nos chefs militaires : se préparer à faire face à des situations de violence aussi extrêmes que celles d’hier, et s’armer, moralement et physiquement, pour cela… tout en continuant à promouvoir et à pratiquer quotidiennement la maîtrise de cette violence.
Les événements du mois de mai dernier en Côte d’Ivoire mettent d’ailleurs en lumière, s’il en était besoin, l’ampleur de ce défi. Car si la « haute intensité » et la « basse intensité » restent des notions macroscopiques pertinentes pour analyser les conflits, elles semblent impuissantes à qualifier l’émotion qui anime les âmes et les cœurs de chacun des soldats engagés dans une opération. L’altruisme, l’animosité, la peur, l’amitié, la fatigue, la pitié, le dégoût, la solidarité, l’honneur, la loyauté jouent dans l’intime de chacun un étrange ballet, et la décision de chaque instant reste le mystérieux résultat de l’affrontement terrible de la liberté et de la tragique fatalité de l’acte déjà posé. Lorsque l’adversaire agit, quand faut-il utiliser la violence ? Lorsque le chef ordonne, comment le devoir d’obéissance se conjugue-t-il avec la responsabilité individuelle ? Lorsque la route empruntée est mauvaise, faut-il poursuivre jusqu’au carrefour suivant ou rebrousser chemin ?
Ne commettons pas l’erreur de penser que ces questions sont propres à notre temps. Elles sont de toutes les époques et, à cet égard, les fautes commises par ceux qui se sont fourvoyés en Côte d’Ivoire ont été des fautes. Il ne s’agit donc pas d’une nouvelle ère. Simplement, ces questions prennent aujourd’hui un tour particulier et une acuité plus grande, en raison d’une prise de conscience également plus aiguë des obligations qui accompagnent l’emploi de la force légitime, obligations dont les médias et le droit augmentent par ailleurs la visibilité. Il s’agit bien là des thèmes abordés dans ce deuxième numéro intitulé « Mutations et invariants ». En exposant dans leurs aspects humains, individuels et collectifs, ces problématiques actuelles, par des articles écrits à parts égales par des militaires et des acteurs engagés de la société civile, il contribuera, je l’espère, à ouvrir et approfondir la réflexion sur ces sujets qui appartiennent au débat public.