N°5 | Mutations et invariants – III

Ewa Drozda-Senkowska  François Ric  Dominique Muller

Groupe et décisions collectives

Dans cet article, nous présentons les résultats des principales recherches consacrées aux groupes et à la prise de décisions collectives. Cette présentation ne prétend être ni représentative de l’ensemble des travaux, ni exhaustive. Elle résulte d’un choix guidé par le souci de présenter des idées (approches ou théories) qui ont donné lieu à des tests empiriques (à caractère expérimental ou quasi-expérimental dans la grande majorité des cas) et qui, de ce fait, peuvent faire objet de falsification. Les approches d’inspiration psychanalytique ou systémique, indépendamment de leur intérêt, ne seront donc pas évoquées.

Définition et fonctions du groupe

En général, on utilise le terme de « groupe » pour désigner l’ensemble des personnes qui se trouvent en un même lieu au même moment (par exemple, ils attendent un bus, forment une queue), partagent une ou plusieurs caractéristiques1 ou interagissent entre elles (s’attendent à le faire ou l’ont déjà fait) afin de réaliser un objectif commun et, de ce fait, se trouvent en relation d’interdépendance, se perçoivent et/ou sont perçues comme appartenant au même groupe.

Ces trois critères : « proximité », « similitude », « interdépendance », ne sont pas exclusifs. Toutefois, les travaux sur la perception du groupe montrent que l’interdépendance entre les personnes constitue l’élément principal qui amène les gens à percevoir un ensemble de personnes comme formant un groupe. Leurs résultats vont dans le sens de l’idée soutenue par Kurt Lewin il y a déjà soixante ans, selon laquelle le groupe est plus que la simple somme des individus qui le composent :

« Il est de nos jours largement reconnu qu’un groupe est plus que, ou plus exactement, différent de la somme de ses membres. Il a sa propre structure et des relations propres avec d’autres groupes. L’essence du groupe n’est pas la similarité ou la dissimilarité de ses membres, mais leur interdépendance. Chaque groupe peut être caractérisé comme une « totalité dynamique » ; ceci signifie qu’un changement dans l’état d’une de ses sous-parties change l’état de n’importe quelle autre sous-partie. » (traduction de Visscher, 2001, pp. 34-35).

Ce sont ces définitions et approches, dites « dynamiques » du groupe, que nous retiendrons ici. Toutefois, en mettant l’accent davantage sur les processus qui sont à l’œuvre au sein du groupe (dit « processus intra-groupe »), cette approche demande à être élargie afin d’y intégrer pleinement l’idée déjà présente dans la définition de Lewin selon laquelle le groupe n’est pas une unité isolée. En effet, chaque groupe fait (ou peut faire) l’objet de comparaison avec d’autres groupes, se situe dans un réseau relationnel plus ou moins étendu. La question des relations entre les groupes et, en particulier, des conséquences de ces relations, a surtout été étudiée dans le cadre de l’approche dite « intergroupe » ou « identitaire ». Dans cette approche, le groupe est appréhendé en tant que résultat d’une catégorisation sociale, c’est-à-dire d’un processus mental qui permet de classer (« mettre ensemble ») les personnes qui partagent une ou plusieurs caractéristiques ou que nous percevons en tant que telles (cf. critère de similitude). Il s’avère que cette catégorisation sociale est rarement neutre car une fois établie, elle est envisagée par l’individu en termes de ses propres appartenances (« j’en fais partie » versus « je n’en fais pas partie »). De ce fait, elle conduit à une différentiation évaluative entre « mon » groupe d’appartenance (« endo-groupe ») et le groupe auquel je n’appartiens pas (« exo-groupe »). Cette différentiation évaluative, qui a pour fonction principale d’assurer une identité sociale positive aux membres du groupe, s’exprime par le favoritisme à l’égard de l’endo-groupe au détriment d’exo-groupes.

Ainsi, tout en nous centrant sur les processus intra-groupes, nous adopterons une approche dite « intégrative » du groupe qui permet d’appréhender les différentes fonctions du groupe en mettant en avant les besoins de comparaisons intra et intergroupes.

Pourquoi se joint-on aux groupes ?

Une réponse simple à cette question consiste à dire que les groupes permettent de satisfaire un certain nombre de besoins importants. Cette idée est fondée sur le principe d’échange social qui implique un partage des coûts et des bénéfices aussi bien matériels que psychologiques. En général, les gens acceptent l’interdépendance à l’égard des autres à condition que les bénéfices qu’ils en tirent dominent sur les coûts. D’une façon générale, mise à part la survie, les groupes ont pour fonction : a) d’assurer et/ou maintenir l’identité sociale positive ; b) de permettre les comparaisons et validations sociales ; c) de contribuer à l’efficacité et à la productivité ; d) de fournir du support social.

Puisque chaque individu dispose de multiples groupes/catégories d’appartenance, il est sous-entendu que lorsque les groupes ne satisfont pas ces besoins, l’individu peut déployer différentes stratégies. Lorsque c’est possible, il peut quitter le groupe. Lorsque ce n’est pas le cas, il peut dénier son appartenance. Mais il peut aussi y rester et fournir des efforts afin de rehausser l’image ou l’efficacité de son groupe. Ce phénomène explique pourquoi la durée de vie des groupes et l’identification aux groupes sont variables.

Parmi ces fonctions du groupe, assurer et/ou maintenir l’identité sociale positive et permettre les comparaisons et validations sociales sont particulièrement importantes pour comprendre de nombreux aspects du fonctionnement en groupe notamment dans des situations d’exception, incertaines ou extrêmes. À leur origine se trouvent les processus de comparaison sociale intra et intergroupes.

Rôle des comparaisons intra et intergroupes

Sur un plan général, les comparaisons intra et intergroupes ont pour fonction de satisfaire le besoin d’auto-évaluation précise et positive ainsi que le besoin d’identité sociale positive.

Besoin d’auto-évaluation précise : comparaisons intra-groupe

Selon la théorie de la comparaison sociale de Léon Festinger, chacun cherche à évaluer aussi précisément que possible ses aptitudes (capacités et/ou compétences) et l’exactitude ou la justesse de ses opinions. Lorsque, à cet effet, nous ne disposons pas de mesures « objectives », nous évaluons nos opinions et nos aptitudes en les comparant avec celles d’autrui. Par exemple, les résultats de nombreuses expériences sur l’affiliation montrent que, confrontés à une situation inhabituelle, d’anxiété ou tout simplement d’incertitude quant aux sentiments éprouvés ou aux comportements à adopter, les gens cherchent la présence des autres afin de se comparer à eux.

Certains auteurs suggèrent que, d’une façon générale, l’individu cherche à valider ses opinions ou expériences individuelles afin de les transformer en un système de connaissances plus ou moins stable et fiable. Leur validation implique leur partage et donc la comparaison avec les autres. Les situations exceptionnelles, qui se caractérisent par leur rareté et, de ce fait, par l’absence de schémas éprouvés, sont donc particulièrement concernées par le besoin de comparaison sociale ainsi que par ses conséquences.

Toutefois, puisque nous cherchons une évaluation précise, n’importe quel autrui ne devient pas notre « cible » de comparaison. Selon Festinger, on se compare à ceux dont les opinions et aptitudes sont proches des nôtres. L’idée sous-jacente à ce postulat est qu’une évaluation est plus précise (apporte le maximum d’informations adéquates) lorsque les différences entre soi et les autres sont faibles que lorsqu’elles sont importantes. Pour cette raison, le besoin d’une évaluation précise peut conduire à modifier ses aptitudes et opinions afin de les rapprocher de celles des personnes auxquelles on se compare. Autrement dit, pour réduire la dissemblance entre soi et les autres, on chercherait ou bien à devenir semblable aux autres (atteindre ou dépasser leur niveau) ou bien à les rendre plus semblables à soi (améliorer leur niveau ou rabaisser le sien). Il est donc possible qu’en cherchant à réduire la dissemblance entre soi et les autres (cibles de comparaison), on fasse moins que ce dont on est capable.

D’après Festinger, c’est la distance qui sépare sa propre position de la position la plus fréquente (modale) au sein du groupe qui pousse à changer ses opinions et/ou aptitudes en les rapprochant de celles des autres ou à faire changer les opinions et aptitudes des autres en les rapprochant des siennes. De plus, tout facteur qui rend le besoin d’évaluation de ses opinions et/ou de ses aptitudes encore plus important (dont les situations de menace et d’incertitude) contribue à renforcer l’appréciation négative de la dissemblance par rapport au groupe auquel on se compare, en exerçant une « pression à l’uniformité ». Et tout facteur qui rend un groupe de comparaison plus attrayant (par exemple socialement valorisant) et, de ce fait, rend saillant le rapport entre son opinion et/ou aptitude et le groupe (cible), augmente la pression à l’uniformité.

Sur ce plan, la théorie de la comparaison sociale apporte un élément pertinent pour comprendre aussi bien la formation du groupe que son fonctionnement. En effet, elle nous dit que le besoin d’auto-évaluation conduit à s’associer aux autres, à se joindre aux groupes. Mais elle dit aussi que la satisfaction de ce besoin conduit à nous associer à ceux qui nous ressemblent. Une fois formés ou une fois intégrés, ces groupes deviennent des « référents sociaux » importants. De ce fait, ils conduisent leurs membres à réduire les dissemblances. En exerçant une pression à l’uniformité, les groupes deviennent de plus en plus homogènes. Ce processus est particulièrement important pour comprendre pourquoi la pression à l’uniformité caractérise chaque groupe et pourquoi les groupes en tendant à l’homogénéité ne profitent pas toujours de la richesse qu’apporte la diversité d’opinions, d’approches ou de compétences de leurs membres.

Même si ces processus sont, selon Festinger, généraux et s’appliquent aussi bien aux opinions qu’aux aptitudes, les aptitudes ont leurs spécificités. Tout d’abord, les contraintes non sociales (liées par exemple à la constitution physique) peuvent rendre impossible le changement de certaines aptitudes. Ce problème ne se pose pas pour les opinions qui se prêtent davantage au changement. Par ailleurs, dans notre culture, il est socialement valorisant de faire toujours mieux et toujours plus que les autres. Cette valeur sociale qui incite à la compétition va dans le sens opposé de ce qu’implique au sein du groupe la recherche d’une évaluation précise. Au lieu de chercher à réduire les dissemblances, on chercherait à les maintenir, voire à les accentuer. Ainsi, puisque dans un groupe, chacun ne peut pas être légèrement meilleur que tous les autres, ce que Festinger appelle « l’équilibre social » n’est jamais atteint en ce qui concerne les aptitudes. Cette spécificité des aptitudes explique pourquoi, dans certains cas, le groupe peut conduire ses membres à se dépasser et à améliorer leurs performances. Toutefois, elle invite aussi à ne pas confondre le potentiel du groupe qui résulte de (ou qu’on attribue à) la diversité des opinions et celui qui résulte de la diversité d’aptitudes.

Des recherches récentes montrent que la dynamique de la comparaison sociale, en particulier en ce qui concerne les opinions, varie en fonction du type de problème qu’on doit résoudre. Par exemple, la comparaison à des autres différents est recherchée lorsqu’on croit qu’une solution « correcte » existe et qu’on n’est pas certain de l’avoir trouvée. L’évaluation des préférences conduit à la comparaison avec d’autres plutôt semblables. En revanche, l’évaluation des attentes conduit à la comparaison avec d’autres ayant le statut plus élevé, mais néanmoins partageant les mêmes valeurs fondamentales. Finalement, l’évaluation des prédictions conduit à la comparaison avec d’autres ayant déjà une expérience dans le domaine concerné. Sur un plan général, ces travaux soulignent l’importance que peut revêtir du point de vue de l’efficacité collective l’adéquation entre la composition du groupe et le type de tâche qu’il doit résoudre.

Besoin de rehausser l’estime de soi et besoin d’identité
sociale positive : comparaisons intra et intergroupes

La comparaison sociale permet, nous l’avons vu, de parvenir à une évaluation assez précise de nos opinions et/ou aptitudes. Mais ce n’est pas tout. Elle permet également de satisfaire le besoin d’évaluation positive de soi, de rehausser l’estime de soi. En effet, lorsque le choix de la cible de comparaison est possible, afin d’avoir l’impression qu’on réussit assez bien dans un domaine important pour l’image de soi, il est plus intéressant de se comparer à ceux qui sont moins bien lotis (comparaison descendante, « vers le bas ») que de se comparer à ceux qui le sont mieux (comparaison ascendante, « vers le haut »). Le groupe permet de satisfaire ce besoin d’auto-évaluation positive car on trouve très souvent quelqu’un qui est, à nos yeux, meilleur, mais également quelqu’un qui est moins bon que nous.

Le besoin de maintenir et/ou de rehausser l’estime de soi peut être satisfait également par le biais des appartenances aux groupes et catégories sociales à condition qu’ils soient socialement valorisants et pas trop « envahissants ». En effet, l’individu ne se perçoit pas seulement en termes de ses appartenances sociales. Il se voit et veut se voir comme quelqu’un d’unique et cherche une solution optimale entre ses ressemblances et ses différences avec les autres. La satisfaction d’appartenir aux groupes et l’engagement dans l’action collective y sont liés. Ce phénomène explique pourquoi l’appartenance durable à un groupe et, en particulier, lorsque ce groupe est isolé et/ou exposé à l’environnement extrême, peut conduire à des crises identitaires ainsi qu’à un affaiblissement de son attrait.

La théorie de l’identité sociale de Henri Tajfel et John Turner a inspiré un nombre impressionnant de recherches dont notamment celles concernant la tendance à favoriser « les siens » (biais de favoritisme endo-groupe). Il s’avère que cette tendance se renforce dans les situations de menace extrême qui rendent saillante l’idée de la mort (cf. attentats terroristes, grandes catastrophes, accidents, mais aussi tout rappel de notre mortalité). Comme le montrent certains travaux, l’actualisation de cette menace, en affaiblissant l’estime de soi, se solde par le recours « aux siens », le favoritisme à leur égard et souvent par le rejet des autres.

Parmi les différentes dimensions des comparaisons sociales intra et intergroupes pertinentes à la fois pour l’estime de soi et pour l’identité sociale positive, se trouve la perception de la justice distributive et procédurale. La première renvoie à l’équité. En général, les gens s’attendent à recevoir un traitement (matériel, psychologique) proportionnel à leurs contributions. Tout comme ils s’attendent à ce que leurs groupes/catégories d’appartenance le reçoivent également. Le constat d’un écart entre ce à quoi on pense avoir droit et ce qu’on reçoit conduit à un sentiment de « privation relative ». Celui-ci peut se manifester au niveau individuel lorsqu’un membre d’un groupe considère que sa position par rapport aux autres membres ne correspond pas à ses contributions. Elle peut aussi se manifester au niveau collectif lorsque les membres d’un groupe considèrent que la reconnaissance de leur groupe n’est pas adéquate par rapport à ses contributions. Les deux types de privation relative (individuelle et sociale) conduisent à des revendications, mais si la première s’accompagne d’un désengagement dans le travail collectif (moins d’efforts, moins de temps sont consacrés au groupe), la seconde peut se transformer en action collective ayant pour objectif de rétablir la justice sociale.

La justice procédurale conditionne la confiance dans le groupe et, en particulier, dans des autorités ou instances décisionnelles. Comme l’ont montré les résultats de nombreuses recherches, les individus acceptent et adhèrent aux décisions prises par le groupe (les autorités ou instances), même lorsque celles-ci leur sont défavorables, s’ils croient en la « valeur du groupe ». Autrement dit, s’ils pensent avoir affaire à des personnes honnêtes, intègres et compétentes. Cependant, la confiance sociale n’est jamais totalement gagnée. Elle dépend, entre autres, des informations concernant la manière dont les groupes ont procédé pour aboutir à cette décision.

Les perceptions de justice procédurale et distributive illustrent l’importance des évaluations au sein du groupe, mais aussi entre les groupes. En particulier, la perception de justice distributive souligne le poids de la reconnaissance et des récompenses (matérielles ou symboliques) aussi bien au sein du groupe qu’au sein des sociétés. Elle s’accentue dans les situations où les groupes sont amenés à fournir des efforts considérables et/ou dans les situations difficiles. Elle explique aussi pourquoi les situations à caractère difficile, défavorable, voire humiliantes, peuvent renforcer ou créer un lien social. En effet, le partage du même sort, l’action entreprise pour l’améliorer, ou leur souvenir, rehaussent la cohésion sociale. En général, cette dernière est définie en termes d’un attachement émotionnel positif entre les membres d’un groupe et s’exprime par des appréciations positives des autres membres, la fierté d’appartenir au groupe, l’investissement dans les activités du groupe et l’envie d’y rester. L’interdépendance forte dans la réalisation des tâches la renforce, comme le font les relations d’adversité ou de compétition avec un autre groupe. La cohésion sociale présente un certain nombre d’avantages. Par exemple, elle contribue à la satisfaction (au moral du groupe), réduit l’anxiété, augmente le nombre d’échanges positifs et la confiance accordée aux autres membres du groupe. Toutefois, elle peut aussi conduire à un accroissement de l’hostilité à l’égard des individus « étrangers » au groupe et/ou à l’égard des autres groupes ainsi qu’à une faible tolérance à l’égard des membres « dissidents », à une confiance exagérée en la capacité du groupe à résoudre certains problèmes ou à mener certaines actions. D’une façon générale, elle renforce la pression à l’uniformité. Ainsi, les résultats des recherches concernant les effets de la cohésion sociale sur les performances collectives sont variables, tantôt positifs tantôt négatifs. L’hypothèse avancée afin d’expliquer cette incohérence renvoie au fait que la cohésion en tant que telle n’agirait pas directement sur les performances mais sur la conformité aux normes du groupe. Si les normes groupales valorisent le travail, l’ouverture, l’échange ou encore la prise de risque, et si la réussite aux tâches auxquelles le groupe est confronté requiert de se conformer à ces normes, la cohésion améliore les performances.

Sans que nous l’ayons fait systématiquement, il est évident que les recherches sur les processus de comparaison interindividuelle et intergroupe comportent de nombreuses indications extrêmement utiles aux leaders. Comprendre l’importance des comparaisons interindividuelles et intergroupes, leurs conséquences sur le fonctionnement des groupes, permet de comprendre à quels besoins psychologiques des membres du groupe il faut répondre et pourquoi.

Décisions collectives

Dans quelles conditions et pourquoi les groupes analysent mieux les problèmes qu’il faut résoudre, leur trouvent de meilleures solutions que les individus, sont des questions à l’origine des recherches sur la prise de décision collective. Dans l’ensemble, la réponse à cette question consiste à dire que tout dépend de la tâche, du potentiel du groupe, de sa productivité, de la valeur accordée au consensus et de la manière dont ses membres échangent l’information. Ainsi, nous commencerons cette partie par la classification des tâches.

Tâches collectives

Cinq dimensions sont habituellement utilisées afin de distinguer différents types de tâches collectives2. Les trois premières concernent la performance collective qui peut dépendre de : a) la division des activités entre les membres du groupe et leur coordination (tâches divisibles) ou non (tâches unitaires) ; b) la possibilité de compenser les faibles performances de certains membres du groupe par les performances fortes des autres (tâches compensatoires) ou non (tâches additives) ; c) la performance du membre le plus compétent (tâches disjonctives) ou du membre le moins compétent (tâches conjonctives). Les deux dernières dimensions concernent le critère d’évaluation qui peut mettre en avant : d) la qualité (cf. intellective task) ou la quantité, voire la rapidité (cf. maximizing task) de la performance collective ; e) la possibilité de la comparer à la solution correcte (cf. criterion task) ou non (cf. judgemental task).

Productivité du groupe

La productivité du groupe est analysée en comparant sa productivité réelle à sa productivité potentielle. Cette dernière dépend du type de tâche collective et des caractéristiques de ses membres. Par exemple, dans le cas de tâches additives, elle correspond à la somme des performances individuelles des membres du groupe et dépend principalement de la taille de celui-ci. Dans le cas de tâches disjonctives, elle correspond aux compétences ou à l’habileté du membre le plus compétent et dépend principalement de la composition du groupe.

La productivité réelle du groupe renvoie à la manière dont celui-ci fonctionne et exploite son potentiel. Lorsque sa performance à une tâche est supérieure à la performance espérée à partir des caractéristiques de ses membres, on parle de bénéfice du groupe, lorsqu’elle lui est inférieure, on parle de coût du groupe. Ainsi, la performance réelle (Pr) du groupe est égale à sa performance potentielle (Pp) moins le coût de groupe (Cgr) plus son bénéfice (Bgr) : Pr = Pp-Cgr  Bgr.

Ce principe simple sert notamment à comparer la performance individuelle à la performance collective. Par exemple, on a pu montrer que, en général, dans des tâches disjonctives, 14 % d’individus travaillant seuls et 60 % de groupes (composés de 5 personnes) trouvent la solution correcte. Souvent utilisé pour illustrer la supériorité du groupe dans ce type de tâche, ce résultat est cependant très proche de l’estimation de la productivité potentielle du groupe (Pp), c’est-à-dire ici de la probabilité que le groupe trouve la solution correcte. Comme l’indique la formule ci-dessous, celle-ci renvoie à la probabilité qu’un de ses membres la trouve (pind) et à la taille du groupe (l’exposant « t ») : Pp = 1- (1-pind)t. Si on l’applique à des groupes composés de cinq personnes, dont la productivité réelle est égale à 60 %, on découvre que leur productivité potentielle est égale à 59 %. Résoudre ce type de problème en groupe n’apporte donc aucun bénéfice notable. En effet, il est fort probable que, dans ce cas, la présence des autres à la fois motive et inhibe la performance individuelle dont dépend la performance collective.

En général, on obtient le même résultat dans des tâches additives. Lorsqu’on compare la productivité potentielle du groupe en additionnant les performances auxquelles ses membres arrivent habituellement en travaillant seuls, on découvre que plus la taille du groupe est grande, plus la productivité réelle du groupe diminue et s’écarte de sa productivité potentielle (cf. effet Ringelman). À l’origine de cet écart se trouve souvent la difficulté de la coordination et la « paresse sociale » qui décrivent la tendance à réduire l’effort individuel lorsque celui-ci n’est pas clairement identifiable3.

Schèmes décisionnels

Si les récentes synthèses montrent que la productivité du groupe en ce qui concerne la prise de décision dépend avant tout de la capacité du groupe à évaluer les conséquences négatives de ses décisions, elles insistent aussi sur l’importance des schèmes décisionnels. Ces derniers décrivent les processus par lesquels les membres d’un groupe combinent leurs informations afin de choisir une option. En général, ces modèles prennent en compte la taille du groupe et la distribution des préférences/performances initiales des membres du groupe. En ce qui concerne les petits groupes confrontés à des tâches ayant ou non une solution correcte, on distingue habituellement les schèmes décisionnels suivants :

la vérité l’emporte : la solution correcte est adoptée par le groupe si un membre la propose,

la vérité soutenue l’emporte : la solution correcte est adoptée si au moins deux membres du groupe la proposent,

l’équiprobabilité : chaque solution proposée a une chance égale d’être adoptée par un groupe à condition qu’un membre la propose,

la proportionnalité : la probabilité que le groupe opte pour une solution est égale à la proportion des membres qui la soutiennent.

Les résultats des recherches montrent que les schèmes décisionnels dépendent des caractéristiques de la solution. Lorsque celle-ci est intuitivement très convaincante et persuasive, le choix du groupe correspond au schème « la vérité l’emporte ». Lorsqu’elle est moins convaincante, mais néanmoins persuasive, il correspond à « la vérité soutenue l’emporte ». En revanche, lorsque la solution est particulièrement difficile à trouver, c’est le schème « l’équiprobabilité » qui prédit le mieux le choix du groupe. Et lorsque celle-ci semble discutable, le schème « la proportionnalité » le prédit le mieux.

Les recherches sur les biais cognitifs dans le traitement de l’information et leur extra-ordinaire persistance ont conduit à ajouter deux schèmes décisionnels supplémentaires, analogues aux schèmes de « la vérité » :

le biais l’emporte : la solution biaisée (erronée) est adoptée si un membre du groupe la propose,

le biais soutenu l’emporte : la solution biaisée (erronée) est adoptée si au moins deux membres du groupe la proposent.

En effet, la solution biaisée tout comme la solution correcte peuvent paraître intuitivement très convaincante et/ou très persuasive. Dans le cas de tâches dont la résolution implique différentes heuristiques, les schèmes qui prédisent le mieux le choix du groupe sont « le biais soutenu l’emporte » et « la proportionnalité », mais pas « la vérité ». Autrement dit, le groupe ne réduit ni n’atténue les biais. Au contraire, il les maintient ou les renforce.

Les schèmes décisionnels ont leurs limites. Ces schèmes concernent des problèmes décisionnels relativement simples, c’est-à-dire au nombre d’options limité, et ne prennent pas en compte la dynamique du groupe en partant du principe que les membres du groupe sont interchangeables et ont des rapports sociaux symétriques. Il n’empêche qu’ils constituent un outil précieux de comparaison des décisions individuelles et collectives et, surtout, ils illustrent l’importance que le choix du mode de délibération peut avoir sur la décision elle-même. En effet, savoir sur quelle décision le groupe s’est mis d’accord ne permet pas de savoir comment il y est parvenu. Avant d’aborder cette question, il est nécessaire de s’arrêter rapidement sur le consensus.

Valeur du consensus

Comme on le remarque de plus en plus souvent, dans les sociétés modernes où la tradition a perdu son ascendant et où la science voit s’effriter son autorité, le consensus est devenu plus qu’une pratique de discussion servant à remédier aux dissensions et conflits, une véritable instance de validation. Pourtant, le consensus ne se fait pas toujours sur la solution correcte ou la position la plus juste. Il n’empêche que lorsque les gens ne disposent que de lui, il joue le rôle de la vérité.

En général, la valeur accordée au consensus découle du principe d’indépendance et/ou du principe de pluralité « éclairée ». Une convergence des jugements formés par des individus travaillant indépendamment les uns des autres a un plus grand pouvoir persuasif qu’un consensus qui reflète une convergence des jugements formés par des individus (ou en groupe) interdépendants.

Selon le second principe fondé sur la croyance dans les bienfaits d’un réel débat lors duquel les membres d’un groupe prennent connaissance des faits, échangent des points de vue différents, comparent des arguments opposés sans que rien ni personne ne gêne la transmission et la discussion des informations, la valeur du consensus dépend de la qualité de l’échange.

Discussion du groupe et polarisation collective

La discussion de groupe, comme tout échange, expose les gens à des influences réciproques qu’elles soient de nature informationnelle ou normative. Par exemple, lorsqu’elle se déroule sous pression temporelle, la discussion est centrée sur les membres dominants, c’est-à-dire ceux ayant un désir élevé d’influencer, de contrôler et de prendre en charge les autres, sur les membres de haut statut ou encore sur les « grands parleurs ». Toutefois, le résultat le plus spectaculaire indique que la discussion n’a pas toujours un effet modérateur. Autrement dit, contrairement à ce qu’on peut penser, la discussion de groupe ne conduit pas ses membres à chercher un compromis afin d’éviter le conflit. Sous certaines conditions, elle accentue (renforce) leurs positions initiales et/ou les conduit à adopter une position plus extrême. Ce phénomène, dit de « polarisation collective », a été d’abord observé dans des études sur la prise de risque (cf. risky shift). Leurs résultats montrent que les options choisies par le groupe suite à une discussion sont plus risquées que les options choisies précédemment par les membres de ce groupe lorsqu’ils choisissaient individuellement. Généralisée à d’autres domaines, l’étude de cette tendance a permis de préciser que la polarisation collective se manifeste aussi bien dans des tâches qui n’ont pas de solution correcte (judgemental task) que dans celles où une solution correcte existe (criterion task) mais n’est pas évidente. Par ailleurs, on a pu montrer qu’elle se manifeste surtout lorsqu’il existe une divergence des positions entre les membres du groupe et lorsque cette divergence peut s’exprimer (les normes du groupe et le leadership encouragent leur expression. Les explications générales de la polarisation, y compris du risky shift, renvoient aux processus de comparaisons sociales et à la théorie des arguments persuasifs.

Selon la première, deux cas sont possibles en fonction du statut de l’individu dans le groupe. Lorsqu’il cherche à s’intégrer dans un groupe, il tente de repérer la position typique (norme) du groupe afin de s’y conformer. Lorsqu’il cherche à se distinguer dans un groupe tout en maintenant son appartenance, il peut tenter d’être meilleur dans sa conformité et prend ainsi des positions légèrement plus extrêmes que la norme du groupe. Lorsque chacun dans un groupe le fait, la position du groupe devient plus extrême.

Selon la seconde, en cherchant à rehausser leur image de soi, notamment par le biais de leur appartenance sociale, les membres qui s’identifient au groupe cherchent aussi à le différencier positivement des autres groupes. Pour ce faire, ils adoptent des positions qui leur paraissent encore plus conformes aux positions socialement valorisantes et poussent le groupe dans ce sens. Puisque chacun le fait, la position du groupe est plus extrême que les positions initiales de ses membres. Ainsi, si dans un contexte donné, le risque est socialement valorisé, les groupes qui prennent des positions risquées sont plus valorisants pour leurs membres que les groupes optant pour des positions prudentes.

La troisième explication renvoie directement au déroulement de la discussion et aux arguments échangés. En les analysant, on a pu montrer que les gens sont surtout attentifs aux arguments qui vont dans le sens de leur position initiale et, parmi eux, aux arguments auxquels ils n’ont pas pensé eux-mêmes4. Ceci explique pourquoi la polarisation va vers la norme ou la valeur dominante comme le risque. Ces recherches ont notamment donné lieu aux travaux sur le partage d’informations au sein du groupe lors de la discussion. Leurs résultats montrent que la discussion est dominée par des informations connues de tous et permettent de comprendre pourquoi elle conduit dans la grande majorité des cas à un renforcement des positions initiales et non pas à leur changement radical.

En ce qui concerne plus particulièrement la prise de risque, s’ajoute à ces trois explications, celle qui renvoie à la diffusion de la responsabilité. Partager les conséquences d’une mauvaise décision en étant « caché » derrière le groupe peut conduire les individus à une prise de risque plus importante.

Pensée de groupe (groupthink)

L’analyse des décisions prises par des groupes dont les conséquences ont été (ou pouvaient être) négatives est particulièrement importante pour notre propos car elle comporte des informations sur les conditions et les symptômes des mauvaises décisions collectives. Janis l’avait observé à partir de comptes rendus de séances de travail de groupes d’experts. Selon lui les principaux symptômes associés de la mauvaise qualité des décisions collectives sont les suivants : l’illusion d’invulnérabilité ; l’illusion d’unanimité ; le favoritisme à l’égard du groupe ; la faible recherche de nouvelles informations ; le partage incomplet d’informations disponibles ; la croyance en la moralité du groupe ; la pression sur les membres dissidents.

D’après lui, ces symptômes apparaîtraient en particulier lorsque les groupes travaillent de façon isolée, sous la pression du temps et du stress, lorsqu’ils cherchent à assurer leur cohésion et/ou à préserver leur unité, et lorsqu’ils sont conduits par un leader autoritaire et/ou directif.

Autrement dit, ces conditions particulières conduiraient les membres du groupe à une analyse défectueuse et incomplète des informations. Les résultats des tentatives ayant pour objectif de reproduire ce phénomène auprès de groupes « communs » n’ayant pas le haut statut du groupe d’experts ont permis de repérer ses limites. En manipulant les différentes conditions d’apparition des symptômes de la pensée de groupe, ces recherches ont remis en cause le rôle de la cohésion du groupe. Par exemple, on a pu montrer que, dans des conditions de forte menace, les groupes cohésifs aboutissent à des décisions d’une moindre qualité que les groupes non-cohésifs, alors que l’inverse se produit dans des conditions de faible menace.

La récente analyse des travaux sur les mauvaises décisions collectives suggère que l’identification au groupe, la saillance des normes et l’auto-efficacité seraient plus pertinentes à prendre en compte que la cohésion du groupe ou le leadership directif afin d’expliquer et prédire la plupart des symptômes repérés par Janis. Ses conclusions sont parfaitement cohérentes avec les résultats de l’ensemble des travaux sur la prise de décision collective que nous avons mentionnés ici.

Conclusion

Cette revue des recherches concernant les groupes et les décisions collectives avait pour objectif de présenter des faits empiriquement attestés. Ces derniers indiquent souvent en quoi et pourquoi le travail en groupe est moins efficace qu’on ne l’imagine ou qu’on ne le souhaiterait. Allant souvent à l’encontre de nos croyances dans les bénéfices du travail en groupe, ils peuvent s’avérer très utiles à tous ceux qui doivent le gérer ou l’organiser, même si parfois ils « fâchent » ou incommodent.

Il est évident qu’indépendamment de son efficacité, le groupe constitue une forme d’organisation sociale incontournable. Sur le plan psychologique, il permet de satisfaire des besoins aussi fondamentaux que valider ses opinions, évaluer ses aptitudes, construire et/ou maintenir l’identité sociale positive. La question essentielle ne consiste donc ni à se demander comment se passer des groupes ni comment les glorifier, mais comment faire ressortir et/ou utiliser au mieux leur potentiel. Pour cette raison, nous avons beaucoup insisté sur des processus psychologiques fondamentaux, tels que les comparaisons intra et inter groupes, intervenant dans le fonctionnement des individus qui forment les groupes.

Ces connaissances nous paraissent utiles pour comprendre certains aspects de la prise de décision collective et, en particulier le fait que cette pratique, alors même qu’elle est de plus en plus répandue, s’avère loin de garantir le choix optimal ou le moins mauvais. En effet, les biais et les erreurs intervenant au niveau des décisions individuelles sont aussi présents, voire magnifiés dans les décisions de groupes. 

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