Quoi de plus antinomique en première approche que la guerre et les enfants ? D’un côté une violence extrême synonyme de mort et de destruction, de l’autre l’âge de l’innocence et l’espoir d’un avenir que chaque parent souhaite radieux. Pourtant, les liens sont nombreux et divers, depuis les jeux de l’enfance jusqu’à l’exploitation à des fins guerrières par des adultes peu scrupuleux.
C’est pourquoi Inflexions a choisi de s’intéresser à ce sujet qui revêt de multiples formes, dont la première est celle des souffrances qui jalonnent trop souvent le destin des enfants touchés par la guerre.
Avant tout victimes, des millions d’enfants sont en effet affectés par les conflits armés. Séparés de leurs familles, ils assistent malgré eux aux pires violences, subissent de graves blessures ou sont tués. Les enlèvements, les viols et l’exploitation de certains recrutés comme soldats font partie des atrocités qui accompagnent la plupart des guerres. Philippe Chapleau présente ainsi l’ampleur d’un phénomène qu’il est très difficile de combattre et de réparer, tandis que Wassim Nasr dresse un tableau édifiant de l’exploitation des enfants par l’État islamique dans une démarche d’asservissement des générations futures pour pérenniser son combat. Le colonel Mohammed Gartoum, psychiatre dans l’armée marocaine, qui a effectué une vingtaine de missions d’assistance humanitaire auprès de personnes déplacées ou réfugiées (Kosovo, Gaza, Mali, Jordanie…), explique l’enjeu que représente la lutte contre l’endoctrinement et l’enrôlement des jeunes déracinés par la guerre. Patrick Clervoy, au travers du récit de la vie du petit Saïd Ferdi, chahuté entre fln et armée française au cours de son enfance, montre pour sa part comment une forme de résignation et de détachement peut apparaître et orienter toute une vie. À rebours de bien des idées reçues, Françoise Ruzé nuance en revanche le mythe du rapport obsessionnel à la guerre dans les pratiques éducatives spartiates, largement construit par Plutarque, pour livrer une vision plus contextualisée et moins caricaturale sur laquelle les historiens convergent aujourd’hui.
Témoignant de leurs expériences respectives, deux généraux d’armée racontent ce qu’étaient les enfants de troupe. Par crainte que l’héritage de cette institution qui a accueilli des milliers d’enfants ne soit hâtivement associé aux horreurs de l’enrôlement militaire d’enfants, le général Elrick Irastorza s’attache à expliquer à quel point cette institution n’avait rien de commun avec cela. Son récit, comme celui du général Jean-René Bachelet évoquent avec beaucoup de vivacité et une certaine pudeur cette enfance qui a fait d’eux des hommes et de futurs grands chefs imprégnés d’humanité. Il est question d’acceptation, d’action et d’héritage. On est alors très loin du martyr des enfants-soldats, même si ce sont parfois des circonstances douloureuses – le général Bachelet n’a pas connu son père, mort dans la Résistance – qui les ont conduits là.
En écho au général Bachelet, des orphelins de guerre ont accepté de témoigner. Les propos de Catherine et de son frère Hubert, dont le père est mort dans un camp de prisonniers en Indochine, recueillis par Jean-Luc Cotard, illustrent les influences diverses que cette perte irremplaçable aura sur chacun d’eux : la volonté de savoir avec le plus de détails possible ou un intérêt fluctuant au gré de l’âge, une blessure lentement cicatrisée ou toujours ouverte… Le docteur Thierry Gineste, quant à lui, a reçu dans la cour d’honneur des Invalides, des mains du général Monclar, la croix de la Légion d’honneur de son père, lieutenant dans la Légion étrangère lui aussi tué en Indochine. Il n’avait que cinq ans ! Devenu psychiatre à l’âge adulte, il raconte avec beaucoup d’émotion sa douleur d’enfant, sa vie bouleversée et son deuil impossible. « Les malheurs de l’enfance demeurent à jamais des amputations de l’humanité sans salut possible », écrit-il. Malheureusement, cette épreuve est encore d’actualité et Nicolas Mingasson, auteur du bouleversant 1 929 jours qui raconte le deuil des familles des soldats tués lors des conflits les plus récents dans lesquels la France s’est engagée, livre ici les mots d’enfants qui vont désormais devoir vivre avec un parent disparu au combat. Sans être orphelin, Francis Boulouart raconte quant à lui l’influence qu’a eue sur sa vie le fait d’être né « de père inconnu », en fait d’un soldat allemand stationné en France pendant l’Occupation.
Un deuxième volet de l’analyse va nous conduire à chercher à comprendre le rôle que l’éducation, et plus généralement la transmission, joue dans la relation à la guerre.
En 1916, Édouard Petit, inspecteur général de l’Instruction publique, écrivait dans De l’école à la guerre qu’il semblait qu’avant la Première Guerre mondiale « l’école était gagnée par des doctrines béatement humanitaires, donnait dans un pacifisme amollissant et démoralisant. […] Qu’elle ne prêchait pas la haine, la férocité, la sauvagerie barbare [au point qu’] on en concluait volontiers qu’elle développait, parmi l’enfance et l’adolescence, des instincts de préservation égoïste. Ces hommes, ces femmes d’école croyaient à la justice, au progrès. Ils faisaient, à côté de la raison, place au sentiment. Ils fondaient des ligues de bonté ; donc, ils étaient dupes et préparaient les générations nouvelles à s’endormir dans une confiance qui les conduirait droit à la défaite et à la ruine », avant de conclure que c’est bien l’école qui a préparé les futurs soldats français à faire face avec détermination aux « hordes teutoniques ». Cette approche, au-delà de sa popularité à l’époque et de son anachronisme actuel, montre bien que l’école est un lieu où la guerre comme la paix peuvent se préparer.
Sur le sujet précis de l’école entre 1870 et 1939, Olivier Loubes atténue les propos d’Édouard Petit pour montrer que celle-ci n’a pas cherché à former des soldats épris de revanche, mais plutôt des citoyens conscients de leurs devoirs, dont le service militaire et la défense de la patrie étaient une partie intégrante. Cent ans plus tard, cette position est interrogée par les écrits contemporains d’enfants d’écoles primaires à qui l’on a demandé de dire ce qu’est la guerre. La grande leçon à tirer de cette expérience est certainement de mesurer que ces enfants n’ont de vision de la guerre que celle qu’on leur enseigne et qui peut interpeller. À aucun moment n’apparaît l’idée qu’elle peut être un mal nécessaire et les stéréotypes autour de la Grande Guerre tels que l’absurdité de ce combat sont omniprésents. S’il est probable que la réponse serait peut-être différente avec des adolescents, qui auraient plus intégré le tragique de l’Histoire, ce constat peut être jugé préoccupant à l’heure où le terrorisme frappe la France et où la résilience est un axe d’effort à développer affiché par les pouvoirs publics.
Approchant cette question sous un autre prisme, Yann Andruétan explore le poids de la transmission, consciente (éducation) ou inconsciente (hérédité), et s’interroge sur sa nécessité. Il encourage ainsi au « risque de la transmission » en soulignant les dangers liés à son absence. De son côté, Émilien Frey évoque le déterminisme, par exemple par le conditionnement culturel ou la pression sociale, et sa place dans l’émergence du futur chef.
Enfin, la relation qui peut exister entre les enfants et la guerre appelle à poser la question de la violence individuelle et collective, qui peut conduire à un renversement complet des valeurs.
Ainsi, alors que les dessins réalisés en déportation par le célèbre peintre et graveur figuratif franco-israélien Avigdor Arikha (1929-2010), tout comme ceux des écoliers de Montmartre pendant la Grande Guerre, rappellent la complexité que la réalité de la guerre revêt pour des enfants qui y sont confrontés, les sociétés humaines n’ont jamais hésité à associer l’enfant et la guerre à des fins partisanes. C’est ce que nous rappellent Jean-Clément Martin au travers de la vie du jeune Joseph Bara, dont il raconte l’instrumentalisation patriotique sous la IIIe République, et Michaël Bourlet par le biais des très populaires cartes postales de la Première Guerre mondiale, qui faisaient de l’image des enfants un outil de propagande.
Dans ce cadre, Aurélie Éon et Yann Andruétan s’interrogent sur l’utilité et les conséquences des jeux violents auxquels peuvent s’adonner des enfants pour qui la vie et la mort ne sont, dans ce contexte, que des enchaînements théoriques. Comme Frédérique Gignoux-Froment et Jokthan Guivarch, qui explorent l’exposition des enfants à la violence, ils montrent que plus que l’évitement de la violence quelle qu’en soit la forme, qui est finalement peu probable, c’est bien l’accompagnement de l’adulte et l’empathie qui protégeront l’enfant et lui permettront de grandir dans les meilleures conditions possibles.
Pour conclure ce numéro consacré à une problématique grave et chargée en émotions, Pierre-Henri Bertin apporte une note d’espoir en évoquant le scoutisme. D’un emploi initialement militaire lors de la guerre des Boers (1899-1902), le scoutisme montre que les outils de la guerre peuvent devenir auprès de la jeunesse les outils de la paix et du développement humain, moral et spirituel. Telle était d’ailleurs la volonté de Baden-Powell, fondateur du scoutisme, de « transformer ce qui était un art d’apprendre aux hommes à faire la guerre en un art d’apprendre aux jeunes à faire la paix ».
Le sujet des enfants et de la guerre comporte de multiples facettes, synonymes d’horreur pour les unes tandis que d’autres sont porteuses d’espoir. Dans ce numéro, Inflexions a tenté d’appréhender certaines d’entre elles pour en montrer la complexité.